Économie Le 29 décembre 2013

Yann Koby

Par Yann Koby

Expliquer le miracle botswanais: croissance et développement économiques

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Expliquer le miracle botswanais: croissance et développement économiques

© unsw.edu.au

Près de 10’000%. C’est l’insolente croissance qu’affiche le PIB réel par habitant du Botswana entre 1966 et 2013; une des plus élevées de ces dernières décennies. En effet, lors de son indépendance en 1966, le Botswana était un pays extrêmement pauvre : le revenu réel par habitant pour 1966 se situait entre 70$ et 300$ suivant les mesures, soit moins d’un dollar par jour1. Seuls vingt kilomètres de route existaient, et une maigre centaine de citoyens possédaient alors un diplôme du secondaire2. En 2012, le PIB réel par habitant indiquait 6’600$3. Ajusté au coût de la vie, il se tient aujourd’hui entre 10’000 à 14’000$ suivant la méthode utilisée4, plaçant le pays au même niveau que la Turquie ou le Mexique, et bien au-dessus du Brésil, de la Chine ou de la Tunisie !

En comparaison locale, le contraste est encore plus frappant. Le graphique ci-dessous retrace l’évolution du PIB par habitant au Botswana et quelques pays voisins, ainsi que la moyenne pour l’Afrique subsaharienne. Le Botswana sort incontestablement du lot, avec une croissance forte et régulière depuis son indépendance jusqu’à nos jours.

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Qu’est-ce qui explique – ou n’explique pas – de telles disparités ? Pourquoi ce pays, sans même un accès à la mer et sans aucunes particularités si ce n’est d’importantes réserves de diamants – mais ses voisins sont également richement dotés en ressources naturelles –, est-il parvenu à devenir une des success stories du continent africain ?

Ces questions s’inscrivent dans une thématique plus générale encore : pourquoi, après tout, certaines nations sont-elles plus riches que d’autres ? Est-ce dû à la contingence de l’Histoire, la géographie, la religion, la culture, l’ignorance des dirigeants ? De nombreuses théories existent à ce propos, et déterminer lesquelles sont légitimes est de toute importance : rappelons-nous tristement que, pour Hitler, c’était la race qui expliquait les différences entre les nations.

Et qui, aujourd’hui, n’a pas déjà lu ou entendu dire que les Africains sont pauvres parce qu’ils sont inaptes au travail ou paresseux ? De même, nombreux sont ceux qui soutiennent que certaines religions ou cultures sont plus « adaptées » au développement économique que d’autres. Par exemple, l’islam ou les cultes ancestraux africains sont parfois décriés comme incompatibles avec le développement, au contraire de l’éthique protestante chère à Max Weber5. D’autres assertent que les dirigeants des pays pauvres commettent systématiquement des erreurs politiques de par leur ignorance, expliquant ainsi les inégalités de développement.

Dans le cadre de cet article, je m’efforcerai de discuter la pertinence de ces théories à la lumière de quelques exemples parlants, dont notamment le Botswana.

L’approche comptable

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© wikipedia.org

Les chercheurs en sciences sociales ont depuis longtemps aspiré à expliquer les différences de développement économique entre les nations. L’approche la plus simpliste s’inspire de la comptabilité : on mesure dans un premier temps les quantités de facteurs de production dont chaque nation dispose. Ces derniers incluent notamment le capital physique (machinerie, infrastructures, etc.), le capital humain (le niveau d’éducation moyen des citoyens, la qualité de l’enseignement), les ressources naturelles et la santé de ses citoyens, pour citer les plus importants. Puis, on utilise ces quantités de facteurs pour en déduire ce que devrait être le niveau de développement théorique. Enfin, on compare ces niveaux théoriques à la réalité. Plus précisément, on calcule le pourcentage de variation théorique qui permet d’expliquer les variations observées.

Si elle peut expliquer jusqu’à 50% des différences de PIB par habitant6, cette approche souffre cependant de deux maux. Premièrement, 50% restent totalement inexpliqués : c’est ce solde que l’on appelle résidu de Solow, censé représenter la productivité technologique (ou l’ignorance des économistes, c’est selon). De nombreux auteurs se sont engagés à expliquer ce résidu, par exemple en étudiant la dynamique des investissements en Recherche & Développement, ou en mesurant l’importance de l’éducation tertiaire7. Une autre stratégie consiste à analyser la répartition des facteurs de production. Dans une interprétation strictement économique, il est possible que les pays pauvres le soient parce qu’ils utilisent mal les ressources dont ils disposent ; par exemple en les gaspillant dans de grandiloquents projets d’État au lieu d’investir pour la formation d’une industrie compétitive. Un article récemment publié dans le prestigieux Quarterly Journal of Economics montre ainsi qu’une part significative de la croissance chinoise est due à la réallocation de ces facteurs de production du secteur public, peu efficient et corrompu, vers le secteur privé8.

