International Le 1 septembre 2013

La Syrie, Carnet de voyage et réflexions (Pour la paix) – Partie 3

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La Syrie, Carnet de voyage et réflexions (Pour la paix) – Partie 3

3. Les prénoms de la guerre. Portraits.

Résumé de la fin de la partie précédente :

J’en reviens à notre séjour à Beyrouth… Nous sommes bombardés par des journaux télévisés montrant des images de conflits ou de manifestations dans le « monde arabe ». La guerre est partout, elle semble avoir transformé le visage des passants, leur vision de la vie. Chaque jour, on apprend que le conflit empire en Syrie, que des bombes ont explosé dans tel quartier de Damas, que le pain vient à manquer, que tel artiste a été emprisonné, tel journaliste assassiné… Aujourd’hui c’est le Père Paolo qui manque à l’appel, et demain cela continuera. Bref. Les nouvelles sont accablantes.

Alors je regarde mes amis et compagnons d’appartement à Beyrouth, l’histoire de ces derniers mois qui a passé sur leurs traits et qui hante chacune de leurs actions, chacune de leurs pensées. Il est tellement difficile d’accepter que son pays est quotidiennement soumis à une machinerie destructive, que les compatriotes sont tués ou abandonnés à leur triste sort, qu’on ne sait de quoi sera fait le lendemain, et que son propre chemin a été soudainement tronqué. Car il y a quelques mois encore, chacun vivait une vie « normale », avec des projets et des projections, des petits drames de la vie « normale », et des hauts et des bas tellement humains et acceptables. Mais aujourd’hui tout a changé. Une partie de leur être est brisée et fait alors silence, afin de supporter et vivre le présent. Parfois avec l’aide d’un coup d’amnésie ou, mieux encore, de rires ou de whisky !

C’est de certaines de ces personnes que j’aimerais parler, vous les présenter afin que vous puissiez mieux saisir ce que signifie cette guerre. Et je vous rassure, je ne vous parlerai pas des destins les plus tragiques : ceux-là, on n’y accède pas. Parce qu’ils sont dans un lieu où personne ne veut aller, un lieu qui semblerait être proche de l’enfer…

Domiz Refugee Camp in the Kurdish region of Northern Iraq © Life for Syria**

Le camp de réfu­giés de Domiz dans la région kurde du nord de l’Irak © Life for Syria**

Ainsi, vous rencontrerez Lina, Mayssa, Bassel, Mohammad et Fouad, et quelques autres personnages furtifs. Je les remercie d’avoir accepté d’être présentés à vous. Ils savent que leurs témoignages ou anecdotes peuvent aider à mieux saisir ce qui se passe…enfin, s’il est possible de réellement comprendre ce qui se passe en Syrie… Leurs brefs portraits sont évocateurs et nous amènent dans des détails, parfois triviaux, parfois tragiques, de vies quotidiennes affectées par la guerre syrienne.

Il y a dix ans, cinq ans, trois ans, chacune d’entre elles, chacun d’entre eux avait en face une vie « normale », des projets, des rêves, qu’ils souhaitaient construire et vivre. Du jour au lendemain, tout a changé. Le futur est inconnu et les projections sont presque impossibles. Rien n’est plus pareil. Alors il devient nécessaire et vital de vivre au temps présent, d’apprécier chaque moment positif, de puiser dans la force de l’amitié et de garder l’art de l’humour !


Lina

Nous rencontrons Lina le 20 juin. Elle habite, elle aussi, depuis quelques jours dans l’appartement où nous sommes – converti en auberge espagnole. Elle est arrivée à Beyrouth avec la carte d’identité de sa sœur qui lui ressemble beaucoup, afin de rencontrer des Syriens du mouvement rebelle qui se cachent au Liban.

