Soupçonnée d’emplois douteux d’assistants par le Parlement européen, Marine Le Pen se dit victime de « persécutions ». [WikiMedia]
Depuis maintenant plus d’un mois, un climat délétère s’est installé sur la scène politique française. Dans les affaires mettant en cause les candidats du Front national et Les Républicains, les discours prononcés et les arguments énoncés par Marine Le Pen et François Fillon font la part belle à un argumentaire récurrent parmi les femmes et hommes politiques : le déni de justice. Ici on ne parle pas du déni de justice dans les cas de Théo L.1, ou d’Adama Traoré2. Mais du problème incessant de certains candidats et membres du corps politique français vis-à-vis de l’une des branches essentielles de la République : la justice.
Lorsque François Fillon s’exprime vendredi passé, peu après l’annonce de sa mise en examen par les juges, en déclarant : « C’est au peuple français que je m’en remets parce que seul le suffrage universel et non pas une procédure menée à charge peut décider qui sera le prochain président de la République »3, il y a là un sérieux problème de compréhension du rôle de la justice.
Lorsque Marine Le Pen refuse d’être entendue par la police alors que sa cheffe de cabinet vient d’être mise en examen pour recel d’abus de confiance, et va même jusqu’à affirmer : « La justice n’est pas un pouvoir, c’est une autorité […]. Elle ne doit pas venir perturber, pour une enquête qui pourrait se dérouler plus tard, qui aurait pu se dérouler avant la campagne présidentielle, car c’est un moment démocratique important, fondamental dans notre pays »4, il y a un oubli total des fondements de la République française.
De la séparation des pouvoirs
Revenons donc sur une petite leçon d’éducation civique afin de rafraîchir la mémoire des futurs prétendants à la présidence de la République française. Cette dernière se base sur une Constitution, laquelle garantit la séparation des pouvoirs qui, indépendamment et dans leur ensemble, sont garants du bon fonctionnement de cette même démocratie qui se doit de soutenir tout candidat à la présidence. En effet, le pouvoir dans une démocratie se divise en trois branches essentielles : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
L’exécutif est personnifié par la figure du président, et c’est à ce pouvoir qu’aspirent nos futurs candidats. Les deux autres pouvoirs sont garants respectivement de l’examen et de l’adoption des lois pour le pouvoir législatif, et de leur application et de leur bon fonctionnement pour le pouvoir judiciaire. Ces deux pouvoirs jouissent d’une garantie d’indépendance qui en font les bases d’une démocratie : le Parlement demande des comptes à l’exécutif de la même manière que les juges s’assurent du respect des lois, en toute absence d’influence extérieure.
Mais, depuis le début de la Cinquième République, plusieurs cas démontrent un manque de respect vis-à-vis de cette stricte séparation des pouvoirs en France. Sans vouloir énumérer ces affaires de façon exhaustive, force est malgré tout de constater en ce moment une hausse dangereuse de l’intensité avec laquelle les candidats se jouent des décisions de justice les concernant.
La défense fragile de François Fillon
Les déclarations de François Fillon et de Marine Le Pen vont sans doute rappeler à certains les meilleurs moments de Nicolas Sarkozy lors de ses démêlés avec la justice. L’ancien président est encore concerné par plusieurs affaires en cours, mais il est intéressant de noter qu’il n’a jamais dit qu’il renoncerait à sa carrière en politique en cas d’enquête judiciaire. Il a simplement décidé d’ignorer ou d’attendre que les soupçons qui pesaient sur lui soient confirmés. Cela ne faisait pas de lui un ange, loin de là, mais son discours était à peu près cohérent.
Ici, nous arrivons à un nouveau paroxysme dans l’utilisation de la langue de bois. Comme le quotidien Libération l’a bien démontré, François Fillon s’est sans cesse contredit tout au long du mois de février. Le 26 janvier, sur la plateau de TF1, il affirme que la seule chose qui pourrait le stopper dans sa campagne « c’est si [s]on honneur était atteint, s’[il était] mis en examen. »5 Or, vendredi passé, il affirmait sans détours qu’il demeurerait candidat à la présidence de la République, malgré la décision des juges de le mettre en examen.
