© pixabay/markusspiske
Alors que les pays européens s’apprêtaient à accueillir, de gré ou de force, des milliers de réfugiés, le récent retournement de situation laisse perplexe. Il est important de nuancer l’engouement porté à l’attitude des gouvernements dans un premier temps, et leurs discours de ces derniers jours. Tandis qu’auparavant, aucun effort n’était fait pour aider ces populations en détresse, ce volte-face tant attendu était porteur d’espoir, mais posait aussi bon nombre de questions. Que se passe-t-il pour les migrants des camps comme Calais ? Quelles mesures pour les migrants économiques ? Et maintenant, quelle politique sur le long terme ? Les différents sons de cloche au sein de la politique européenne se présentent comme une réponse instantanée à un problème qui s’est révélé de la plus horrible des manières aux yeux de tous, mais ne tiennent pas compte de la complexité de la question et de l’étendue de l’effort qu’il faudra fournir.
« Migrants », « réfugiés », de l’utilité d’une distinction
Beaucoup d’articles récents ont voulu différencier les personnes qui arrivent en Europe depuis plusieurs mois. La distinction entre migrant économique et réfugié – le premier choisissant de quitter son pays pour des motifs économiques, le second fuyant la guerre et la persécution – est utile comme outil d’analyse, et comme différence explicative lorsqu’on doit faire comprendre à l’extrême droite que non, 99% des réfugiés ne sont pas des hommes migrant pour des raisons économiques1. Elle sert aussi à rappeler la situation en Syrie, et permet d’appeler à des principes d’humanité dans une crise qui jusqu’ici en manquait cruellement.
Mais cette distinction ne devrait pas venir occulter le fait que la composition de la population venant en Europe se divise entre deux types de personnes. Et le principe d’humanité ne devrait pas s’appliquer de manière unilatérale, mais bien comme principe formateur d’une politique européenne élargie envers migrants économiques et réfugiés. À trop vouloir faire dans le détail, et vouloir focaliser le thème sur une population, on prend le risque de passer outre des personnes tout aussi vulnérables, et en besoin d’aide et de sécurité.
Réveil tardif
La photo d’Aylan Kurdi, le bébé syrien retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre dernier, a provoqué des réactions en chaîne, autant dans la société civile que dans l’arène politique2. L’Allemagne a pris les devants en matière d’accueil des réfugiés, mais aussi d’idéologie. Après que la Hongrie a brièvement lâché prise face à l’afflux de réfugiés sur ses terres, la chancelière allemande Angela Merkel a annoncé un plan à 6 milliards d’euros « dont la moitié pour soulager les Länder et les communes qui sont en première ligne »3 dans l’accueil des réfugiés. Le pays s’attend à accueillir environ 800’000 demandeurs d’asile cette année4, et s’était montré exemplaire, à l’image de son vice-chancelier Sigmar Gabriel qui avait annoncé mardi 8 septembre que l’Allemagne était parfaitement capable d’accueillir 500’000 personnes par an5. Qui n’a pas été ému de voir la foule en liesse à l’arrivée des réfugiés syriens en Allemagne ? Après de nombreux mois où la peur, le rejet et la passivité ont été les mots d’ordre face à cette crise, la situation s’est débloquée en quelques jours.
Les autres pays européens avaient presque immédiatement emboîté le pas de l’Allemagne, à l’instar de la France, dont le président annonçait lundi 7 septembre l’accueil de 24’000 nouveaux réfugiés6 ainsi qu’un millier de réfugiés syriens, irakiens et érythréens dans l’immédiat, jugés comme plus vulnérables, dans les villes volontaires. Même David Cameron, jusqu’à alors le plus frileux des dirigeants européens face à la question migratoire, a annoncé que le Royaume-Uni accueillerait 20’000 réfugiés sur cinq ans7.
Même si cela reste insuffisant face au nombre de personnes qui sont arrivées sur le territoire européen ces derniers mois (62% du total des migrants arrivés aux frontières va être réparti en Europe)8, la volonté et la prise de conscience européenne sont louables. Enfin, l’étaient.
Dimanche 13 septembre, l’Allemagne a choqué l’Europe en annonçant le rétablissement des contrôles à sa frontière avec l’Autriche, et l’arrêt du trafic ferroviaire entre les deux pays9. L’Autriche a suivi, et la Hongrie a fait de même, le lendemain, clôturant le dernier bout de sa frontière avec la Serbie10.