Au début, Lina est méfiante ; c’est normal : elle ne nous connaît pas et ne sait pas de quel côté nous sommes. Elle doit veiller à sa sécurité. Elle a des expressions assez dures sur son visage malgré son jeune âge (elle est née en 1982) et elle laisse deviner une grande force. Celle de la lutte de terrain, de la défense d’idéaux et de l’impétuosité révolutionnaire. Elle nous explique que, depuis plusieurs mois, elle ne peut rentrer chez elle, auprès de ses parents, car elle est recherchée par les forces d’Al-Assad. En effet, elle aide clandestinement dans des hôpitaux, eux aussi clandestins, dans la région de la Ghouta, zone « libérée » contrôlée par l’Armée syrienne de libération. Pour s’y rendre, elle se voile et s’habille comme les femmes de la région afin de se fondre dans la masse et passer les check-points sans trop de problèmes. Là, Lina porte un autre nom, mais tout le monde la connaît (ce n’est que récemment qu’elle dévoile son vrai nom et qu’elle apparaît même sur Facebook). Tout son réseau d’amis est engagé dans la révolution, et la seule obsession est de faire tomber « le salaud ». Lina réussit à parler de temps en temps par téléphone avec sa mère, depuis des numéros cachés ; cette dernière la soutient dans sa lutte et la prie à chaque fois de ne pas mettre les pieds à la maison car « ils » l’attendent.

Lina dans notre QG

Lina dans notre QG

À Beyrouth, Lina sort tous les jours pour rencontrer des Syriens qui se battent pour la même cause. Elle a la conviction et l’entrain des jeunes combattants. De nombreux récits qu’elle partage avec nous rappellent les différentes révolutions en Amérique latine. Nous leur souhaitons pleine réussite dans ce rêve de liberté qui commence à coûter très cher ; cependant nous ne pouvons éviter de penser aux probables déceptions qu’elle et ses amis rencontreront plus tard…

La sœur de Lina lui fait savoir qu’elle doit faire des démarches administratives et qu’il lui faut la carte d’identité. Dans son réseau, Lina contacte un homme qui doit se rendre à Damas, et elle lui remet la carte de sa sœur. À partir de là, Lina est « sans papiers ».

Deux semaines après l’avoir rencontrée, nous apprenons qu’elle est retournée clandestinement dans son pays ; qu’elle loge discrètement dans l’appartement abandonné d’une amie du réseau, qu’elle a perdu des amis très chers et qu’elle s’apprête à retourner travailler dans la Ghouta. Mais elle n’y est pas retournée. Heureusement peut-être vu le massacre du 21 août (celui présumé aux armes chimiques; celui-là même qui est utilisé actuellement pour « justifier » une possible intervention des forces occidentales). Son ami et son frère sont en prison, sans compter les innombrables compagnons de lutte qui sont morts ou disparus ces derniers mois. Lina est toujours active, et elle publie régulièrement ses messages de rage, de lutte et d’espoir sur son profil Facebook. Il faudra du temps avant qu’elle ne puisse se promener librement dans les rues de son pays et que son rêve d’une Nation démocratique et sereine se réalise…


Mayssa, Bassel et Mohammad

Mayssa est palestinienne d’origine et elle a grandi en Syrie. Elle avait sa propre entreprise et travaillait notamment avec l’Egypte. Lorsque le premier « printemps égyptien » (si on peut l’appeler ainsi) a éclaté, les clients de ce pays se sont retirés et l’entreprise a fait faillite. Puis arriva le « printemps syrien » et, avec lui, la fermeture des bureaux de la coopération allemande où travaillait son mari, Bassel.

Bassel, lui, est tcherkesse (circassien, du Caucase), il a bientôt 50 ans et se demande s’il doit attendre que son pays se reconstruise, ou s’il doit tenter sa chance comme réfugié au Canada ou ailleurs. Et pourtant c’est un homme brillant, généreux, cultivé. Mon cœur se brise lorsqu’il avoue que cela fait très longtemps qu’il ne sait plus ce qu’est le bonheur. Son analyse de la « crise » syrienne est d’une clarté impressionnante, ainsi que les explications qu’il nous donne du Liban.

