© Colin Hodge
Une soirée projection-débat organisée par huit ONG à Genève a dévoilé le long chemin que parcourent les matériaux précieux avant d’atterrir dans les montres et autres bijoux suisses. Sophie Helle revient sur cette soirée centrale dans le processus de prise de conscience et de responsabilité collective face aux activités des multinationales siégeant sur le territoire helvétique.
Mercredi 21 février, 19h00, une salle bondée à l’Université de Genève. Étudiants et autres curieux cherchent en vain une place sur le sol de la MR070. Lorsque les lumières s’éteignent et que le silence laisse place aux images, les sourires se transforment en soupirs. Sourcils froncés, bouches ouvertes, c’est avec aberration et préoccupation que les images de Daniel Schweizer frappent et dévoilent la guerre de l’or sale, Dirty Gold War.
Les scènes défilent avec tant de cohérence et contraste à la fois : du salon de l’horlogerie de Bâle aux sites d’exploitation de matières premières au Brésil ou au Pérou, le spectateur saisit vite la problématique. Montres, bijoux et autres objets de luxe sont faits de matériaux rares et précieux, et le chemin est long pour arriver jusque derrière les vitrines suisses. Populations déplacées, exposées au mercure, exploitées, rivières asséchées et terres inhabitables, le documentaire porte un message clair : la Suisse a sa part de responsabilité à prendre quant aux conditions d’extraction des matières premières par ses entreprises actives à l’étranger.
Une prise de conscience tant individuelle que collective
Les mots de Jean Ziegler nous rappellent chacun à l’ordre : n’est-il pas de la responsabilité de tous d’agir pour un monde plus juste et respectueux des droits humains ? Siège de 11 524 multinationales1, domicile des quatre plus grandes raffineries d’or du monde2, la Suisse et ses citoyens ne peuvent fermer les yeux.
Lorsque les lumières se rallument, des regards se perdent dans le bracelet de la voisine de gauche, ou l’alliance du voisin de droite. D’où vient ce bijou ? De quoi est-il composé ? D’où vient ce matériau ? Quelle est son histoire ? Ces questions sont courantes lorsque l’on fait ses courses et questionne la provenance d’aliments avant de les mettre dans son panier. Elles le sont moins lorsqu’il s’agit de smartphones, de montres ou de bagues. Comme un carnivore qui ne souhaiterait reconnaître l’animal dans son assiette, l’acheteur de bijoux demeure ignorant quant aux origines de l’objet qu’il achète. Ceci constitue le questionnement central du documentaire de Daniel Schweizer : l’or, est-il traçable ? En effet, sans être en mesure de suivre son parcours, difficile d’identifier le coupable et d’en relever les défis sociaux et environnementaux de façon durable.
Les épaules se relâchent dans la salle lorsque Marine Vasina, membre du secrétariat romand de l’initiative pour des multinationales responsables, présente à l’assemblée les efforts de la société civile suisse. Un mouvement est lancé : pas moins de nonante ONG suisses se sont alliées dans le but de rendre les multinationales du pays respectueuses des droits humains et environnementaux dans leurs affaires, sur le territoire suisse comme à l’étranger. Initiée avec la pétition « Droit sans frontières » il y a cinq ans, la coalition s’est désormais lancée dans une initiative populaire fédérale, pour laquelle elle a récolté les signatures requises. Malgré son rejet par le Conseil fédéral en septembre de l’année dernière3, l’initiative « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement » sera soumise au vote du peuple et des cantons d’ici à 2019. Qu’amènerait ce texte ? Deux éléments : le devoir de diligence raisonnable et un mécanisme de responsabilité civile. Le premier consisterait à ce que chaque entreprise analyse les risques de violations des droits humains et environnementaux dans toute sa chaîne d’activités et identifie des mécanismes pour y pallier. « Les enfants apprennent très tôt à traverser la route selon trois mots-clés : « écouter, regarder, traverser ». À l’avenir, les entreprises devraient également connaître par cœur la logique […] : « évaluer les risques, agir en conséquence, rendre compte ». »4 Cette logique s’appliquerait tant pour l’entreprise elle-même, que pour ses filiales ou entreprises qu’elle contrôle à l’étranger. Ainsi, le mécanisme de responsabilité civile, le second élément, permettrait aux victimes dont les droits ont été bafoués via les activités d’une entreprise suisse de porter plainte et obtenir réparation des dommages causés.
