La révolution des Oeillets au Portugal, 1974
Comment un pays traite-t-il son passé fasciste ou dictatorial ? Comment valorise-t-il la mémoire des victimes qui ont l’impression que justice n’a pas été faite ?
La question est d’importance, que ce soit au Portugal ou dans d’autres pays d’Europe. La population vieillit, les douloureux souvenirs du passé surgissent et, avec eux, le sentiment d’impunité des survivants et anciens résistants ; la lutte menée pour la démocratie et la liberté devient une valeur à transmettre aux générations futures, avant qu’il ne soit trop tard.
Au Portugal, ce travail de mémoire fait suite à la dictature instaurée par António de Oliveira Salazar, qui a perduré après lui (mort politiquement après un AVC, il fut remplacé par Marcello Caetano, qui a maintenu le régime de dictature et la guerre dans les colonies africaines). Plus long régime autoritaire d’Europe, il débute en 1926 et prend fin le 25 avril 1974 avec la révolution des Œillets. Durant plus de quatre décennies, Salazar prône le retour à un Empire colonial fort, un Etat corporatif, un conservatisme rigoureux lié à l’Eglise catholique et l’armée, ainsi qu’un musèlement de toute opposition.
Les effets dévastateurs de l’Estado Novo sont multiples : une misère économique, une émigration massive1, un isolement de la population, une apathie politique, une répression violente de la résistance et, dès les années 1960, la guerre contre les colonies portugaises d’Afrique qui réclament leur indépendance. Refusant de participer au désengagement colonial qui gagne l’Europe, Salazar mate durement les révoltes en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. La guerre coloniale use jusqu’à la corde les forces armées portugaises – qui entament la révolution en cette nuit de printemps 1974.
S’ensuit une longue transition démocratique, entre tentative de juger et punir les crimes commis, et désir d’oublier et de reconstruire. Irene Pimentel, historienne spécialiste de l’histoire contemporaine du Portugal et pionnière dans la recherche sur la dictature de Salazar et la police politique, lauréate du prix Pessoa et de la Légion d’honneur, nous éclaire dans cet entretien sur ce processus et ses répercussions actuelles.
Pour contrer le régime autoritaire de Salazar, de nombreux Portugais – hommes, femmes, citoyens politisés ou étudiants – se sont engagés dans la résistance. Nombre d’entre eux furent emprisonnés, soit dans la métropole soit dans les colonies, interrogés et torturés par la police politique, parfois jusqu’à la mort. La révolution des Œillets menée par les militaires a bel et bien renversé la dictature et pavé le chemin à la démocratie, mais il demeure le sentiment aujourd’hui chez les anciens résistants que « justice n’a pas été faite », que les bourreaux n’ont pas été punis. Qu’en est-il réellement ?
Irene Flunser Pimentel : Le Portugal a une mauvaise mémoire relativement à la justice dans la transition vers la démocratie, pour plusieurs raisons. Les Portugais disent aujourd’hui que personne de la PIDE/DGS2 (police politique) n’a été jugé. Pourtant, après le 25 avril 1974, des arrestations des éléments de cette police, des procès et des jugements ont bien eu lieu, même si les éléments emprisonnés étaient presque tous – sauf ceux qui étaient connus pour avoir commis des crimes, tué et torturé les prisonniers politiques – en liberté provisoire, dès 1976, en attendant leur jugement.
Une loi de 1975 a criminalisé la police politique a posteriori, en considérant cette dernière comme un groupe de criminels. Toutefois, les condamnations du Tribunal militaire leur ont valu des peines très courtes, ce qui leur a permis de sortir en liberté définitive. De plus, le processus de justice n’a pas été linéaire en raison de la transition démocratique : en novembre 1975, la gauche a perdu l’hégémonie au gouvernement et parmi les militaires, ce qui a déterminé la tenue des procès qui, pour beaucoup, ont été considérés comme « fantoches », et sont restés dans la mémoire des anciens résistants comme n’ayant pas eu lieu.