Le couple a vécu sur l’inconnu et sur ses économies jusqu’à les épuiser et, finalement, Bassel a trouvé un bon poste à Beyrouth, dans un domaine intéressant et en lien avec la Syrie : un programme pour la reconstruction de ce pays. Entre temps, l’appartement des parents de Mayssa a été bombardé et, heureusement, ils ont pu être évacués à l’aide du Croissant-Rouge. Aujourd’hui, ces deux retraités habitent dans l’appartement des parents de Bassel. Le papa de ce dernier, quant à lui, est décédé il y a trois ans (Bassel est soulagé de savoir que son papa n’est pas témoin de la destruction de sa deuxième patrie), et la maman, elle, est partie vivre à Amman, en Jordanie, mais n’est pas heureuse.

Mayssa et Bassel

Mayssa et Bassel

Mayssa débarque au Liban en suivant son mari, mais elle ne se sent ni à l’aise ni bienvenue. Elle ne trouve pas sa place, ni de travail. Et il faut dire que les Syriens sont de moins en moins bienvenus dans ce pays voisin… Mayssa passe ses journées à la maison, elle prépare à manger (c’est une excellente « cordon bleu » orientale !), attend son mari, écoute les nouvelles terribles du pays, apprend la mort de personnes proches, sombre dans la solitude et… dans la dépression. Et puis elle apprend que son frère et son beau-frère ont disparu… pendant deux mois et demi personne n’a de leurs nouvelles ; l’attente est insupportable. Ce qui ne fait qu’approfondir la crise intérieure.

Finalement, le frère et le beau-frère réapparaissent : ils avaient été kidnappés par l’armée de libération syrienne pour d’obscures raisons ; ils reviennent sains et saufs malgré les conditions de vie incommodes subies pendant ces longues semaines. Mayssa est soulagée. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Pendant notre présence, elle reçoit un appel de Damas : cette fois, le frère et le beau-frère ont été embarqués par l’armée du régime pour leur soutirer des informations sur les kidnappeurs rebelles… Une spirale infernale ! Au début, la famille a réussi à obtenir des informations sur leur état grâce à un contact. Mais après quelques jours, leur trace est perdue.

Heureusement, la vie de ce couple est non seulement égayée (et secouée) par les espiègleries de leur fille adolescente et de ses copains, mais aussi par la présence d’un grand ami qui les a rejoints de Syrie: Mohammad. Ce dernier travaillait au Centre Culturel Français (CCF) de Damas et avait sa petite routine agréable : lectures, apéro, travail intéressant, amis, entre autres. Comme pour tant de Syriens, du jour au lendemain, son lieu de travail a fermé, « jusqu’à nouvel ordre »… Heureusement, l’administration française a décidé de verser une indemnité à ses employés, ce qui garantit un socle et évite la dérive totale. Les mois passent, ainsi que les nuits damascènes rythmées par les obus et autres détonations belliqueuses. Le quartier où habitait Mohammad est détruit et il décide alors de retourner chez sa mère et sa tante, dans la chambre de son adolescence. Mais la vie en Syrie ne promet rien pour le moment, alors il préfère passer quelques mois à Beyrouth. Et c’est ainsi qu’il débarque dans cette ville qu’il connaît bien, dans l’appartement de Bassel et Mayssa. Les trois se retrouvent avec plaisir et, en « bons vieux amis », savourent les moments simples et la compagnie mutuelle, surtout lorsque les heures se font interminables et que les nouvelles à la TV n’entrouvrent aucune fenêtre lumineuse. Le train-train quotidien s’installe et l’amitié prend toute sa place. C’est comme une nouvelle famille qui se crée, un rempart de lumière et d’espérance au milieu de l’inconnu.