Cette évolution s’est faite à travers un argumentaire dessiné au fil du mois de février. Peu de temps après son allocution sur le plateau de TF1, François Fillon attaquait la gauche, et notamment François Hollande, se déclarant victime d’« un coup d’Etat institutionnel »6, et affirmant la semaine dernière que « nombre de [s]es soutiens et de ceux qui [l]’ont soutenu à la primaire et de ces quatre millions d’électeurs, parlent d’un assassinat politique »7, en accusant le gouvernement de ne rien faire face à un « climat de quasi-guerre civile »8. Au-delà du choix des mots (qui en eux-mêmes pourraient faire l’objet d’un article tellement ils donnent à voir l’hyper-réalité dans laquelle vit François Fillon), les accusations portées par le candidat sont extrêmement sérieuses. Et ce sont ces mêmes déclarations qui lui permettent d’affirmer aujourd’hui la poursuite de sa campagne.
Au départ de cette affaire, François Fillon se soumettait totalement à la procédure de la justice, affirmant qu’il respecterait la décision des juges. Cependant, au fur et à mesure que les affaires le concernant grossissaient, on a vu son discours évoluer : après avoir attaqué et contesté le pouvoir législatif, il s’en est pris à la justice par le biais de l’exécutif. La tactique du candidat de la droite et du centre à la présidentielle a changé : il accuse désormais une machination politique et une pression sur la justice de la part du président et de son entourage.
Cette stratégie est doublement dangereuse. Elle affirme d’une part que les juges ont accéléré la procédure le visant et, d’autre part, que la séparation des pouvoirs aurait été violée par l’exécutif, lequel aurait manigancé son éviction de la course à la présidence. Or il n’en est vraisemblablement rien. Toutefois, treize juristes soutiennent François Fillon face à la décision des juges ; ces soutiens fillonistes dénoncent l’incompétence du Parquet national financier et de la Haute autorité sur la transparence de la vie publique, et évoquent l’indépendance du parlementaire dans la gestion des fonds qui lui sont alloués en qualifiant l’enquête d’« obstacle aux millions de Français qui ont déjà choisi démocratiquement François Fillon comme candidat de la droite et du centre. »9
Or, même si un parlementaire est bel et bien indépendant dans l’allocation des fonds qui lui sont attribués, lorsque celui-ci est soupçonné d’avoir utilisé ces fonds pour employer sa femme de manière fictive, la justice exerce son devoir de contrôle et peut se permettre d’agir.
Marine Le Pen contre la justice
Venons-en à Marine Le Pen. Cette dernière et son parti ont été habitués récemment à des décisions de justice les concernant. Entre les déboires du micro-parti Jeanne10, la mise en examen de sa cheffe de cabinet11, les soupçons du Parlement européen12 à propos d’emplois fictifs concernant des assistants et la levée de son immunité de parlementaire européenne13, Marine Le Pen se retrouve au cœur de plusieurs procédures de justice. Or, elle se pose en victime, affirmant être visée par un « système » qui dessert ses intérêts pour servir ceux des autres.14
Au-delà de ces remarques, deux faits troublants pointent le déni de justice orchestré par la candidate du Front national. Alors que le Parquet de Paris ouvrait une enquête judiciaire à son égard dans le cadre de la demande de remboursement de 339’000 euros au Parlement européen concernant des salaires de deux assistants pour des emplois présumés fictifs, la candidate d’extrême droite dénonce d’une part « une procédure abusive » et, d’autre part, ses adversaires « à la fois juges et parties, [qui] ont choisi de condamner sans même que la justice ait eu à se prononcer. »15 On reconnaît ici le même argumentaire proposé par François Fillon : celui d’une machination politique, révoquant totalement l’idée de l’indépendance judiciaire.
Le deuxième cas est encore plus troublant. Dans le cadre de la mise en examen de sa cheffe de cabinet, la candidate du Front national s’exprime en ces termes à propos de son invitation à être entendue par la police judiciaire : « La justice est une autorité, pas un pouvoir ; les magistrats sont là pour appliquer la loi, pas pour l’inventer ou contrecarrer la volonté du peuple. »16
L’idée que la justice n’est pas un pouvoir mais seulement une autorité, et qu’elle ne doit pas venir perturber le processus démocratique, est la définition même d’un mensonge, puisque la justice est, de facto, l’un des trois pouvoirs qui garantit le bon fonctionnement de cette même démocratie !17
Ethique, justice et démocratie : le cas français
Le problème exposé ici fait apparaître deux nouveautés dans le paysage politique français, qui ont en réalité la même source. Comme l’affirme le magistrat Denis Salas, d’une part « la classe politique s’estime être seule apte à définir sa propre éthique », et d’autre part « l’indulgence dont bénéficient les écarts à la probité depuis longtemps la conforte dans cette opinion »18. La classe politique a bénéficié pendant longtemps d’un laxisme – ou d’une absence, selon le point de vue – de la justice dans le processus démocratique en général. Ses membres se sont vu plus hauts qu’ils ne le sont, et leur rappel à l’ordre par la loi, par un pouvoir qui prétend à la même légitimité qu’eux, les dérange.
