Société Le 25 mai 2018

Du corps à l’argent: des personnes âgées « à jeter »?

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Du corps à l’argent: des personnes âgées « à jeter »?

Photo prise à l’occasion de la slowmob des résidents, manifestation qui s’est déroulée, au centre-ville de Genève le 26 avril 2018 à l’occasion des 20 ans de la Fédération genevoise des EMS. [Fegems]

Les personnes âgées en EMS sont souvent réduites à une charge pour la société, un poids financier ou encore des corps « chosifiés » exigeant trop de soins. Elles ont pourtant des savoirs et des histoires uniques à partager, selon Florian Erard. Les seniors constituent de véritables vecteurs d’activité économique et sociale à Genève, écrit le chargé de projets à la Fédération genevoise des EMS (Fegems).


 

Récemment, les syndicats ont exigé plus de personnel de soins dans les EMS genevois1 lors d’une conférence de presse. Leur revendication fait écho à l’initiative 125, un texte accepté à 60% par le peuple genevois en 2007, qui demandait davantage de moyens pour les établissements médico-sociaux accueillant des personnes âgées2. En effet, on considère aujourd’hui que les besoins en soins dans les EMS sont financièrement couverts, en moyenne, à 86% par rapport à l’évaluation effectuée à l’aide de l’outil PLAISIR utilisé au sein des EMS3.

Le Département de l’Emploi, des Affaires sociales et de la Santé, en charge du dossier, estime que la part « manquante », soit 14%, n’affecte pas la qualité de la prise en soins dans la mesure où celle-ci serait le plus souvent financée par le prix de pension quotidien versé par les résidants4 eux-mêmes.

Les autorités, en rétorquant aux syndicats que les EMS ne doivent pas rogner la prise en soins des résidants pour autant, en profitent pour souligner qu’en sus des contrats de prestations, l’Etat finance indirectement les établissements : le Service des prestations complémentaires est sollicité pour les trois quarts des résidants. En somme, les EMS sont une charge financière, les résidants aussi.

 

Le pouvoir des mots

En mettant en cause le manque de personnel, des délégués syndicaux, employés d’EMS, ont expliqué qu’ils devenaient des « adeptes du jeté de vieux » – expression d’ailleurs reprise par la Tribune de Genève pour titrer un de ses articles5. Autrement dit, les soignants, sous pression, n’auraient d’autre choix que de « jeter » les résidants dans leur lit. Selon cette rhétorique, on assisterait donc à une « maltraitance institutionnalisée » au sein des EMS genevois.

Sur le fond, la nécessité ou non de réclamer davantage de personnel soignant peut faire débat. Il convient toutefois ici de s’arrêter quelques instants afin de s’interroger sur la façon dont les corps des personnes âgées sont « chosifiés » dès lors qu’ils sont l’objet du jeu politique. En laissant entendre que le personnel qui travaille en EMS s’occupe des résidants comme des corps-déchets, il est suggéré que les âgés sont des « vieux » prêts à être « jetés ». Une charge dont on s’empare.

Une charge de travail qui se transforme grâce au pouvoir des mots en un « poids » impersonnel et manipulable. Qui oserait une telle expression pour évoquer le travail auprès des personnes en situation de handicap ? Si tel était le cas, tout le monde s’en offusquerait. Alors pourquoi est-il courant de parler des personnes âgées comme de colis ?

 

La rhétorique du « coût »

Comme relevé plus haut, les autorités ne font que renforcer le malaise en laissant entendre que les personnes âgées coûtent cher à la société, parce qu’elles sont, pour la plupart, au bénéfice de l’aide sociale, et qu’elles ont besoin de beaucoup (trop) de soins. Les discours officiels tiennent compte de ce qu’elles coûtent et non des personnes elles-mêmes. Ils se réfèrent à des corps déshumanisés, à des actes ou à des minutes de soins, mais ne visent jamais à définir la place des plus vulnérables dans la cité. En clair, les seniors ne seraient qu’un poids financier.

A force de réfléchir à l’accueil des âgés en institution en termes de lignes budgétaires, le politique les transforme en charge. Les problèmes financiers prétendument induits par nos seniors étant constamment « jetés » en pâture au public.

Il est fréquent d’entendre que la population vieillit, que les coûts de la santé augmentent, qu’un mois en EMS coûte très (trop ?) cher, que le domaine de la santé et du social grève les budgets.

Récemment, dans les médias, on apprenait également que les EMS de Suisse romande étaient « pleins à craquer », atteignant des taux d’occupation record, proches de 100%6, et que les EMS helvétiques, sans relever les différences cantonales pourtant cruciales7, avaient en leur sein toujours moins de personnel qualifié8.

 

Des relations humaines avant tout

La rhétorique syndicale, les discours officiels, les médias et le mode de financement : tout converge pour réduire les personnes âgées à « une catégorie standard ». Comme expliqué plus haut, les soins en EMS sont financés sur la base de l’outil d’évaluation des besoins en soins, d’ailleurs appelé « outil d’évaluation standardisé ». Comment, dès lors, appréhender la réalité des EMS dans sa complexité pour valoriser les particularités de chacun, alors que le système catégorise tout de manière normée et essentialisée ?

