Migrations Le 8 juillet 2016

Crise de l’UE : Non, Schengen n’est pas la solution !

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Crise de l’UE : Non, Schengen n’est pas la solution !

Bien sûr, le Brexit, c’est Marine Le Pen et les autres chantres du repli national qui se congratulent, annonçant la chute de l’Union européenne, le retour de la sacro-sainte souveraineté des nations et le contrôle strict de l’immigration1. Mais c’est aussi des europhiles proclamés qui, à l’image de Nicolas Sarkozy2, en appellent à « refonder » l’Union à travers le renforcement des frontières, cette fois-ci européennes, en poussant plus loin la logique de l’espace Schengen. Si une telle initiative a le mérite d’être portée par un discours aux tonalités rassembleuses en temps de désunion, elle n’en demeure pas moins inopérante à l’heure de relever les grands défis auxquels les Européens sont confrontés. En substance, les partisans de la « ligne sarkozyste » proposent de consolider l’Europe forteresse pour surmonter la « crise » migratoire, actuellement au cœur des controverses politiques autour de l’UE. Or, c’est précisément la prééminence, au cours des trente dernières années, de cette approche sécuritaire du phénomène migratoire qui prive aujourd’hui l’Union des outils adéquats pour faire face aux questions afférentes à la migration. En d’autres termes, Schengen ne peut guère être la réponse à une « crise » que sa logique sécuritaire contribue dans le même temps à nourrir.

 

Genèse et fondement sécuritaire de l’espace Schengen

Alors que les promoteurs de l’intégration européenne ont férocement soutenu la libéralisation des flux migratoires entre les États membres de l’Union, ces mêmes hauts dirigeants européens n’ont cessé de criminaliser les migrants en provenance de pays tiers3, qu’ils soient d’ailleurs simples candidats à une vie matériellement meilleure ou réfugiés. Né au milieu des années quatre-vingt, le projet de l’espace Schengen4 cristallise cette volonté politique de juguler l’immigration extra-européenne au profit du marché intérieur de l’Union. Pour mieux en saisir la logique, revenons donc sur ses origines.

L’histoire de Schengen est celle d’un double mouvement. Dans un premier temps, Schengen revêt un fondement économique. L’idée fondatrice est en effet de faciliter le commerce intra-européen à travers l’élimination des contrôles aux frontières nationales, lesquels occasionnent des coûts importants pour les routiers, les travailleurs frontaliers et les entreprises5. C’est donc la fluidification des échanges économiques parmi les États du noyau dur de la construction européenne qui sous-tend la démarche schengenienne. Mais il ne s’agit là que d’une partie du tableau.

Aux yeux des dirigeants nationaux, l’abolition des contrôles aux frontières crée un déficit de sécurité6. Dès lors, dans un second temps, cette libéralisation des flux de personnes au sein de l’espace Schengen trouve sa contrepartie dans le transfert et le renforcement des contrôles aux frontières extérieures. Une véritable révolution conceptuelle est opérée, dans la mesure où l’espace Schengen élève en quelque sorte le lien territorial entre frontière et souveraineté à un niveau supranational, tout en conservant la plupart des caractéristiques typiques des frontières nationales vis-à-vis de l’extérieur7. Ironiquement, l’établissement d’une zone sans frontières érige le contrôle frontalier en nécessité absolue8.

Cette construction politique inédite n’est alors rendue possible que par une caractérisation hostile de ce qui se trouve à l’extérieur de l’espace, c’est-à-dire ce contre quoi il s’agit de protéger le « nous » – et la prospérité du « nous » – avec les frontières de la zone exclusive nouvellement constituée. La menace, telle que présentée par les promoteurs de Schengen, est l’immigration émanant de pays tiers et les dangers y étant attachés.

 

Géographie de Schengen © Infographie Le Figaro

Géographie de Schengen © Infographie Le Figaro

 

Nous sommes, rappelons-le, dans les années quatre-vingt. Après l’ivresse des Trente Glorieuses, l’Europe a la gueule de bois. Dans un contexte précarisé et tendu, la « question » de l’immigration est de plus en plus thématisée au sein des débats nationaux touchant à la préservation de l’ordre public et à la stabilité économique9. Avec Schengen, cette problématisation des questions migratoires est portée pour la première fois à l’échelon européen. Comme l’explique la politologue Michaela Ceccorulli10, c’est bien dans le cadre schengenien que le lien entre immigration et sécurité dépasse les sphères nationales pour devenir un enjeu pour l’Europe11. Ainsi, alors que l’accord de Schengen de 1985 souligne « la nécessité d’assurer la protection de l’ensemble des territoires des cinq États12 contre l’immigration illégale et les activités qui pourraient porter atteinte à la sécurité »13, la Convention d’application de 1990 met en correspondance l’indispensable renforcement des « contrôles de la circulation des personnes […] aux frontières extérieures »14 avec l’immigration, la criminalité et le terrorisme15.

