Un vent de révolte a soufflé de par le monde au cours de l’année 2011. Tunisie, Egypte puis Espagne et Chili ou encore Etats-Unis, nombreux sont les pays qui ont été secoués par des mouvements de contestation. Si certains furent tués dans l’œuf, comme en Iran ou en Chine1, d’autres, à l’image d’Occupy Wall Street, sont toujours en cours. Enfin, il y a ceux qui ont abouti comme en Egypte ou en Libye. Ces États sont désormais débarrassés du joug de régimes despotiques punis pour avoir trop longtemps restreint les libertés de leurs populations. Et, bien que les causes défendues, les revendications et les acquis diffèrent d’un pays à l’autre, ces mouvements semblent cependant se retrouver dans une farouche volonté de renverser un ordre des choses jugé injuste et réputé inamovible.
En effet, bien malin celui qui aurait pu deviner que quatre semaines de manifestations, essentiellement non-violentes, auraient raison du Président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, pourtant au pouvoir depuis 1987. Or, si un dictateur, considéré comme indéboulonnable, a pu être renversé, alors tout est possible. En tout cas, c’est ce qu’ont dû se dire en substance des peuples voisins soumis au même carcan. Des peuples voisins, oui, mais pas seulement. Car force est de constater que cette vague de révoltes ne s’est pas cantonnée au monde arabe. Mieux, elle s’est répandue. Et les peuples d’autres continents ont, eux aussi, trouvé matière à se révolter.
Mouvementée, quelle place cette année particulière prendra-t-elle dans l’histoire ? Bien que seul l’avenir et un recul nécessaire permettront de répondre définitivement à cette question, il est d’ores et déjà possible d’avancer certaines pistes de réflexion. En effet, la présence de similitudes entre les deux ensembles majeurs de révoltes, le Printemps arabe et les mouvements de contestation touchant l’Occident, témoignent d’une véritable évolution commune des mentalités.
«On ne sait plus quand ça a commencé»
«On ne sait plus quand ça a commencé», avoue Jean-Luc Porquet dans Le Canard Enchaîné2. A l’instar de nombre d’observateurs, l’auteur de la chronique Plouf! remonte cependant jusqu’à la parution, en décembre 2010, d’un petit ouvrage d’un vingtaine de pages, écrit par un «jeune homme de 93 ans», Stéphane Hessel. Devenu un best-seller mondial, Indignez-vous! exhorte ses lecteurs à se battre pour les causes qui les révoltent, qui les indignent. S’il ne peut être considéré comme une source d’inspiration directe (particulièrement en ce qui concerne les révoltes arabes), son adéquation avec les évènements qui allaient secouer le monde arabe puis occidental n’en reste pas moins fascinante.
Car n’y a-t-il pas matière à s’indigner en apprenant qu’un jeune homme de 26 ans, Mohamed Bouazizi, tente de s’immoler par le feu devant la préfecture de Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 ? «Le motif de l’indignation, c’est la résistance», écrit Stéphane Hessel. Et résistance il y eut. Un mouvement de contestation va essaimer à travers le pays. Avec les résultats qu’on connaît. En outre, la tragédie est perçue a posteriori comme l’élément déclencheur de la révolution de Jasmin. Quant à cette vague de révolte, elle ne s’est pas achevée à Tunis. Elle s’est répandue comme une traînée de poudre au sein du monde arabe. Les manifestants envahissent la place Tahrir le 25 janvier. Le Yémen est atteint deux jours plus tard. Le Bahreïn, la Lybie et la Syrie s’apprêtent alors à leur emboîter le pas.
En mai, c’est l’Europe qui est touchée. Là, on ne combat pas un despote politique mais la dictature des marchés financiers. Et le parallèle avec l’ouvrage de Stéphane Hessel est alors bien plus saisissant. Il s’observe en Espagne, notamment, où le pamphlet s’est écoulé à plus de 430 000 exemplaires, a été réédité neuf fois en espagnol mais aussi publié en catalan, galicien et basque. Les manifestants ont même décidé de tirer leur nom directement du livre de Stéphane Hessel. Ainsi, le 15 mai, des milliers d’Indignados plantent leurs tentes sur la place Puerta del Sol, à Madrid. Quant à la place Syntagma, à Athènes, elle est en proie à des manifestations quasi quotidiennes. Berceau du capitalisme, même les Etats-Unis sont atteints. Depuis le 15 septembre, le mouvement Occupy prend ses quartiers à Wall Street3. Le 15 octobre dernier, toutes ces mouvances se sont d’ailleurs donné rendez-vous lors d’une journée mondiale de manifestation sur la Grand-Place de Bruxelles et à travers de nombreuses villes occidentales. Une première victoire. L’instauration d’une taxe sur les transactions financières, proposée par la Commission européenne et remise à l’ordre du jour lors du dernier G20 à Cannes, en constituerait une seconde.