La police politique déployée par Salazar était réputée pour sa cruauté et ses moyens de torture, notamment la privation de sommeil durant de longues journées, parfois des semaines entières, laissant d’importantes séquelles physiques et psychologiques. On peut imaginer que les détenus ayant subi de tels sévices aient eu des velléités de vengeance lors du renversement du régime. Pourtant, la révolution portugaise fut pacifique ?
IFP : Le principal but de la révolution du 25 Avril était de détruire l’Ancien Régime et ses principales institutions, et d’en finir avec la guerre coloniale, pas de de se venger contre les membres de la PIDE. Le coup d’Etat du Mouvement des Forces armées (MFA) a été pacifique et les seules personnes qui ont été tuées ou blessées le 25 avril 1974 sont des manifestants contre la PIDE/DGS, et non des membres de cette police politique. D’ailleurs, les militaires du MFA ont occupé les locaux de la PIDE seulement le lendemain de la révolution, soit le 26 avril. Les membres de la police politique ont tout de même eu peur qu’il puisse y avoir une justice populaire et se sont rendus d’eux-mêmes aux forces armées. Ils ont été mis ensuite à la prison de Caxias à la place des anciens prisonniers politiques – mais beaucoup de Portugais ne s’en souviennent pas.
Pourquoi constate-t-on justement ce manque de connaissances de la part du peuple portugais ? La population était-elle au courant à l’époque ?
IFP : C’est subjectif de dire que le peuple dans son ensemble, qui n’est pas une entité collective homogène, savait ou non. Les familles d’opposants au régime qui étaient emprisonnés savaient et en souffraient. Quant à la police politique, il est certain que, dans un pays catholique, elle se gardait, ainsi que les épigones de la dictature, de dire qu’elle torturait. Mais en même temps, pour transmettre la passivité et l’apathie aux Portugais, cette police se vantait de tout voir, tout savoir ; disait qu’elle était omniprésente. La police politique publiait même des notes officielles dans la presse, des notes sur les captures d’opposants politiques. Le but était de faire comprendre aux Portugais en général ce qui pouvait leur arriver dans le cas où ils osaient faire de « la politique » – terme et concept qui était réservé seulement aux membres du régime.
On a souvent l’impression que les révolutions donnent lieu presque immédiatement à des démocraties toutes faites, mais en réalité, c’est bien plus compliqué que cela. Comment évolua ce processus révolutionnaire, et pourquoi s’interrompit-il ?
De quelle façon et sous quelle forme a donc été introduit le processus judiciaire, sachant que la dictature était institutionnalisée depuis 1933 ?
IFP : Dans l’été 1975, la loi 8/75 a été introduite afin de pouvoir criminaliser les éléments de la PIDE. Cette loi fut très discutée. Pas tout le monde ne la voulait : la droite la considérait comme « révolutionnaire » et contraire à l’Etat de droit, puisqu’elle criminalisait a posteriori. Mais c’était la seule possibilité de juger les tortionnaires et de les considérer comme faisant partie d’un groupe de malfaiteurs car, à l’époque de son action, pendant la dictature, la police politique était légale et ses membres étaient considérés comme des fonctionnaires publics.
La gauche et surtout l’extrême-gauche trouvaient la loi peu « révolutionnaire » et défendaient (les derniers surtout) un jugement comme celui de Nuremberg. Mais il est vrai que, quand la situation politique a changé après le 25 novembre 1975, avec l’hégémonie civile et militaire de la droite et de la gauche modérée (le parti socialiste en faisait partie), même l’extrême-gauche a appuyé la loi 8/75 dans ce nouveau contexte.
Comment a-t-on jugé les crimes commis durant la dictature ?
IFP : Avec le 25 novembre 1975, la loi 8/75 a été vidée de sa substance. Tout de suite, le PS et les capitaines d’Avril plus modérés – qui voulaient instituer une démocratie de type occidental – l’ont défendue, mais la droite s’est sentie la force de créer de nouvelles lois, qui ont vidé de substance la loi 8/75, en permettant la libération provisoire des éléments de l’ex-police politique en prison pendant qu’ils attendaient leur jugement.