Hypocrisie ou réponse conjoncturelle?
L’évolution récente des événements laisse planer le doute. En effet, il pourrait s’agir seulement d’une mesure conjoncturelle de l’Allemagne afin de respirer un peu avant d’engager le vrai volume de réfugiés. Et même si les États membres de l’Union européenne ne sont pas parvenus à se mettre d’accord lundi 14 septembre11, l’insistance de la Commission sur la répartition des réfugiés laisse présager que cette politique sera mise en place, tôt ou tard.
Mais il ne suffit pas de s’arrêter là. En effet, les pays vont devoir mobiliser des ressources considérables afin de mener leurs projets d’accueil à terme. La France est déjà saturée au niveau des demandes d’asile : « Seulement un tiers des demandeurs d’asile ont accès à une place en centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA), comme le prévoit pourtant la loi »12, explique au journal Le Monde la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale. C’est aussi pour cela que la France accueille de manière sélective les populations jugées plus vulnérables, afin de donner la priorité à ceux dans le besoin et permettre une accélération du processus de demande d’asile. Paris a entrepris de mobiliser le plus d’acteurs possibles, et bon nombre de villes se sont déjà portées volontaires. Certaines figures de la société civile se sont également manifestées, comme le mouvement HLM13. La France s’appuie sur son passé de pays d’accueil de populations en détresse. L’Allemagne se positionne comme place forte européenne, tant sur le plan économique que social, et la population qui s’est montrée présente fait réagir le reste des personnalités politiques.
On ferme toutefois les yeux sur les problèmes de longue date. À Calais, la situation ne fait qu’empirer, comme le relevait le Guardian dans un entretien avec un Égyptien vivant à Calais, lequel déclarait : « ce doit être le pire endroit que j’ai jamais vu, ce n’est même pas convenable pour des animaux »14. L’Angleterre a déclaré qu’elle contribuerait à hauteur de 10 millions d’euros sur 2 ans au contrôle de la zone de Calais, comprenant notamment un nouveau poste de commandement pour coordonner les forces de police anglaises et françaises, mais aussi un plan humanitaire, alors que « malgré les aménagements réalisés par les pouvoirs publics sur le bidonville, (…) des associations ont décidé cet été de lancer leur propre opération humanitaire. »15 Les demandes d’asile ont certes augmenté à Calais ces derniers mois, mais comme le relève Libération, les migrants « ne changent pas d’avis parce que c’est plus dangereux. Ils attendent que ça se calme. »16 En effet, beaucoup de migrants demandent l’asile afin de pouvoir montrer quelque chose d’officiel lors des contrôles de police. Le but ultime à Calais reste l’Angleterre, et pour une mobilité économique, rien n’est fait.
À Paris, les autorités ont expulsé un camp de migrants17 et, malgré une initiative de la ville parisienne de convertir une école en un centre d’accueil pour les réfugiés, « rien n’est prévu pour les personnes qui ne souhaitent pas demander l’asile mais poursuivre leur route, la plupart vers la Grande-Bretagne »18, explique Amélie Petitdemange dans Le Monde.
Un problème de mots, un problème d’image
La terminologie utilisée dans le cas de Calais est humanitaire, à l’instar des camps de réfugiés au Liban, alors que l’accueil des nouveaux réfugiés se fera de manière encadrée, institutionnelle et dans des structures adaptées. Il ne s’agit pas, bien sûr, de déclarer que telle ou telle personne mérite plus qu’une autre, ou que les nouveaux réfugiés seraient obligés de se retrouver dans la même situation qu’à Calais, mais il faut noter qu’entre les migrants délaissés à Calais depuis des mois, et les réfugiés qui arrivent en Europe et à qui l’on propose hébergement et prise en charge de manière quasi immédiate, il y a une différence assez aberrante et hypocrite dans la réponse.
