Photo prise lors de la première soirée d’information pour les « sans-papiers » tenue à propos de l’opération Papyrus, le 28 février 2017 (soit une semaine après l’annonce publique du projet), au Palladium à Genève.
© Eric Roset, CCSI
Nous clôturons aujourd’hui notre dossier sur une note d’espoir pour les « sans-papiers » : l’opération Papyrus. Marianne Halle a participé aux travaux du groupe d’experts qui a élaboré durant six ans, dans le plus grand secret, ce projet pilote de régularisation des « sans-papiers » à Genève. Elle nous en parle.
L’opération Papyrus est un projet pilote d’une durée de deux ans, lancé conjointement par les autorités cantonales genevoises et fédérales en février 2017, dont le but est de régulariser le statut de séjour d’un nombre relativement élevé de personnes vivant et travaillant à Genève depuis de nombreuses années. Ces personnes et leur famille doivent remplir des critères stricts mais objectifs (relatifs à la durée du séjour, à l’emploi, à l’indépendance financière, à l’intégration et au respect de l’ordre public), et être en mesure d’apporter tous les documents nécessaires à l’appui de leur demande. Chaque requête fait ensuite l’objet d’un examen individuel de la part des autorités migratoires cantonales et fédérales, et débouche (si les critères sont remplis) sur un permis B d’une validité d’une à deux années1.
Afin de limiter les potentiels effets négatifs liés à la régularisation d’un nombre relativement élevé de personnes en un temps court, l’opération est assortie de mesures d’accompagnement. Ces mesures concernent essentiellement le marché du travail (contrôles accrus dans le secteur de l’économie domestique, notamment), ainsi que l’intégration des personnes régularisées (cours de langue pour les personnes concernées par le processus de régularisation et bourse à l’emploi). Les associations, dont le Centre de Contact Suisses-Immigrés (CCSI), ont joué un rôle important dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette opération.
Un moyen de sortir de l’impasse
L’opération Papyrus est née d’une mobilisation de longue date : celle des personnes sans statut légal2 elles-mêmes, et des associations et syndicats qui les défendent. La politique migratoire dite « des deux cercles » (à savoir la libre circulation des personnes au sein de l’espace européen et une politique d’entrée très restrictive pour le reste du monde) pousse un nombre important de personnes dans la clandestinité. Dès le début des années 2000, ces dernières ont dénoncé l’hypocrisie d’un modèle qui consiste à tolérer leur séjour et à bénéficier de ce que leur travail apporte à la société locale, tout en les maintenant dans une zone de non-droit ad aeternam3. C’est dans ce contexte qu’a été déposée la première demande de régularisation collective à Genève, en 20034.
En 20105, un rapport sur les sans-papiers en Suisse dressait un sombre tableau, dont les grandes lignes restent valables aujourd’hui : plus de 100’000 personnes, parfois de deuxième voire de troisième génération, vivent en Suisse, y sont intégrées, y scolarisent leurs enfants et y travaillent. Leur situation semble bloquée dans une impasse : exploitation au travail ; accès limité à la sécurité sociale, à la formation professionnelle et aux soins de santé ; problématiques liées au logement et précarité importante ; et enfin perspectives de régularisation toujours très restreintes et inégales selon les cantons. En effet, les permis pour « cas de rigueur » (seule manière de sortir de la clandestinité en tant que personne migrante issue d’un pays tiers) sont accordés au compte-goutte : les refus de régularisation sont fréquents, même pour des personnes qui travaillent, sont bien intégrées et vivent depuis de nombreuses années en Suisse. De plus, les procédures sont longues et marquées par l’incertitude – les éléments examinés par les autorités sont certes listés, mais pas leur pondération. Même pour les associations comme le CCSI, il est dès lors difficile de renseigner les personnes qui s’adressent à elles sur leurs chances de succès. Et les conséquences en cas de refus sont évidemment désastreuses : désormais connues des autorités, les personnes doivent quitter le territoire ou risquer d’être expulsées à tout moment.
Face à ces constats et suite à une nouvelle Assemblée générale des sans-papiers en 2010, les associations et syndicats membres du Collectif de soutien aux sans-papiers ont relancé la demande de régularisation collective restée en suspens quelques années auparavant. C’est alors que les autorités genevoises ont décidé de tenter une approche nouvelle : elles ont mis sur pied un groupe d’experts, composé de hauts fonctionnaires et de représentant·e·s des associations de défense des personnes migrantes (le CCSI y siégeait aux côtés du Centre social protestant, du Collectif de soutien aux sans-papiers et du Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs). Ce groupe a travaillé dans le plus grand secret pendant six ans, pour dessiner les contours et réfléchir à toutes les conséquences possibles d’une opération de régularisation pragmatique et novatrice. L’opération Papyrus est le résultat de ces travaux.