Des avancées d’une lenteur suisse
Dans la salle, on comprend vite l’ampleur de l’enjeu. Une à une, les associations présentes prennent la parole et dévoilent l’étendue du mouvement plus généralement connu sous l’appellation Business and Human Rights. Sur la base des Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme adoptés en 20115, les États s’affairent à développer un plan d’action national, en vue de l’implémentation de ces Principes directeurs. Irlande, Belgique, Pays-Bas, France, Allemagne, presque une vingtaine d’États sont listés6. La France se montre exemplaire avec l’adoption de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre l’année dernière7. Parmi la liste de pays, nous y trouvons également la Suisse avec un « Rapport sur la stratégie […] visant à mettre en œuvre les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme »8 datant de décembre 2016. Malheureusement, la stratégie proposée ne suggère que des révisions des règlements et politiques en vigueur à implémenter sur une base volontaire. De plus, des cinquante mesures présentées, seulement six sont véritablement nouvelles et sont circonscrites aux activités promotionnelles et à l’amélioration des instruments existants du Département des affaires étrangères9. Le chemin helvétique semble encore long. À la vue du nombre d’entreprises multinationales siégeant sur son territoire, « la Suisse […] devrait [pourtant] […] assumer un rôle de précurseur en matière de mise en œuvre des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. »10 Cela dit, ces difficultés n’arrêtent heureusement pas les plus effrénés. Une femme dans le public intervient pour présenter le développement d’un traité juridiquement contraignant sur les droits de l’homme et les sociétés transnationales11 suite à l’adoption de la résolution 26/9 par le Conseil des droits de l’homme12.
21h, le débat se termine. Tant les fervents défenseurs des processus globaux que les croyants en l’action individuelle sont désormais équipés d’outils et d’arguments de taille. Les associations organisatrices13 sont parvenues à leur objectif. Alors que la sensibilisation se verra intensifiée au cours des prochains mois, l’initiative pour des multinationales responsables n’attend désormais plus qu’une chose : être votée.
Références
1. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/industrie-services/stagre.html
2. https://www.swissinfo.ch/fre/m%C3%A9taux-pr%C3%A9cieux_la-suisse–carrefour-de-l-or/33666468
3. https://www.admin.ch/opc/fr/federal-gazette/2017/5999.pdf
4. http://konzern-initiative.ch/de-quoi-il-s-agit/texte-initiative/?lang=fr
5. http://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf
6. http://www.ohchr.org/EN/Issues/Business/Pages/NationalActionPlans.aspx
7. https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2017/3/27/2017-399/jo/texte
8. https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/46598.pdf
9. http://konzern-initiative.ch/wp-content/uploads/2016/12/2061222_NAP-Analyse_EN_defdef.pdf p.17
10. https://www.ejpd.admin.ch/dam/data/bj/aktuell/news/2014/2014-05-28/ber-apk-nr-f.pdf p.8
11. https://www.stopcorporateimpunity.org/binding-treaty-un-process/
12. Le 26 juin 2014, la résolution 26/4 a été adoptée au Conseil des droits de l’homme. Cette résolution stipule qu’il a été « décidé de créer un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, qui sera chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises; ». La résolution est accessible au lien suivant: http://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/RES/26/9.
13. La soirée était conjointement organisée par Groupe Unige Amnesty International, CETIM, Codap, FIAN-Suisse , Groupe régional Greenpeace Genève, Public Eye Genève, SwissAid Genève, et WWF Genève.
Thématique très intéressante, qui mériterait de recueillir un écho plus large auprès du grand public. Merci pour ce compte-rendu, démarche…