Elles ont aussi introduit des circonstances atténuantes dans le procès : si les prévenus avaient plus de 70 ans, si la PIDE avait aidé les militaires dans les colonies (vu que ce sont des militaires qui ont fait le coup d’État), aussi bien « avant qu’après la fin de la Dictature »… c’était très polémique. On a discuté de faire un tribunal spécial extraordinaire. Mais c’est finalement un tribunal militaire, déjà en place, qui a jugé les éléments de la PIDE. Il faut aussi dire que, depuis 1975, tous les partis politiques, surtout de gauche, ont laissé les militaires se charger du processus de justice transitionnelle parce qu’ils avaient confiance en eux. Après tout, c’étaient eux qui avaient fait la révolution et, comme le disait le slogan de l’époque, « le peuple est avec le MFA » (O povo está com o MFA).
Les sentences ont-elles été à la hauteur des crimes commis ou est-ce que la nécessité d’une « réconciliation nationale » a primé sur la justice ?
IFP : Les juges ont absous les condamnés ou prononcé des peines réduites (par exemple, en incluant le temps de la détention préventive dans leur peine de prison, ce qui a permis leur libération immédiate). Dans les colonies, la PIDE a changé de nom après le 25 Avril, et ce jusqu’à l’indépendance totale des Etats africains. De nombreux membres de la police se sont enfuis, en Afrique du Sud par exemple. Ceux qui sont restés au Portugal ont fait de la prison. Mais de façon générale, le processus de justice a été bâclé par les Portugais, parce que les anciens résistants en particulier pensaient plutôt au présent et au futur du « nouveau » Portugal, et pas au passé. On a dit que tous les Portugais appartenaient à l’opposition, que tous étaient des victimes de la PIDE… même si ce n’était pas vrai.
Les anciens résistants et détenus portugais ont encore aujourd’hui des stigmates et un sentiment d’impunité. Il y a bien un travail de mémoire qui est fait au niveau collectif (création de musées, réhabilitation des bâtiments liés à la dictature, mise en place d’espaces de mémoire), mais qu’en est-il au niveau individuel ? Ont-ils été pris en charge ?
IFP : On a parlé de stress post-traumatique, mais bien plus tard. La psychiatrie s’est inquiétée pour les anciens combattants des colonies, pas pour ceux qui ont été torturés au Portugal. En termes de réparation, c’est seulement dans les années 90 qu’il y a eu une loi qui prenait en compte le temps de prison, en clandestinité ou en exil, pour la retraite. Du point de vue psychologique, rien ne s’est passé : même les prisonniers politiques torturés, et ceux qui ont été licenciés pour des raisons politiques, n’ont rien revendiqué et n’ont pas été indemnisés des tracas soufferts.
L’histoire devient alors le substitut de la justice qui n’a pas été faite.
Comment peut-on reconnaître aujourd’hui les crimes dont ils ont été victimes ? Comment peut-on faire un travail de mémoire quand les victimes ont l’impression que la justice n’a pas été faite ?
IFP : On ne peut pas leur enlever ce syndrome. On ne va pas refaire le processus de justice, 45 ans après le 25 Avril, puisqu’il n’est plus temps de faire justice et même de créer une commission de vérité, ce n’est pas le Chili ou l’Argentine. La seule façon de leur faire expier leurs souvenirs, c’est raconter leur histoire et permettre que leur mémoire soit respectée, aussi par les nouvelles générations. Ce ne sont pas les fils qui savent, car les pères ne racontent pas beaucoup, mais les petits-fils qui demandent à leurs grands-pères ce qu’il s’est passé, en prison, aussi bien dans la guerre coloniale. Et les « anciens », en vieillissant, veulent laisser quelque chose après eux. L’historien français Henry Rousso parle des quatre phases de la mémoire au sujet du syndrome de Vichy3 : ces phases durent environ 40 ans, ce qui explique pourquoi la parole ne se libère que maintenant. L’histoire devient alors le substitut de la justice qui n’a pas été faite.