Des enjeux importants
Le premier enjeu majeur de cette opération est un enjeu de reconnaissance. Sur le plan symbolique d’abord, elle permet de réaffirmer que cette population sans statut légal existe, et qu’elle mérite d’être considérée. Sur le plan politique ensuite, elle permet de reconnaître enfin officiellement que les politiques migratoires actuelles ne sont pas à même de répondre à la présence sur le territoire (souvent sur une durée longue) de dizaines de milliers de personnes sans statut légal. Qu’il s’agit d’une problématique collective et non individuelle, et que la solution ne peut être que politique et non technique.
Le second est un enjeu économique. Les sans-papiers concerné·e·s par cette opération6 travaillent le plus souvent au noir ou « au gris »7, dans des secteurs peu réglementés (bâtiment mis à part). Parmi ces secteurs, celui de l’économie domestique occupe une place de choix. En effet, près de 75% des sans-papiers à Genève sont des femmes, et 90% d’entre elles travaillent dans l’économie domestique8 : ménage, mais aussi garde d’enfants, de personnes âgées, malades ou dépendantes. Les emplois dans ce secteur – occupés en grande partie par des femmes migrantes sans statut légal – sont marqués par l’absence de protection sociale, les bas salaires et les mauvaises conditions de travail.
Les associations et syndicats ont toujours soutenu qu’il serait impossible d’assainir ce secteur et d’en améliorer durablement les conditions de travail par une approche uniquement coercitive. Il est difficile d’agir sur un secteur dont on ne sait que peu de choses. Or pour que les employées sans-papiers de l’économie domestique osent parler de leur situation9 (et ne soient pas immédiatement remplacées par d’autres employées sans statut encore plus précaires), il était nécessaire de leur donner les moyens de défendre leurs droits. Pour cela, il fallait leur accorder un permis de séjour. L’opération Papyrus, qui prévoit la régularisation des conditions de travail parallèlement à celles du séjour, permet de sortir progressivement ce secteur de l’ombre et contribue à faire enfin du travail dans l’économie domestique un travail comme un autre, soumis aux mêmes obligations et donnant accès aux mêmes droits que les autres emplois.
Le troisième est un enjeu sociétal global : celui de ne pas laisser un nombre important de personnes dans les marges sur des durées longues. Il n’est pas sain pour une quelconque collectivité de laisser croître des « poches » dans lesquelles se développe une société parallèle échappant à toute règle. Les personnes sans statut légal évoluent dans une zone de non-droit qui les rend vulnérables à de multiples abus (de la part d’employeurs, mais aussi de logeurs malhonnêtes, de prêteurs usuriers, voire de prédateurs criminels), et les maintient dans la précarité. Que ce soit dans le domaine de la santé publique, du social, du logement, de la sécurité, de l’éducation ou encore du marché du travail, l’opération Papyrus permet de prendre enfin compte de cette population dans l’élaboration des politiques publiques10.
Quels enseignements peut-on en tirer à ce stade ?
En tant que projet pilote, l’opération Papyrus suscite la curiosité et l’intérêt. L’évaluation officielle ne pourra se faire qu’après la fin 2018, mais le déroulement de l’opération jusqu’à présent permet déjà de faire quelques constats. Le premier est que, contrairement à ce que prétendaient les autorités fédérales jusqu’à présent, il est possible de mettre sur pied une opération de régularisation à relativement large échelle sans que cela ne vire à la catastrophe. De fait, les craintes exprimées au lancement de l’opération se sont révélées infondées : il n’y a pas eu d’effet « appel d’air »11 ni de recours massif à l’aide sociale après l’obtention du permis, alors que plus d’un millier de personnes ont déjà été régularisées12.
Sur le marché du travail, tout un secteur est en voie d’assainissement, avec des conséquences à long terme : les affiliations à Chèque-service – une structure qui effectue les démarches liées aux assurances sociales pour les employeurs dans l’économie domestique – ont fait un bond de 36 %13, générant ainsi un gain pérenne non négligeable pour les assurances sociales.
Sur le plan de la politique migratoire, l’approche pragmatique qui guide cette opération instaure également une série de bonnes pratiques : la procédure, élaborée en étroite concertation avec les associations de terrain, est simple, rapide, et basée sur des critères objectifs. L’élimination de l’arbitraire entraîne une amélioration pour toutes les parties concernées : sécurité juridique pour les personnes qui se lancent dans la démarche (l’issue de la procédure est connue au moment du dépôt), traitement plus fluide des dossiers pour les autorités migratoires.
Papyrus, et après ?
Il est encore trop tôt pour esquisser les suites que cette expérience pilote genevoise pourrait avoir sur le plan national. Le bilan intermédiaire était de l’avis général très positif14, et rien n’indique que le bilan final s’écarte de ce constat. De là à pouvoir dire avec certitude comment les autorités fédérales décideront d’aborder cette problématique à l’avenir, il y a un monde. Notre espoir est évidemment que les acquis de ce projet ne se perdent pas dans les méandres de la politique bernoise, et qu’ils puissent à terme bénéficier aux sans-papiers dans toutes les régions de Suisse.
