Couverture de la brochure pour le « cérémonie des oscars » à Berne (voir texte).
Notre dossier sur les « sans-papiers » accueille aujourd’hui la contribution d’Anne-Catherine Menétrey-Savary, écrivaine engagée et figure majeure de la gauche romande au cours du dernier demi-siècle. À l’origine de la Plateforme nationale pour les « sans-papiers », elle nous offre un regard historique sur la mobilisation politique en faveur des personnes sans statut légal à l’échelon national, là où l’indifférence vis-à-vis de leur situation est la plus notoire.
On se souvient qu’au début des années 2000, nombreux furent les travailleurs étrangers qui perdirent d’un coup leur statut de saisonnier. Certes, il n’était guère enviable. Ils n’avaient droit à quasi rien : pas de famille, des baraquements insalubres pour logement, pas d’autorisation de séjour durable. Au moins savaient-ils qu’après quatre fois neuf mois en Suisse, ils pouvaient prétendre à un permis B, perspective totalement illusoire aujourd’hui. Parmi eux, les Yougoslaves, bousculés par la guerre qui avait déchiré leurs pays, sont soudainement devenus des « sans-papiers » serbes, croates, bosniaques, albanais ou kosovars, menacés de renvoi dans un pays ravagé, ou requérants d’asile sans grande chance de succès. Cette situation explique pourquoi les Albanais du Kosovo jouèrent un rôle de premier plan dans le combat pour la régularisation des « sans-papiers ».
Réfugiés d’avril à fin juillet 2001 dans les locaux de l’Eglise de Bellevaux à Lausanne, une dizaine d’entre eux allumèrent la mèche d’une résistance qui brûla de Lausanne à Fribourg, de Neuchâtel à Berne ou Zurich. Leur combat fut finalement victorieux (« vous saurez, m’avait avertie Claude Ruey, conseiller d’Etat vaudois, en parlant de l’un d’eux, que jamais je ne lui accorderai un permis ! ». « Si vous le lui refusez, vous mettrez le canton vent debout », avais-je répliqué. Ils eurent tous leur permis), ce qui fit sortir de l’ombre la foule des travailleurs sans statut légal, Portugais, Italiens, Kurdes, de même qu’une cohorte d’Equatoriens et de Boliviens, dont beaucoup de femmes passées jusque-là totalement inaperçues. La population découvrit avec effarement, et même avec émotion, que le pays comptait entre cent cinquante et trois cent mille sans-papiers. Ça fit du bruit ! En décembre 2001, une méga-manifestation rassembla à Berne plus de 10’000 personnes pour réclamer une régularisation. Une pluie d’interventions parlementaires submergea la conseillère fédérale Ruth Metzler. La montée en puissance du mouvement fit souffler un vent d’optimisme : la prise de conscience était irréversible ! En effet, l’équation était simple : étant donné qu’il était politiquement et économiquement impensable d’organiser des vols-charters pour renvoyer tous les clandestins dans leur pays d’origine, et tout aussi inenvisageable, humainement et moralement, de faire semblant de n’avoir rien vu et de les laisser hypocritement sombrer à nouveau dans le gouffre de l’invisibilité, il s’imposait logiquement de trouver des solutions pour régulariser ces situations.
Or, lors du débat urgent que nous avions réussi à imposer au Conseil national en ce même mois de décembre 2001, la majorité bourgeoise du Conseil national refusa tout en bloc : pas un permis, pas une ébauche de procédure de régularisation, même pas l’organisation d’une table ronde pour chercher des solutions ne nous furent concédés. Toute cette mobilisation pour en arriver là, à cette démonstration d’indifférence, à cette affirmation tranquille du « pouvoir discrétionnaire » (selon les termes du Conseil fédéral) de l’Etat sur le sort des « sans-papiers » : c’était insupportable ! Les élus de ce pays ne veulent même pas d’une table ronde ? Qu’à cela ne tienne : nous allons l’organiser nous-mêmes, décidèrent quelques élus, écœurés mais intrépides ! En novembre 2002, après quelques contacts exploratoires, notre plateforme convoqua de façon péremptoire autorités fédérales et cantonales, offices responsables, syndicats, fédérations des Eglises protestante et catholique, Commission fédérale des étrangers, organisations de soutien aux « sans-papiers » dans une des plus grandes salles de réunion du Palais fédéral. Comme il était prévisible, une bonne dizaine de « sans-papiers » se présentèrent à la porte du palais. Il fallut leur faire traverser les barricades que des policiers en tenue de combat avaient dressées, comme si on craignait une menace terroriste, et les faire accompagner par un huissier jusqu’à la salle où de nombreux invités les attendaient.