Quels sont les parallèles que vous voyez entre le Portugal et l’Espagne, ou d’autres pays européens comme la Grèce et l’Italie, ayant connu des périodes de fascisme ?
IFP : La Grèce et l’Espagne ont connu des transitions négociées. Ces pays n’ont pas connu de révolution avec une rupture comme au Portugal, avec extinction immédiate dans la « métropole » – pas immédiatement dans les colonies – des institutions et de la police politique de la Dictature. De ce fait, en Espagne, ils ont choisi l’oubli. Et, comme on le voit, la mémoire réprimée revient au galop, comme dans le cas des restes mortels de Franco qui vont être retirés du Valle de los Caidos.
En raison de cette rupture, les archives portugaises comptent parmi les meilleures archives de dictature conservées en Europe (les archives de l’Espagne franquiste, par exemple, sont encore privées et appartiennent à la famille de Franco). Que peuvent-elles nous apprendre sur le fascisme et le fonctionnement des régimes autoritaires ?
IFP : Dans les années 20, 30 et 40 du XXe siècle, l’Europe – et pas seulement – a vu apparaître des régimes de dictature – fasciste, autoritaire ou totalitaire, selon les cas – avec des ressemblances et des différences entre eux. Ils ont fait partie de la même vague anti-communiste, anti-socialiste, anti-démo-libérale, mais avec des différences essentielles. La dictature de Salazar et, moins, de Caetano, dû au différent contexte chronologique, a eu une période fascisante (années 30) ou autoritaire après la Deuxième Guerre mondiale. Étudier les phases, comparer avec les autres régimes aide à la caractérisation de chacun d’eux, en permettant de les singulariser.
Références:
1. Entre 1962 et 1973, environ 1 million de personnes quittent le Portugal : 80% à destination de la France et 17% de l’Allemagne. Les Portugais vont, en France, occuper des places de travail dans la construction, notamment dans les travaux publics, les services domestiques et l’hôtellerie ; en Allemagne, ils se concentrent dans l’industrie, la construction civile et les transports (source : étude « Les Portugais en Suisse », Office fédéral des migrations ODM, 2010).
2. La police politique de l’Etat portugais pendant l’Estado Novo connut plusieurs transformations. A sa création en 1933 et jusqu’en 1945, elle fut baptisée Polícia de Vigilância e Defesa do Estado (la PVDE) ; entre 1945 et 1969, ce fut la Polícia internacional e de defesa do estado (PIDE) ; puis, entre 1969 et 1974, sous Marcel Caetano, elle fut renommée Direcção Geral de Segurança (DGS).
3. Compte-rendu du livre « Le syndrome de Vichy (1944-1987) » par Hervé Coutau-Bégarie : « Henry Rousso y voit un syndrome qui ne cesse de hanter la mémoire collective. Une première partie retrace l’évolution du phénomène, qu’il décompose en quatre phases : de 1944 à 1954, la phase de deuil avec « les séquelles de la guerre civile, de l’épuration à l’amnistie » ; de 1955 à 1971, une phase de refoulement, avec en même temps « une renaissance spectaculaire de la mémoire résistante, sous l’angle, il est vrai particulier, de la mémoire gaulliste » ; de 1971 à 1974, le miroir brisé avec le retour du refoulé et la fin des mythes ; depuis 1974, une phase obsessionnelle marquée par le réveil de la mémoire juive et l’importance des réminiscences de l’Occupation dans le débat politique interne. »
Lire également : Au Portugal, la quête de la mémoire, paru dans Le Courrier le 30 août 2018: https://lecourrier.ch/2018/08/30/au-portugal-la-quete-de-la-memoire/
Le blog d’Irene Flunster Pimentel : http://irenepimentel.blogspot.com/
Laisser un commentaire
Soyez le premier à laisser un commentaire