Dresser des parallèles entre les mouvements de contestation occidentaux et ceux issus du Printemps arabe n’est pas chose aisée. Bien qu’ayant tous vu le jour en 2011, les contextes sont différents. Les régimes politiques aussi. Dans le monde arabe, ils se caractérisent par la longévité au pouvoir des dictateurs, le non respect des droits et des libertés et le musellement de l’opposition4. En outre, «Puerta del Sol n’est pas la place Tahrir […] il n’y a pas la peur», comme le rappelle à juste titre Ibrahim AlMarashi, professeur d’histoire et de communication, dans une interview publiée par le quotidien économique espagnol Expansion. Or «il est vrai que les Arabes ont servi de source d’inspiration aux manifestants espagnols». Et aussi, par la suite, aux indignés américains, comme le précise le site officiel du mouvement Occupy. Une source d’inspiration ? Pas uniquement. Les points de rencontre sont plus nombreux qu’on ne le croit.
Réalités partagées
Tout d’abord, il y a les aspects d’ordre social et économique. D’une manière générale, l’hebdomadaire The Economist5 considère que le fait que les manifestants soient principalement issus de la classe moyenne constitue le dénominateur commun de cette vague de révolte. D’autres facteurs s’observent. Un marché du travail fermé, un sentiment d’impuissance face à une oligarchie économique et à une situation qui se dégrade de jour en jour sont autant d’éléments6 qu’on retrouve, toute proportions gardées évidemment, aussi bien au Caire et à Tunis qu’à Athènes, Madrid et outre-Atlantique. Le fait que la jeunesse soit présente en grand nombre en leur sein constitue aussi un facteur qui rassemble ces différents mouvements. Une jeunesse éduquée. A l’image de leurs voisins occidentaux, les pays arabes affichent des taux d’alphabétisation et scolarisation très élevés (100% au Bahreïn et en Lybie). Elevés, les taux de chômage le sont aussi. Et, le Maghreb n’en a désormais plus l’apanage. S’il concerne 31% des jeunes diplômés tunisiens, il dépasse les 40% chez les Espagnols et les Grecs de moins de 25 ans. Diplômés ou non, ces jeunes, ces chômeurs, se retrouvent dans la rue.
Si les populations arabes avaient à combattre des dictateurs tels que Kadhafi ou Ben Ali afin d’améliorer leurs conditions de vie, les peuples occidentaux ont eux aussi trouvé leurs despotes. Ils se cachent dans l’opacité d’un secteur financier tout puissant, que ceux-là estiment composé de banques avides et de traders sans scrupules. Selon eux, il en résulte une situation économique injuste qui ne profite qu’à une poignée de privilégiés. C’est justement en opposition à ce 1% de privilégiés qu’ils dénoncent que les manifestants d’Occupy Wall Street ont choisi leur slogan : We are the 99%. La crise des dettes souveraines des pays occidentaux est venue s’ajouter à la crise financière et à la récession qui l’avait suivie. Les plans d’austérité qui en découlent ont pour conséquence inéluctable d’envenimer la situation. Tant dans le monde arabe qu’en Occident, on se trouve, en 2011, dans une situation «paroxystique». En bref, les critères d’ordre économique, le manque de débouchés professionnels et les mauvaises conditions de vie sociales rassemblent ces différents mouvements et expliquent leur rapide propagation.
Par ailleurs, ces révoltes se caractérisent toutes par un usage accru d’internet et des réseaux sociaux. Le développement -récent- de sites comme Twitter ou Facebook, rend désormais possible l’émergence de tels mouvements. Diffuser des mots d’ordre et inviter des milliers de personnes à manifester le même jour, sur la même place est à portée de quelques clics de souris. Une chose impensable auparavant. Les insurrections étaient réprimées avant de pouvoir gagner de l’ampleur. De plus, par le biais des réseaux sociaux, les gens peuvent se rendre compte qu’ils ne sont souvent pas les seuls à partager une situation commune et qu’en agissant ensemble, les chances de succès seront plus nombreuses. Et puis, comme l’évoque Ibrahim AlMarashi, les mouvements occidentaux ont été inspirés et confortés par les succès tunisien, égyptien et même libyen désormais. En ce sens, l’année 2011 marque un tournant.