Peut-être cela est-il dû à un problème d’image ? La photo du bébé syrien mort sur la plage, la marée de réfugiés marchant vers l’Allemagne, ainsi que les nouvelles qui arrivent de Syrie, conjuguées avec une place de plus en plus forte du mot « réfugiés » dans les médias et la rhétorique politique associée avec la population venant de Syrie nous feraient-elles oublier que le problème se compose de plusieurs facteurs, et que les tragiques événements en Syrie n’en sont qu’une partie ? Le Soudan connaît par exemple un regain de tensions19 alors que l’ONU annonçait le chiffre de 340’000 personnes ayant quitté le pays l’année dernière20. L’Érythrée est elle toujours en proie à une dictature de fer, l’Éthiopie fait face à une guerre civile, et la situation en Libye reste désastreuse. Les passeurs font un marché lucratif sur les côtes libyennes, en Europe de l’Est, en Italie ou encore à Calais, avec des réseaux de drogue et de prostitution en plus des passages.
Bien sûr, il convient de relativiser le problème. Tout n’est pas noir. Mais la prise de conscience au niveau de la population n’est, à elle seule, pas conductrice d’une réelle politique d’accueil et d’intégration. Si les politiques ne reconnaissent pas la plus-value qui peut être apportée par des migrants économiques, et se bornent à accueillir seulement des réfugiés, de manière temporaire et limitée, alors le problème des morts en Méditerranée, des détentions en Grèce et du fardeau pour certains pays restera le même.
Dès lors qu’on met l’accent seulement sur les réfugiés, on oublie trop vite que les migrants économiques sont d’une nature différente. En effet, les réfugiés peuvent être considérés comme des résidents temporaires dans un pays d’accueil jusqu’à ce que la situation dans leur pays d’origine se soit stabilisée ou résolue. Les migrants économiques, pour leur part, ont une volonté de rester pendant une période de temps plus longue, voire définitivement. Et ceci, comme l’ont démontré plusieurs auteurs, est une réelle opportunité pour les pays qui les reçoivent. Il est important de souligner ce point afin de ne pas donner cours à des rhétoriques d’exclusion au motif d’un fardeau économique insoutenable. Et ces migrants sont en droit de recevoir le même accueil, et le même degré d’humanité que des réfugiés, du fait qu’ils sont humains eux aussi, et que « si les biens ne traversent pas les frontières, les gens le feront »21, comme l’affirme Tim Worstall dans Forbes.
Une réponse à long terme peine à être formulée
Le récent développement de la politique européenne laisse entrevoir des dissonances de plus en plus fortes, et porte à penser que l’engouement de la semaine précédente, n’était que purement conjoncturel. On voudrait bien sûr penser que ce n’est pas le cas, et que les récentes fermetures de frontières sont temporaires. Mais même au-delà de ceci, la réponse sur le long terme peine à être formulée, et une idéologie de la migration reste absente, pour ne pas dire qu’elle n’existe pas.
La crise européenne, et les réfugiés, sont en droit de recevoir une réponse appropriée, humaine et de long terme. Mais cela ne devrait pas venir seulement d’une volonté de défendre des principes de libre mouvement des personnes, d’une nécessité de répondre à des événements tragiques ou encore de l’indignation de l’opinion publique. Cela doit reposer sur le principe d’humanité divisé en deux parties : celui de la protection d’autrui dans une situation d’urgence, et celui de l’accueil en tant qu’être humain ayant droit aux mêmes avantages et conditions que n’importe quel autre.
1 Pauline Moullot, ‘Non Marine Le Pen, 99% des réfugiés ne sont pas des hommes, ni des migrants économiques,’ Libération, 8 Septembre 2015, http://www.liberation.fr/societe/2015/09/08/non-marine-le-pen-99-des-refugies-ne-sont-pas-des-hommes-ni-des-migrants-economiques_1378102
2 Libération, ‘La photo d’un enfant mort noyé devient le symbole du drame des migrants,’ Libération, 1er Septembre 2015, http://www.liberation.fr/monde/2015/09/01/flux-migratoires-la-hongrie-bloque-les-migrants-l-europe-divisee_1374061