Au cours de cette première table ronde et de celles qui suivirent, les discussions furent plus constructives qu’au parlement. Un partenariat avec la Commission fédérale des étrangers pour l’établissement et l’examen de dossiers de régularisation fut mis en place. Des rencontres centrées sur des thèmes tels que l’accès à la santé, la formation scolaire et professionnelle des enfants de clandestins, l’autorisation de se marier malgré l’absence de statut légal eurent des résultats prometteurs. La Plateforme eut dès lors le sentiment de bénéficier d’une sorte de bienveillance institutionnelle. Les informations échangées entre les « sans-papiers » ou leurs représentants et les autorités permirent de mettre en évidence les réalités du terrain, souvent inconnues d’elles, et de diffuser les informations sur les directives officielles, inconnues d’eux, souvent appliquées de manière aléatoire par les autorités cantonales. C’est même avec un sentiment de joyeuse impunité que fut organisée à Berne, à grand bruit médiatique, une « cérémonie des oscars » au cours de laquelle une vingtaine de sans-papiers venus de toute la Suisse se virent décerner un prix, remis par le maire de la ville, pour avoir osé sortir de l’ombre et réclamer en plein jour la reconnaissance de leurs droits de travailleurs.
Quand j’évoque cette période, je mesure à la fois la force de notre détermination et notre sous-estimation de la résistance du système. On avançait sans voir que les quelques progrès accomplis se heurtaient presque aussitôt à de nouvelles entraves administratives ou législatives. On prétendait régulariser des employés « au gris » au moment même où l’élaboration de la loi sur le travail au noir excluait définitivement cette possibilité. On établissait la liste des critères pour un permis, alors que les révisions des lois sur l’asile et les étrangers anéantissaient presque tout espoir de ce genre. Chaque pas en avant était contré par quatre pas en arrière. Symboliquement, cette chute d’espoir fut accompagnée par une baisse du niveau hiérarchique de nos interlocuteurs : après les conseiller-ères fédéraux-ales, après les chef-fes de service, nous n’eûmes plus affaire qu’à des représentants de deuxième rang !
Aujourd’hui, la situation semble plus chaotique que jamais. Elle est rendue plus complexe par la présence, parmi les invisibles et les laissés-pour-compte, d’un grand nombre de requérants d’asile déboutés que les travailleurs sans statut légal regardent parfois de travers. Surtout, le Parlement fédéral multiplie les coups de boutoir contre les droits chèrement acquis, qu’il s’agisse de santé, de formation professionnelle ou de reconnaissance d’une situation de détresse. Les clandestins sont des illégaux : ils n’ont droit à rien sinon « rentrer à la maison », comme aimait à le claironner Christoph Blocher. Va-t-on vers une navrante régression ? Je constate aussi que d’autres voix s’élèvent, dont celle d’un Conseiller d’Etat genevois, promoteur de l’opération Papyrus, comme celle du Conseil municipal de Zurich qui offre à ses « sans-papiers » une carte d’identité ayant valeur de droits. La première motion déposée à Berne en faveur d’une régularisation date des années 90 ; la plus récente de 2015 ; la prochaine sera peut-être celle annoncée dans la NZZ par un conseiller national UDC (oui, il en existe au moins un qui s’indigne des conditions de vie inacceptables des « sans-papiers »). Tout sera encore une fois recommencé, dans des conditions probablement plus difficiles, mais avec la même combativité, la même patience et le même courage. Chaque fois qu’on perd espoir, quelqu’un se lève pour se dresser une fois de plus contre l’injustice faite à tant d’hommes et de femmes qui travaillent dans l’ombre pour assurer notre prospérité et notre bien-être.
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