Cette ligne fondatrice, porteuse d’un discours sécuritaire et hostile à l’immigration, marquera la trajectoire de Schengen et se maintiendra sur la durée, comme en attestent près de dix ans plus tard les propos du Conseil européen : « Les frontières extérieures de l’Union européenne ont un rôle primordial pour la définition et la protection de cet espace de liberté, de sécurité et de justice que nous souhaitons tous réaliser. Le contrôle et la surveillance des frontières contribueront à la gestion des flux de personnes qui y entrent et qui sortent et ils permettent de protéger nos citoyens face aux dangers qui menacent leur sécurité, en même temps qu’ils sont indispensables pour la lutte contre l’immigration illégale »16. Des mots qui ne manquent pas d’être mis en pratique, puisque Schengen déploie au fil des années tout un éventail de « mesures d’accompagnement »17 constituant autant d’outils sécuritaires pour endiguer la menace de la « crimmigration »18.

 

Schengen comme logique de crise inhérente

Telle que la trajectoire historique de l’entreprise schengenienne l’indique, l’existence du versant sécuritaire de Schengen (la contrepartie au projet économique) repose dès son origine sur un portrait funeste de la figure du migrant non-européen. Ce parti pris originel, qui n’est en rien « naturel » ou « neutre », conditionne le rapport que l’Europe entretient aujourd’hui avec les migrants, en ce sens que ces derniers sont irrémédiablement envisagés comme des menaces, nécessitant l’emploi d’instruments coercitifs pour les maîtriser. Autrement dit, en vertu du prisme sécuritaire à travers lequel la migration est appréhendée, celle-ci ne peut être que synonyme de crise – et non point d’opportunité, par exemple.

Dans une telle configuration, les mouvements migratoires faisant aujourd’hui suite aux désenchantements des printemps arabes commandent « logiquement » le déploiement de mesures toujours plus dures, sophistiquées, exceptionnelles… L’inefficacité de cette approche des barricades est manifeste. Tragique. Son inhumanité traverse l’accord migratoire récemment conclu avec la Turquie, qualifié d’« abdication historique » par Médecins Sans Frontières19. Et pourtant, têtes baissées, les dirigeants européens à l’instar de Jean-Claude Junker20 exigent davantage de sécurité, davantage de Schengen pour résoudre une « crise » dont les cadres d’interprétation ont été fixés en premier lieu par la logique schengenienne. Schengen définit donc le « problème » et se pose en remède. Ceci explique son extraordinaire résilience au fil des années, mais aussi pourquoi l’Union ne cesse de répéter les mêmes schémas boiteux à l’égard des migrants.

 

© Petr David Josek

© Petr David Josek

 

Une gouvernance migratoire européenne déséquilibrée

Il ne s’agit pas ici de dénoncer l’acquis de Schengen, véritable pilier de l’intégration européenne, ni même d’en appeler à une Europe sans frontières. Le constat est plutôt celui d’un déséquilibre, aux conséquences dramatiques pour la gouvernance migratoire du Vieux Continent. La ligne directrice européenne en matière de migration est en effet dictée par une architecture institutionnelle inégale, où le pan sécuritaire schengenien de lutte contre l’immigration illégale occupe une place disproportionnée par rapport aux sphères sous-développées de la gestion coordonnée de l’asile politique ou de l’intégration des migrants dans les sociétés européennes21. La gouvernance migratoire de l’Europe est ainsi dominée par un agenda sécuritaire foncièrement hostile à l’immigration qui l’empêche d’apporter des réponses d’ensemble aux défis posés actuellement par la « crise » des migrants… « Crise » s’agissant de laquelle les pays européens portent une lourde responsabilité en amont22 !

Coincés aux portes du Schengenland ou réduits à la clandestinité, les migrants sont évidemment les premières victimes de ces dysfonctionnements. Mais à terme, si le tout-sécuritaire continue de gagner du terrain, ce sont les valeurs humanistes sur lesquelles l’édifice européen a été construit – liberté, démocratie, égalité, État de droit, respect de la dignité humaine et des droits de l’homme23 – qui risquent d’être irréparablement trahies. À force de se définir en négation, en fonction de ce qu’elle n’est pas, l’Europe perd sa propre personnalité. Plus que jamais, elle a aujourd’hui besoin de courage politique. Ses dirigeants doivent se montrer capables d’incarner un projet fort allant au-delà de la fermeture des frontières ; un projet en accord avec les principes distinctifs de l’Union.

 


Références:

1. Interview de Marine Le Pen, réalisée par Vivienne Walt, parue dans le dernier numéro du TIME, 11-18 juillet 2016.

2. Discours de Nicolas Sarkozy à la suite du Brexit, 24 juin 2016.

Interview de Nicolas Sarkozy, réalisée par Laurent Delahousse, « 13h15 le dimanche. Nicolas Sarkozy, les coulisses d’un retour », 26 juin 2016.

WAINTRAUB, Judith, « Après le Brexit, Sarkozy veut un nouveau traité européen », in Le Figaro, 25 juin 2016.