Mais l’opération Papyrus, même si elle venait à être reconduite et pérennisée, ne règle pas tout. La politique migratoire demeure très restrictive au niveau fédéral et tout porte à croire que cette tendance n’est pas près de s’inverser. De nombreuses personnes ne peuvent ainsi toujours pas espérer (sauf exceptions) sortir de la clandestinité, malgré leur long séjour et une bonne intégration en Suisse. C’est par exemple le cas des personnes qui ont déposé une demande d’asile à leur arrivée en Suisse, avant de « disparaître » rapidement des radars du système et de vivre en situation irrégulière pendant des années. Ou des personnes dont le séjour a connu des interruptions que le SEM considère comme trop longues. Ou encore des personnes dont la situation financière est vue comme très précaire (le risque qu’elles émergent à l’aide sociale étant jugé trop important).
Le marché du travail helvétique aura longtemps encore besoin d’une main-d’œuvre prête à occuper des emplois peu qualifiés. Tant que la Suisse n’acceptera pas le principe « un travail = un permis », les personnes sans statut légal continueront d’être exploitées en raison de l’impossibilité de sortir de la clandestinité et de défendre leurs droits. La route vers une politique migratoire plus humaine promet d’être longue, mais l’opération Papyrus a le mérite d’éclairer désormais le chemin.
Références :
1. Pour plus d’informations sur les critères et la procédure à suivre : https://www.ge.ch/dossier/operation-papyrus
2. Dans cet article, nous parlerons de personnes sans statut légal, ou de sans-papiers, terme plus connu du public. Le terme « sans-papiers » est toutefois ambigu, dans la mesure où il est aussi parfois utilisé pour décrire les personnes qui demeurent sur le territoire après l’échec de leur demande d’asile, ou dont le statut ne peut être déterminé en raison de l’absence de tout document d’identité. Dans cet article, conformément à la pratique genevoise habituelle, « sans-papiers » désigne les personnes qui ont des papiers d’identité, mais vivent et travaillent en Suisse sans autorisation de séjour et sans avoir jamais déposé une demande d’asile.
3. Le slogan « Stop à l’hypocrisie » avait d’ailleurs été choisi pour marquer les dix ans du mouvement des sans-papiers. Informations et documents sur la campagne : http://sanspapiers-bewegung.ch/
4. Les dossiers déposés dans le cadre de cette demande ont été réunis par le syndicat SIT, lors de permanences mises sur pied dès le début des années 2000 pour les travailleurs·euses sans statut légal. Ces permanences existent aujourd’hui encore.
5. L’étude, réalisée sur mandat de la Commission fédérale pour les questions de migration (CFM), est disponible ici (https://www.ekm.admin.ch/dam/data/ekm/dokumentation/materialien/mat_sanspap_f.pdf). La partie quantitative de l’étude a été actualisée en 2015, sur demande du Conseil fédéral (https://www.sem.admin.ch/dam/data/sem/internationales/illegale-migration/sans_papiers/ber-sanspapiers-2015-f.pdf).
6. Seules les personnes qui travaillent et qui ne relèvent pas du domaine de l’asile peuvent déposer une demande dans le cadre de l’opération Papyrus.
7. Par travail « au gris », on entend un emploi déclaré aux assurances sociales et dont les conditions sont conformes aux normes légales en vigueur (contrat-type, usages, etc.), mais qui est exercé par une personne dépourvue de titre de séjour.
8. Ces chiffres sont tirés des données croisées des associations et syndicats actifs auprès des personnes sans statut légal à Genève. A noter que la proportion d’hommes et de femmes peut varier selon les cantons, en fonction notamment du marché du travail local.
9. Sans cela, ces emplois exercés dans des foyers privés demeurent difficiles à répertorier à contrôler.
10. La dernière partie de la phrase est reprise du discours prononcé par le Conseiller d’État Thierry Apothéloz lors du symposium « Vivre sans papiers : parcours, emploi et santé » tenu à l’université de Genève le 6 novembre 2018.
11. Par « appel d’air », on entend l’arrivée rapide et en nombre d’une nouvelle population sans statut légal, incitée à venir par l’espoir de bénéficier d’une régularisation similaire, ou simplement pour occuper les emplois délaissés par les personnes régularisées.
12. À mi-parcours, le bilan faisait état de 1093 personnes régularisées. Des centaines de dossiers sont encore en cours de traitement et de nouvelles demandes sont encore déposées chaque semaine.
13. Selon les chiffres présentés lors de la conférence de presse du Département de la sécurité et de l’économie le 20 février 2018 : https://www.ge.ch/document/operation-papyrus-mi-parcours-dispositif-qui-fonctionne
14. Voir à ce sujet la conférence de presse de mi-parcours, en février 2018, en suivant le lien à la note 13.
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