Pourquoi n’entend-on alors jamais parler de ce que les personnes âgées nous apportent dans les relations humaines, les histoires qu’elles ont à raconter, les savoirs qu’elles ont à partager, l’enthousiasme qui les habite ?

Sur le plan économique aussi, pourquoi n’entend-on jamais ce que ce secteur d’activités « rapporte » en matère d’emplois, de revenus aux entreprises, à l’instar de celui du secteur du handicap ? Les EMS genevois réunis figurent parmi les principaux employeurs du canton9. Créateurs d’emplois, entreprises formatrices et de réinsertion, initiateurs de projets au sein de leur quartier, développant des synergies avec les acteurs locaux. Les personnes âgées, par l’entremise des EMS, sont donc de véritables vecteurs d’activité économique et sociale au sein du canton.

 

En actes comme en paroles

Ne nous voilons pas la face pour autant. Le subventionnement « standard » des EMS ne tient pas toujours compte des particularités et des projets institutionnels. Ainsi, le personnel des EMS, dans certaines situations, assume seul, sur le terrain, les conséquences du manque de personnel de soins. Mais ce n’est pas parce que leur charge de travail est trop conséquente que les professionnels disposent des corps des résidants aussi facilement et irrespectueusement comme le laissent entendre les propos des délégués syndicaux, que nous jugeons par ailleurs outrageants.

Le plus grave encore est de laisser croire aux lecteurs que des pratiques indignes seraient tolérées dans nos établissements, alors que les professionnels, à chaque instant, s’efforcent de donner une place aux résidants en tant qu’acteurs de la cité.

La dignité des ésidants étant intangible, en actes comme en paroles, les employés des établissements membres de la Fegems se sont engagés à non seulement respecter la charte éthique10, mais à utiliser les espaces de concertation, de supervision et d’analyse des pratiques, ainsi qu’à promouvoir le référentiel qualité-métier et la formation continue. Tous ces moyens garantissant un accompagnement de qualité pour la Fegems11, et cela indépendamment des contraintes économiques qui pèsent sur le secteur.

 


1. Pour plus d’informations sur les EMS et les résidants, vous pouvez vous référer à ce lien :

https://www.ge.ch/statistique/tel/publications/2018/informations_statistiques/autres_themes/is_etablissements_sante_01_2018.pdf

2. http://ge.ch/grandconseil/search?search=IN+125

3. Pour avoir davantage d’informations sur le mode de financement des EMS, vous pouvez vous référer au projet de loi relatif aux indemnités délivrées par l’Etat aux EMS pour la période quadriennale 2018- 2021, en particulier les pages 15 et 16.

4. A la Fédération genevoise des EMS (Fegems), la tradition est d’écrire le mot « résidant » avec un « a »: c’est l’idée de quelqu’un qui réside vraiment, qui est implanté, qui a son domicile là. Alors qu’un « résident » avec « e », comme un résident d’une villa par exemple, est celui qui réside mais avec l’idée de ne pas rester, d’aller ailleurs; ce terme ne rendrait pas suffisamment compte de cette réalité.

5. Article de la Tribune de Genève du 10 avril 2018 : https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/On-devient-les-adeptes-du-jete-de-vieux/story/29612269

6. Article de La Tribune de Genève du 2 avril 2018 : https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Les-EMS-genevois-sont–les-plus-remplis-de-Suisse/story/25041038

7. Pour information, les EMS genevois sont tenus, dans le cadre du contrat de prestations, de composer leurs équipes soignantes, de respecter une répartition en trois tiers : un tiers de personnes non qualifiées, un tiers de personnes qualifiées (AFP ou CFC ou équivalent), un tiers de soignants avec formation supérieure (HES ou équivalent). Pour en prendre connaissance, voici le projet de loi relatif aux contrats de prestations de la période quadriennale en cours : http://ge.ch/grandconseil/data/texte/PL12234.pdf

8. Article de La Tribune de Genève du 1er avril 2018 : https://www.tdg.ch/suisse/Pres-de-300-EMS-ont-reduit-leur-personnel-soignant-qualifie/story/22329317

9. Le secteur représente près de 4000 équivalents temps plein à Genève, ce qui signifie que les 54 EMS du canton réunis figurent sur la troisième marche du podium des employeurs les plus importants du secteur public et subventionné à Genève, derrière l’Etat et les HUG. Pour plus d’informations, il est possible de se référer au bilan social de l’Etat et des institutions autonomes ainsi qu’au rapport de janvier 2018 de l’Office cantonal de la statistique.

10. A l’aide de ce lien, vous pouvez prendre connaissance des activités du Conseil d’éthique de la Fegems et prendre connaissance de ses publications.

11. Pour plus d’informations sur la Fédération genevoise des établissements médico-sociaux, vous pouvez vous rendre sur le site www.fegems.ch et ainsi prendre connaissance des publications et des actualités de la Fegems.

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