Aujourd’hui, les livres de la bibliothèque du CCF sont toujours en attente d’une main qui les retire des rayons morts (pour ceux qui s’en rappellent : Le rayon déchainé !) et d’un regard avide qui dévore les lignes qui les traversent… Ils attendent toujours leur bibliothécaire préféré, Nabil Ajan, qui est lui aussi à Beyrouth, loin de ses livres et si près de sa nostalgie.

Mohammad vit entre Damas et Beyrouth, entre de bons bouquins et l’organisation d’une vie quotidienne acceptable ; il pourrait écrire le scénario d’un excellent Coffee, Whisky & Cigarettes. En attendant, il traduit, lit et attend. Il rêve de voyages, de pays sans visas et de liberté.

Mohammad

Mohammad

Aujourd’hui, le frère et le beau-frère de Mayssa n’ont toujours pas réapparu ; elle continue à recevoir les nouvelles du pays, et elle n’a toujours pas de travail, mais elle a repris le sourire et l’envie d’être heureuse… Bassel, lui, garde son esprit éveillé et a développé, dit-il, une technique pour supporter tout cela : il s’efface de chaque situation dramatique afin de ne pas la ressentir comme sienne ; et il s’assoit à côté de son frère de cœur, le paquet de cigarettes et la bouteille de whisky sur la table, afin de laisser défiler la vie sans sombrer dans le noir.


Fouad

Nous faisons la connaissance de Fouad le dernier soir, dans un charmant café de Beyrouth.

Il a trouvé du travail dans un programme de coopération au Liban. Sa famille et lui sont d’Alep. Rien que le nom de cette ville évoque aujourd’hui la destruction, la tristesse, alors qu’il évoquait un passé grandiose, le magnifique souk et sa citadelle…

Fouad parle du travail qu’il réalise dans les camps de réfugiés syriens et explique les terribles conditions de vie de ces êtres frappés par la guerre. Après un moment, je lui demande comment il est arrivé au Liban.

Fouad était chirurgien à l’hôpital d’Alep, et lorsqu’il a vu la destruction s’abattre sur sa ville, il a proposé à sa femme de fuir, surtout pour protéger leurs enfants. Sa femme ne voulait absolument pas quitter sa ville natale, et après maintes discussions, ils ont convenu de passer quinze jours au Liban et de rentrer tout de suite après. Les quinze jours se sont évidemment prolongés pendant que la ville était sous les bombes. Ils ont tenté d’y retourner, mais la vie là-bas était devenue impossible. Ils se sont donc résignés à s’établir à Beyrouth, sachant que la guerre laisse de longues séquelles.

Et Fouad enchaîne, d’un ton solennel et le regard vitreux…: « Pendant vingt ans, jour après jour, nous avons construit la maison de nos rêves, et cela faisait juste quelques mois que notre rêve était réalisé et que nous avions emménagé en nous disant : C’est bon ! Enfin nous pouvons nous installer et savourer la vie. Et là il vaut mieux que je me lève et que je vous quitte, car c’est à ce moment de l’histoire que je fonds en larmes et je ne peux me retenir. Au revoir. »

Inutile de dire combien je suis restée consternée et en silence, le reste de la soirée…

Inutile de dire combien je souhaiterais en faire plus pour aider chacune de ces personnes. Mais je sais que je les porte dans mon cœur et que j’écris en espérant chaque instant que la Vie leur dévoile le côté lumineux de l’histoire. La leur. Ils l’écriront plus tard, dans la joie… Je veux y croire.

Dimanche prochain, nous irons à nouveau à la rencontre d’une personne spéciale, dont le portrait est tout à fait poignant, c’est le moins que l’on puisse dire…

 

 

** Les photos ont été mises à disposition par Life For Syria. Elles ont été prises par Lens Young Hamawi, Lens Young Homsi, Lens Young Halabi, Nino Fezza et Aleppo Media Center (AMC), qui ont accepté de les céder pour L4S afin d’illustrer la situation sur le terrain.

Commentaires

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Yann K.

Boulversant. Merci

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