Il n’est donc pas surprenant de voir les réactions de Marine Le Pen et François Fillon lorsque la justice se met en branle. On peut accuser les juges de manigancer une machination politique, mais il n’en est rien. Ces juges se sont simplement réveillés face à la réalité du monde politique et ont jugé bon d’exercer leur devoir de contrôle sur des affaires qui menacent la vie démocratique et l’éthique en politique. Ce mouvement est incarné par Serge Tournaire, juge au pôle financier du Parquet de Paris, un homme qualifié de « teigneux mais juste »19.
Il ne faut pas confondre ici un acharnement de la justice contre une prétendue victime du système avec ce qui n’est rien d’autre que le bon fonctionnement de la justice. La justice ne joue pas le jeu de l’obstacle qui menacerait le bon fonctionnement du processus démocratique, mais s’assure simplement que cette démocratie ne soit pas entachée par des machinations personnelles à l’encontre des principes de l’éthique, de la justice et du peuple français. Il tient alors à ce même peuple, le cas échéant, de sanctionner dans les urnes ceux qui manquent aux principes de la justice et qui la dénigrent.
1. Affaire relative à l’arrestation et au viol allégué, perpétrés par des policiers, sur un homme, Théo L., le 2 février 2017 en France.
2. Affaire judiciaire qui a pour origine la mort d’un jeune homme de 24 ans, Adama Traoré, le 19 juillet 2016 à la gendarmerie de Persan, à la suite de son interpellation.
3. http://abonnes.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/03/01/francois-fillon-reporte-au-dernier-moment-sa-visite-au-salon-de-l-agriculture_5087271_4854003.html?xtmc=marine_le_pen&xtcr=3
4. http://abonnes.lemonde.fr/police-justice/article/2017/02/24/assistants-parlementaires-marine-le-pen-a-refuse-d-etre-entendue-par-la-police-judiciaire_5084758_1653578.html
5. http://www.liberation.fr/video/2017/03/01/les-contradictions-de-francois-fillon-sur-la-question-de-la-mise-en-examen-en-trois-actes_1552487
6. http://abonnes.lemonde.fr/affaire-penelope-fillon/article/2017/02/01/fillon-denonce-un-coup-d-etat-institutionnel-venu-de-la-gauche_5072800_5070021.html
7. http://abonnes.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/03/01/francois-fillon-reporte-au-dernier-moment-sa-visite-au-salon-de-l-agriculture_5087271_4854003.html?xtmc=marine_le_pen&xtcr=3
8. Ibid.
9. http://www.lepoint.fr/justice/affaire-fillon-13-juristes-denoncent-un-coup-d-etat-institutionnel-18-02-2017-2105756_2386.php
10. http://abonnes.lemonde.fr/police-justice/article/2017/02/25/le-microparti-de-marine-le-pen-vise-par-un-redressement-fiscal_5085560_1653578.html?xtmc=marine_le_pen&xtcr=16
11. http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/02/22/deux-collaborateurs-de-marine-le-pen-entendus-par-la-police_5083547_1653578.html
12. http://www.liberation.fr/elections-presidentielle-legislatives-2017/2017/02/17/soupcons-d-emplois-fictifs-au-parlement-europeen-ca-se-corse-pour-marine-le-pen_1549109
13. http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/03/02/le-parlement-europeen-vote-la-levee-de-l-immunite-de-marine-le-pen-dans-l-affaire-de-la-diffusion-d-images-violentes-sur-twitter_5088118_1653578.html
14. http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/26/visee-par-la-justice-marine-le-pen-se-pose-en-cible-du-systeme_5085891_4854003.html
15. http://www.lepoint.fr/presidentielle/parlement-europeen-marine-le-pen-denonce-une-procedure-abusive-28-01-2017-2100742_3121.php
16. http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/26/visee-par-la-justice-marine-le-pen-se-pose-en-cible-du-systeme_5085891_4854003.html#6Ic5VJeGIdXjFDhz.99
17. http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/veme-republique/constitution-definition/quels-sont-differents-pouvoirs-definis-par-constitution.html
18. http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2017/03/01/face-aux-affaires-la-fin-de-l-indulgence_5087182_823448.html
19. http://www.rtl.fr/actu/politique/affaire-fillon-qui-est-serge-tournaire-juge-en-charge-de-l-enquete-7787451050
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