3 Thibaut Madelin, ‘Accueil des réfugiés : Merkel lance un plan à 6 milliards,’ Les Echos, 7 Septembre 2015, http://www.lesechos.fr/monde/europe/021310384490-accueil-des-refugies-merkel-lance-un-plan-a-6-milliards-1153201.php
4 Le Figaro, ‘Réfugiés : L’Allemagne mettra les moyens,’ Le Figaro, 8 Septembre 2015, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/09/08/97001-20150908FILWWW00118-l-allemagne-mettra-ce-qu-il-faut-sur-la-table-pour-les-refugies.php
5 BBC, ‘Migrant Crisis : Germany ‘can take 500,000 asylum seekers a year,’ BBC, 8 Septembre 2015, http://www.bbc.com/news/world-europe-34185353
6 Jean-Pierre Stroobants, ‘La France accueillera 24,000 nouveaux réfugiés,’ Le Monde, 7 Septembre 2015, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/07/la-france-doit-accueillir-24-000-nouveaux-migrants_4747833_3214.html?xtmc=refugies&xtcr=27
7 Matthew Weaver, ‘Refugee Crisis : UK will resettle 20,000 Syrian refugees over five years – live,’ The Guardian, 7 Septembre 2015, http://www.theguardian.com/world/live/2015/sep/07/refugee-crisis-pushes-un-agencies-towards-bankcruptcy-live-updates
8 Jean-Pierre Stroobants, ‘La France accueillera 24,000 nouveaux réfugiés,’ Le Monde, 7 Septembre 2015, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/07/la-france-doit-accueillir-24-000-nouveaux-migrants_4747833_3214.html?xtmc=refugies&xtcr=27
9 Jean Pierre Stroobants, ‘L’Allemange rétablit le contrôle aux frontières et bouscule les règles de l’espace Schengen,’ Le Monde, 14 Septembre 2015, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/14/l-allemagne-retablit-le-controle-aux-frontieres-et-bouscule-les-regles-de-l-espace-schengen_4756003_3214.html
10 Jean Baptiste Chastand, ‘La Hongrie a fermé sa frontière,’ Le Monde, 15 Septembre 2015, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/09/15/migrants-la-hongrie-a-ferme-sa-frontiere_4757187_3214.html
11 AFP, ‘L’Union européenne échoue à s’entendre sur les réfugiés,’ Libération, 15 Septembre 2015, http://www.liberation.fr/monde/2015/09/15/l-union-europeenne-echoue-a-s-entendre-sur-les-refugies_1382688
12 Isabelle Rey-Lefebvre et Julia Pascual, ‘Comment la France se prépare à accueillir les réfugiés,’ Le Monde, 8 Septembre 2015, http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/09/08/mobilisation-pour-loger-24-000-refugies_4749008_3224.html
13 Ibid
14 « this has got to be the worst place I’ve ever seen – it’s not fit for animals » extrait tiré de Angelique Chrisafis, ‘At Night It’s Like a Horror Movie’ – inside Calais’ official Shantytown, The Guardian, 6 Avril 2015, http://www.theguardian.com/world/2015/apr/06/at-night-its-like-a-horror-movie-inside-calaiss-official-shanty-town
15 Clément Parot, ‘Migrants à Calais : Londres consacrera 10 millions d’euros sur 2 ans à leur prise en charge,’ France TV Info, 20 Août 2015, http://www.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/direct-migrants-bernard-cazeneuve-et-son-homologue-britannique-a-calais-pour-la-signature-d-un-accord_1048987.html
16 Sofia Fischer, ‘A Calais, l’asile ou la traversée,’ Libération, 17 Août 2015, http://www.liberation.fr/societe/2015/08/17/a-calais-l-asile-ou-la-traversee_1364980
17 http://www.leparisien.fr/paris-75/paris-75018/paris-les-migrants-du-square-de-la-chapelle-evacues-04-09-2015-5061929.php#xtref=https%3A%2F%2Fwww.google.com.mx%2F
18 Julien Duffé, ‘Paris : les migrants du square de la Chapelle évacués,’ Le Parisien, 4 Septembre 2015, http://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2015/08/17/la-ville-de-paris-organise-l-hebergement-des-migrants_4727847_1654200.html
19 BBC, ‘L’ONU avertit encore le Soudan du Sud,’ BBC, 5 Septembre 2015, http://www.bbc.com/afrique/region/2015/09/150905_south-sudan
20 ONU, ‘UN Officials appeal for urgent funding for relief operations in Sudan and South Sudan,’ UN News Centre, 25 Mars 2014, http://www.un.org/apps/news/story.asp?NewsID=47429#.Ve9ZOGRViko
21 Tim Worstall, ‘Europe’s Migration Crisis Isn’t About Poverty, It’s About Rising Wealth,’ Forbes, 5 Septembre 2015, http://www.forbes.com/sites/timworstall/2015/09/05/europes-migration-crisis-isnt-about-poverty-its-about-rising-wealth/
Laisser un commentaire
Soyez le premier à laisser un commentaire