International Le 10 août 2017

Naples, laboratoire alternatif

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Naples, laboratoire alternatif

Le bâtiment du centre social « Je So Pazzo » © ID


Naples foisonne de lieux alternatifs autogérés, dits « centres sociaux », théâtre de projets collectifs et de luttes politiques dynamiques. Malgré les problèmes très médiatiques – et réels – liés à la mafia locale ou à la pauvreté, la réponse de la société civile aux défis qu’ils posent est peu connue. Petite excursion guidée avec Iliann Dunand au sein d’un véritable laboratoire social.


 

Renouveau politique

Il nous a suffi de déambuler dans les rues étroites – tout en survivant aux scooters qui nous fonçaient dessus – pour déboucher au hasard sur Mezzocannone, un édifice de l’université occupé de façon permanente depuis 2011. C’est qu’à Naples, les lieux de la culture alternative sont en plein centre historique. En cette fin de journée cependant, pas un chat – tous à l’apéro sur la place voisine ? Devant une porte peinte aux couleurs des révolutionnaires kurdes du PKK, un jeune homme à la carrure intimidante fait exception. Après quelques hésitations, nous décidons de l’accoster avec l’espoir de rencontrer un militant du coin. Bingo, Raniero, 26 ans, est activiste au sein du Laboratorio occupato Insurgencia1 – un autre centre social né en 2004 autour de la mobilisation « Stop biocide », qui dénonce le désastre environnemental généré par les décharges sauvages de détritus ménagers et industriels de la mafia dans la région.

Ici, sur une colonne de l’entrée, des messages dénoncent le processus de gentrification2 du centre-ville – très populaire –, suite au décollage du tourisme il y a deux ans. Entre cantine collective et autres espaces estudiantins, des conférences militantes rythment la vie de Mezzocannone. A l’instar des activistes amérindiens Sioux de Standing Rock, qui sont également passés par Genève. Le tout sous le regard de Che Guevara, dont un portrait géant recouvre un mur de la grande cour intérieure.

Après quelques minutes de discussion, Raniero nous propose de le suivre à l’Officina 99, où se déroule une soirée de commémoration: un dénommé Piccolone, militant de longue date et musicien, est décédé il y a peu. Sur le toit de cet entrepôt de la banlieue industrielle transformé en salle de concert, des connaissances du défunt chantent l’amitié perdue et la nostalgie des luttes passées. Une aventure d’autogestion qui dure depuis plus de vingt ans.

Ces dernières années, d’autres espaces autogérés ont d’ailleurs vu le jour dans des bâtiments délaissés, participant du renouveau politique et social. Une démarche facilitée par le maire de Naples. Luigi De Magistris, élu il y a six ans, est la seule personnalité de « gauche » qui dirige une grande ville du pays. Issu du « Mouvement orange » et soutenu par une coalition de petits partis et associations, ce juriste s’est fait connaître pour ses investigations sur la corruption de la classe politique italienne. Partout ailleurs, la droite gagne du terrain, comme en témoignent les dernières élections législatives de juin.

 

Santé populaire

Déjà une ville à l’époque de la Grèce antique, la métropole napolitaine compte actuellement quelque trois millions d’habitants, dont un million dans l’enceinte historique, la plus densément peuplée d’Italie. Et « dense » est en effet l’adjectif qui la résume le mieux, autant en termes de population que d’histoire. Un condensé de vie incarné par le jeune centre social Je so pazzo (« je suis fou » en dialecte napolitain) sur les hauteurs de la ville, encore un endroit fascinant à découvrir. Ancien asile psychiatrique flanqué d’une fresque rappelant son passé de lieu d’exclusion, il est depuis 2015 un espace de rencontre, de solidarité. En mémoire de ceux qui y ont été enfermés par l’Etat, les nouveaux utilisateurs revendiquent la folie de penser une société différente. S’y tiennent des assemblées, des activités sportives, des concerts, des cours d’italien pour personnes migrantes… Et, plus étonnant encore : un service de soins ambulatoires populaire offrant la possibilité de faire des échographies mammaires et thyroïdiennes gratuitement. Une prestation essentielle dans une région où, comme nous l’explique Raniero, le taux de tumeur est en constante augmentation, conséquence à long terme de la pollution des sols : « Ce type de maladie est typique des régions très industrialisées, ce qui n’est pourtant pas le cas de Naples. Cette situation démontre la connivence entre mafia, Etat et grandes entreprises : la Camorra, en plus de gérer le traitement des déchets ménagers, s’est occupée de faire disparaître d’importantes quantités de déchets d’industries du nord… ». Voilà qui nous donne envie de vérifier la provenance des fruits achetés dans le kiosque d’en face.