En outre, les peuples arabes et occidentaux partagent le même rapport à l’humiliation. L’argument est avancé par Bertrand Badie, politologue et professeur à l’Institut d’études politiques de Paris7. Pour le monde arabe, elle s’exprime «face à des régimes dictatoriaux et arrogants, face à un ordre régional qui a toujours relégué les populations dans le rôle d’instruments de construction du bonheur des autres, et face à un ordre international qui les méprisait». Quant aux indignés occidentaux, ils se recrutent «parmi ceux auxquels le pouvoir politique n’a jamais cherché à ménager une place digne», ajoute le politologue.
Un rejet du politique
Les mouvements de 2011 ont donc cela de particulier qu’ils expriment un rejet complet du politique. «Ils s’attaquent à la légitimité même du politique avec une force jamais égalée jusqu’ici», observe Bertrand Badie. Ces révoltes sont apolitiques, anti-système. Si cela peut paraître évident pour des populations défiant des dictatures, une telle remise en question du fonctionnement de la démocratie constitue quelque chose de nouveau en Occident. Les indignés d’Occupy estiment qu’ils ne sont plus représentés par leurs dirigeants et que ces derniers sont corrompus, sous le diktat de l’économie et des marchés financiers. Le fait qu’à l’approche des élections locales du 22 mai dernier, nombre d’Indignados confiaient qu’ils n’iraient pas voter car «cela ne sert à rien», a valeur d’exemple.
Paradoxalement, ce désenchantement vis-à-vis du pouvoir politique semble donc avoir pour conséquence le retour aux affaires du citoyen. Désabusés, les peuples ont décidé de prendre eux-mêmes les choses en mains en 2011. Si les populations arabes appelaient de leurs vœux la mise en place d’un système démocratique et le respect des droits et des libertés, les indignés occidentaux veulent désormais être consultés, impliqués, ne pas laisser la mainmise à une petite élite. Bref, ils veulent une «Democracia Real Ya» (une démocratie réelle maintenant, soit le collectif à l’origine du mouvement des Indignados).
Alors l’année 2011 sonne-t-elle le glas de despotismes en tout genre (politique, économique, financier) et augure-t-elle l’avènement d’un peuple -enfin- tout puissant ? Peut-être pas. Les avancées seront jugées à l’aune de l’histoire. Mais l’éclosion, jour après jour, de nouveaux mouvements de contestation à travers le monde atteste d’une évolution commune des mentalités, désormais plus enclines à sortir de la fatalité et à se révolter pour des causes qu’elles estiment légitimes. A l’image du Chili, notamment, où la jeunesse, soutenue par l’opinion publique, fait pression sur le gouvernent du Président Piñera afin d’obtenir une réforme du système éducatif. A l’image de l’Inde, où des milliers de manifestants ont défilé dans les rues de New Delhi en guise de protestation contre des scandales de corruption. Ou encore d’Israël, où s’est formé cet été, un mouvement de contestation social sans précédent. Et ainsi de suite. Oui, les autres continents ne sont pas en reste.
Certes, toutes ces mobilisations n’atteindront vraisemblablement pas les résultats escomptés (Qui sait si cette taxe sur les transactions financières sera un jour instaurée ? Si Bachar El-Assad finira par s’en aller…). Mais elles ont au moins le mérite de servir d’exemples, de montrer la voie à suivre et qu’ensemble, à force d’engagement, de conviction et de volonté, on peut encore bouger les choses au XXIe siècle.
[1] Sur le sujet, consulter notamment : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/10/25/le-printemps-arabe-source-de-repression-dans-certains-pays_1593289_3218.html.
[2] Parue dans Le Canard Enchaîné daté du 19 octobre, la chronique a pour titre Nous sommes les 99%. Elle revient sur les différents mouvements d’indignés en Occident et, plus particulièrement, sur Occupy Wall Street.
[3] Avant d’être relogés, deux jours plus tard, dans les environs de Wall Street, à Zucotti Park.
[4] Ces facteurs ont notamment été mis en avant par Jean-Cristophe Victor, dans le cadre de l’émission Le Dessous des Cartes, diffusée sur Arte. A visionner sur le lien suivant : http://www.youtube.com/watch?v=cgEIqi4oT-E.
[5] Sur le sujet, consulter notamment l’article suivant, The New Middle Class rise up, sur le lien suivant : http://www.economist.com/node/21528212.
[6] Le Dessous des Cartes, op. cit.
[7] Chat sur http://www.lemonde.fr, organisé le 26 octobre dernier.
entièrement d'accord avec vous... Il faut que ces mouvements mettent sous pression les politiques, afin de bien montrer qu'une pression…