Jet d'ancre sur Le 26 juin 2016

« Merci patron! », le film-événement français

0
0
« Merci patron! », le film-événement français

Cinéma Auditorium Arditi-Wilsdorf Genève © Photo Victor Santos Rodriguez

François Ruffin et Mille et une Productions avaient tablé initialement sur une subvention du Centre national du cinéma et de l’image animée (Paris). Au lieu des 80 000 euros espérés, ils n’ont rien reçu de l’instance dirigée par la socialiste Frédérique Bredin… Les lecteur(-trice)s et l’équipe du bimestriel amiénois Fakir1 ont intégralement financé Merci patron!, qui a coûté, tout compris, 160 000 euros, trois fois moins qu’un documentaire «classique». Le film socialement engagé de François Ruffin est sorti dans certaines salles obscures romandes depuis le mercredi 22 juin. 

La première scène s’apparente à un de ces auto-reportages postés à foison sur la Toile. Dans sa salle de bain, François Ruffin justifie le choix des équipements: la baignoire-douche, le lavabo double vasque acheté sur Le bon coin, site de petites annonces gratuites. Il exhibe le séchoir à linge pliable Louis Vuitton Moët Hennessy. Quand il accroche ses effets sortis de la machine à laver, il pense à Bernard Arnault, le Président-directeur général du premier groupe mondial pour les produits de luxe2, qu’il «suit» depuis une décennie.

 

« Robin des bois » picard

L’inscription «I love Bernard» ne passe pas inaperçue sur son van Ford. Dans la plupart des nombreuses séquences dans lesquelles intervient le réalisateur, celui-ci porte un T-shirt ironiquement à l’effigie de «l’oligarque», qui liquide «restructure», délocalise à tour de bras. Ses salarié(-e)s, rémunéré(-e)s au SMIC3, il les considère, à l’instar de ses confrères du CAC 40, comme des variables d’ajustement, «jetables comme des kleenex», selon Marie-Hélène Bourlard, ex-déléguée du syndicat CGT dans l’usine ECCE. L’appellation «Entreprise de confection et de commercialisation européenne» indique à elle seule que sa sédentarisation ne saurait constituer une donnée immuable. Cette filiale, jadis implantée à Poix-du-Nord, près de Maubeuge, fabriquait des costumes pour Kenzo.

Jocelyne et Serge Klur, domiciliés à Forest-en-Cambrésis, figuraient dans la dernière charrette des 147 salarié(-e)s sacrifié(-e)s. Avec quatre euros par jour, pour le réveillon de Noël, ces malheureux, criblés de dettes, avaleront une tartine de fromage… Une grosse ardoise d’assurance non payée entraînera la saisie imminente de leur maison, que le chômeur préférerait incendier plutôt que de la céder à la banque. De connivence avec cette famille dans la détresse, le «Robin des Bois» picard imagine un stratagème plutôt ingénieux. Après sa tentative de barouf à l’Assemblée générale de LVMH, le 18 avril 2013 au Carrousel du Louvre, il obtint que Bernard Arnault, première fortune de France en 2015 (34,660 milliards d’euros) dépêchât un émissaire pour négocier. Ce membre du staff de Bernard Squarcini, le chargé de la sécurité au sein du trust, se déclare disposé à débloquer la somme exigée (35 000 euros), à la condition expresse que les Klur n’ébruitent pas l’affaire et que, surtout, Fakir ne la monte pas en épingles… Hallucinant!

Davantage que Le Canard enchaîné, Mediapart ou Jean-Luc Mélenchon, ce barbouze relativement avenant redoute un périodique militant… Il ignore qu’une caméra cachée filme les pourparlers. Magnanime, il propose même à Serge Klur un job dans un des Carrefour du secteur. Bernard Arnault est l’actionnaire majoritaire de cette chaîne de magasins. Le susnommé, qui s’était déclaré prêt à s’occuper des chevaux du potentat, décrochera un contrat de manutentionnaire à durée indéterminée à Landrecies.

 

Méthodes retorses

François Ruffin endosse le rôle de Jérémy Klur, le fils, en vue de la finalisation du deal. Il semble découvrir les tarifs des salons de coiffure pour une coupe et la teinte des cheveux…
Cette «fable», aussi burlesque que rocambolesque, s’achève dans la cocasserie. C’est Marc-Antoine Jamet, maire de Val-de-Reuil (Eure), proche de Laurent Fabius et secrétaire général du consortium, qui commet la bourde fatale du dévoilement. Chut !…

Projeté pour la première fois en public le vendredi 15 mai 2015, dans le cadre de la 34ème Foire éco-bio de Colmar (Haut-Rhin), le long-métrage de 84 minutes avait circulé dans des circuits parallèles avant sa sortie officielle, sur les écrans français, le mercredi 24 février 2016. François Ruffin a acquis en quelques semaines une célébrité dépassant largement les frontières de l’Hexagone. Il ne s’attendait nullement à un tel engouement. Ainsi, le 12 avril 2016, sa photo s’afficha à la une du New-York Times. Deux jours plus tard, le quotidien britannique The Guardian évoqua le film, mais en exposant le point de vue de la «cible». Le 16 avril dernier, l’initiateur du mouvement «Nuit Debout!» (contre la loi Travail de Myriam El Khomeri «et son monde», ajoute-t-il), eut les honneurs du talk-show On n’est pas couché (France 2). Sa joute, sur le plateau de Laurent Ruquier, avec Pierre Gattaz, le numéro un du Médef, valut à François Ruffin les applaudissements nourris de l’assistance. Un moment de télévision bien trop rare!

D’ores et déjà, plus de 500 000 personnes ont vu son brûlot, certes jubilatoire au premier degré, mais qui soulève quelques questions non anodines (la lutte des classes, mais aussi le sens à donner au sauvetage de deux miséreux, plus vernis que les autres, les criantes inégalités…). Dans cette «bataille pleine d’impuretés», le matois journaliste use de méthodes retorses pour abuser son interlocuteur. Mais quid des millions d’autres Klur, exploité(-e)s, puis privé(-e)s sans vergogne de leur faible gagne-pain par des capitalistes uniquement mus par le profit maximal?… Si le «cinéaste», auteur de onze livres4, se flatte de la comparaison avec l’Américain Michael Moore5, son documentaire se situe plutôt dans la lignée des Nouveaux chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, sorti en Suisse romande, le 29 février 2012.

 


Références:

1. Le numéro un fut publié en décembre 1999.

2. Cognac Hennessy, vodka Belvedere, articles de mode Berluti, Givenchy, Kenzo…, parfums Acqua di Parma, Christian Dior, Fendi, Guerlain…, horlogerie et joaillerie avec Chaumet, Hublot, TAG Heuer, distribution La Samaritaine, Sephora… Le consortium détient le record des filiales planquées dans des paradis fiscaux…

3. Les ouvrières du textile auraient du coudre pendant… 463 500 années pour engranger autant que le big boss en douze mois!…

4. Dont «Leur grande trouille: Journal intime de mes pulsions protectionnistes» (d’octobre 2011, réédité en avril 2013 chez Babel, 272 pages, 7,70 euros) et «Faut-il faire sauter Bruxelles?» (Fakir Éditions, 1er trimestre 2014, 132 pages, 7 €).

5. Palme d’Or à Cannes, le 23 mai 2004, pour «Fahrenheit 9/11».

 

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.