 

Fronts multiples

« Retrouvez-moi sur le port, embarcadère 29 » : après deux jours à arpenter les ruelles, observant le linge qui sèche sur les étendages de chaque fenêtre ou encore le salon d’une famille qui donne sur le trottoir, nous retrouvons Raniero en fin d’après-midi. Les yeux cernés, il est tout juste rentré avec d’autres militants d’une manifestation contre une rencontre du G7 en Sicile. Un spectacle inattendu s’offre à nous : un navire de Médecins Sans Frontières (MSF), surpeuplé, déverse lentement un flot de mille-cinq-cents personnes naufragées en Méditerranée. Troublés devant une scène dont la signification réelle nous dépasse, nous observons un moment le débarquement qui se fait sous haute surveillance policière.

 

Le Navire de Médecins sans frontière et un poste de douane © ID

Le Navire de Médecins sans frontière et un poste de douane © ID

 

Face à l’embarcadère, nous nous installons sur une terrasse qui accueille ouvriers, militants et forces de l’ordre pour la pause café. Notre compagnon local s’allume une cigarette. « Le collectif Insurgencia s’inspire du modèle d’autogestion municipaliste kurde et s’occupe surtout de politique régionale, mais aussi nationale et sur les thèmes liés à l’internationalisme, comme l’accueil des réfugiés. Depuis une année, un de nos membres, Ivo Poggiani, est président de la troisième municipalité de la métropole de Naples et nous y avons également deux conseillers municipaux (sur 40 ndlr) ». En bruit de fond à l’intérieur, les commentaires d’un match de football Naples-Sampdoria diffusé à la télévision. « C’est une des communes les plus pauvres et à haut taux de chômage, qui contient le quartier de Rione Sanita, fief historique de la Camorra. C’est aussi le quartier avec le plus grand taux d’Europe de non-scolarisation chez les jeunes. En général à Naples, le chômage des jeunes atteint 60% – un terreau fertile pour recruter de nouveaux hommes de mains! ». Buuuuuut, le bar s’anime mais Raniero poursuit. « Actuellement, en collaborant avec des commerçants, des associations et l’église, nous essayons de mettre en place des programmes pour pallier le manque de services publics. Car leur développement est entravé par les plans d’austérité. J’ai par exemple fait office de surveillant dans une école, bénévolement. Par ailleurs, pour augmenter la participation aux décisions politiques, des assemblées populaires sont organisées pour déterminer les points à discuter au Conseil municipal… ».

Le soleil baisse sur l’horizon, des silhouettes continuent lentement à descendre du navire de MSF et touchent enfin terre. A cause du G7, les frontières de la Sicile ont été verrouillées et les bateaux de sauvetage détournés vers Naples, sans aide sanitaire supplémentaire. Des heures de navigation en plus qui ont coûté la vie à deux jeunes femmes à la santé critique. Avec tous ces lieux dédiés au collectif et à la solidarité, soyons fous et gageons que les rescapés sont arrivés à bon port.

 


1. « Laboratoire occupé Insurrection ». Le mot Insurgencia provient en réalité de l’espagnol, en référence au mouvement zapatiste mexicain. Le terme italien est « insurezzione ».

2. Processus urbain à travers lequel un quartier populaire est transformé par la venue de personnes plus aisées, provoquant une envolée des prix du bâti qui exclut progressivement les habitants initiaux.

 

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