3. Il convient ici d’opérer une distinction analytique importante. Qu’il s’agisse des politiciens, des médias ou même de certains universitaires, il est une tendance dans les débats publics nationaux à postuler le « problème » de l’immigration sans par ailleurs préciser les différentes réalités auxquelles il renvoie. Schématiquement, deux types de dynamiques migratoires sont à l’œuvre dans le contexte européen. Il y a d’une part la migration intra-européenne, essentiellement régie par la libre circulation des personnes, laquelle permet aux ressortissants des pays de l’Union de s’établir dans d’autres pays européens pour y travailler, sans préférence nationale à l’emploi. Et, d’autre part, il y a les flux migratoires en provenance de pays extra-européens, desquels sont issus aussi bien des réfugiés fuyant les conflits que des candidats à une vie matériellement meilleure. Lorsque Schengen et le renforcement des frontières de l’Europe sont évoqués, on se réfère donc à cette deuxième réalité. Et bien qu’elle ne constitue qu’une partie de l’équation migratoire européenne, c’est elle qui est le plus souvent thématisée et mise en spectacle dans le discours public, occupant ainsi une place disproportionnée dans les représentations collectives de la réalité migratoire en Europe.

4. Au milieu des années quatre-vingt, les États du Benelux, l’Allemagne de l’Ouest et la France décident de réduire progressivement les contrôles à leurs frontières avec l’objectif de long terme de les abolir complètement. Cette volonté politique se traduit par le biais d’un accord intergouvernemental signé dans la petite ville luxembourgeoise de Schengen en 1985. La mise en œuvre de cet accord ne sera toutefois pas effective avant la signature en 1990 de la Convention d’application, entrée en vigueur seulement cinq ans plus tard. L’acquis de Schengen est intégré dans le cadre communautaire européen en 1999 avec le Traité d’Amsterdam. À la faveur d’un élargissement graduel, l’espace Schengen couvre aujourd’hui 26 États et épouse largement les contours de l’Union européenne, bien que non point parfaitement. Voir carte ci-dessus.

5. GUIRAUDON, Virginie, « Schengen: Une crise en trompe l’œil », in Politique étrangère (IFRI), No. 4, hiver 2011, p. 773.

6. ZAIOTTI, Ruben, « Cultures of Border Control: Schengen and the Evolution of Europe‘s Frontiers », Thèse de doctorat, Département de Science politique, Université de Toronto, 2008, p. 97.

7. CASAS-CORTES, Maribel, COBARRUBIAS, Sebastian, PICKLES, John, « Re-bordering the neighbourhood: Europe’s emerging geographies of non-accession integration », in European Urban and Regional Studies, Vol. 20, No. 1, 2012, p. 39.

8. VAN DER WOUDE, Maartje, VAN BERLO, Patrick, « Crimmigration at the Internal Borders of Europe ? Examining the Schengen Governance Package », in Utrecht Law Review, Vol. 11, No. 1, janvier 2015, p. 64.

9. HUYSMANS, Jef, « The European Union and the Securitization of Migration », in Journal of Common Market Studies, Vol. 38, No. 5, 2000, p. 756.

HAMPSHIRE, James, « European migration governance since the Lisbon treaty: introduction to the special issue », in Journal of Ethnic and Migration Studies, 2015, pp. 8-9.

10. CECCORULLI, Michaela, « Security and migration: the development of the Eastern dimension », in CHRISTOU, George, CROFT, Stuart, (éd.), European security governance, Londres & New York, Routledge, 2012, p. 158.

11. BUONFINO, Alessandra, « Between unity and plurality: the politicization and securitization of the discourse of immigration in Europe », in New Political Science, Vol. 26, No. 1, 2004, pp. 43-44.

12. Au départ, seuls cinq États formaient l’espace Schengen : les États du Benelux, l’Allemagne de l’Ouest et la France.

13. Article 7, Accord entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signé à Schengen le 14 juin 1985.

14. Article 71, Convention d’application de l’accord de Schengen, version du 19 juin 1990.

15. HUYSMANS, Jef, op. cit., p. 756.

16. Conseil de l’Union européenne, 10019/02, Bruxelles, 14 juin 2002.

17. Par exemple: le Système d’information Schengen (SIS) et le Système d’information des visas (SIV).

18. Pour désigner la mise en équation « immigration = criminalité ».

VAN DER WOUDE, Maartje, VAN BERLO, Patrick, op. cit., p. 62.

19. Lettre ouverte aux leaders des États-membres de l’UE et ses institutions, « Europe, don’t turn your back on Asylum: #TakePeopleIn », par Dr. Joanne Liu, Présidente internationale de Médecins Sans Frontières, 13 mai 2016.

Mes remerciements à Miguel Iglesias Lopez pour cette suggestion.

20. « L’espace Schengen est « là pour durer » », in 24 Heures, 16 décembre 2015.

21. HAMPSHIRE, James, op. cit., p. 4.

Interview de Fabrice Leggeri, realisé par l’Université de Bordeaux, 27 novembre 2015.

Interview de François Gemenne, réalisé par Xavier Eutrope, publié sur Les Inroks, 1er juillet 2016.

22. BAYART, Jean-François, « Le retour du Boomrang », in Libération, 15 novembre 2015.

23. Article 2, Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, signé le 13 décembre 2007.

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