Néanmoins, et c’est là son principal problème, cette approche est purement positive et non normative : elle n’explique pas pourquoi ces différences existent ; elle ne fait que les constater. Il faut donc faire appel à d’autres théories pour faire parler ces variations. L’ouvrage de Daron Acemoglu (MIT) et James Robinson (Harvard), Why Nations Fail9, revient justement sur quelques-unes de ces théories, pour mieux démontrer leurs limites.

Expliquer le développement économique

L’hypothèse géographique s’inspire du constat que la majorité des pays riches d’aujourd’hui sont présents dans des latitudes éloignées de l’équateur. Ainsi, les différences de température et climat expliqueraient pourquoi il est relativement plus aisé de travailler dans des climats tempérés, également moins enclins aux maladies tropicales. Mais déjà là, cet argument bute sur l’exemple botswanais : le climat, de même que la faune et la flore, y est similaire à celui de ses voisins, alors même que le Botswana est significativement plus riche. De la même manière, la Belgique et le Luxembourg, ou Israël et le Liban, disposent de conditions climatiques similaires mais avec d’importantes différences de PIB réel par habitant.

L’hypothèse religieuse ou culturelle, voire raciale, prétend que certaines formes de cultes ou d’éthique favorisent plus ou moins le développement. Pourtant, le Botswana et l’ensemble de ses voisins possèdent tous une large majorité de croyants chrétiens, jetant déjà le doute sur la version religieuse. De plus, le Botswana est majoritairement composé de Tswanas, appartenant à la famille ethnique Tswana-Sothos, également présente en Afrique du Sud et majoritaire au Lesotho. Cependant, ce dernier est significativement plus pauvre que son voisin botswanais. Pour donner un autre exemple marquant, les peuples de Corée du Nord et du Sud partagent – ou partageaient, avant que le 38ème parallèle ne les sépare – la même culture, les mêmes croyances religieuses et les mêmes ancêtres. Toutefois, les premiers vivent aujourd’hui avec 5$ par jour en moyenne, contre environ 90$ pour leurs voisins du Sud10.

En comparant les agissements des dirigeants coréens au-dessus et en-dessous du 38ème parallèle, il est tentant de suggérer que, si les pays pauvres le sont, c’est parce que leurs dirigeants ont régulièrement au cours de leur histoire pris de mauvaises décisions. Celles-ci s’accumulant au fil des années, il en résulte l’actuelle disparité des revenus observée au niveau mondial. Cette hypothèse, « l’ignorance » des dirigeants, est particulièrement prisée parmi les économistes. En effet, la théorie économique suggère que l’État possède un rôle important d’investisseur et de régulateur des marchés, en particulier lors du développement précoce de l’économie, où les infrastructures d’État sont cruciales.

Les dirigeants des pays pauvres, plus « ignorants » que leurs pairs des pays riches, auraient donc systématiquement adopté des politiques économiques peu efficientes, ou manqué de comprendre ce rôle de l’État dans l’économie. Pour pallier à ces manquements, il conviendrait donc « d’éduquer » les dirigeants des pays sous-développés. Si cette analyse possède certainement une part de vérité, elle ignore totalement les contraintes qui pèsent sur ces mêmes dirigeants. Par exemple, leur maintien au pouvoir dépend parfois de leur capacité à satisfaire certains groupes influents. Acemoglu & Robinson présentent le cas éclairant du leader indépendantiste ghanéen Kwame Nkrumah, dont la politique industrielle désastreuse ruina le pays. Pourtant, ce dernier écrira plus tard être conscient de l’aberration des investissements conduits par son gouvernement, mais avoir agi par pure nécessité politique11.

Un constat peu satisfaisant

Ces hypothèses, bien que brièvement présentées, ne semblent pas satisfaisantes, ou trop faciles. Un dénominateur commun aux différentes situations présentées existe toutefois. Le Botswana, depuis son indépendance, vit en démocratie et n’a pas connu la guerre civile. Tout le contraire de ses voisins, dont nombre d’entre eux ont subi des dictatures, parfois ségrégationnistes, et de violentes guerres civiles. Les Sud-Coréens, eux, élisent leurs dirigeants depuis la fin des années 1980, et vivent dans un pays où la liberté de commerce existe. Tout le contraire de leurs frères du nord, qui vivent sous le joug de la dictature communiste, et subissent de récurrentes famines.

La différence entre le Botswana et ses voisins, la Corée du Nord et du Sud, n’a rien à voir avec la géographie, l’ethnie ou la culture. Si les dirigeants nord-coréens peuvent être blâmés, encore faut-il comprendre comment ils ont été amenés à prendre ces mauvaises décisions. La différence, ce sont les institutions étatiques qui régissent la vie politique et économique. Ces dernières contraignent notamment la liberté d’action des dirigeants. Lorsqu’on compare les deux Corées, les institutions politiques comme économiques sont complètement différentes. De même, le Botswana n’a pas hérité de la même manière que ses voisins des institutions coloniales imposées par les Européens. Des différences que nous verrons dans la suite de cet article, à paraître demain !


1 Banque mondiale, prix constants en $ de 2005. http://www.worldbank.org/en/country/botswana/overview

2 D. Acemoglu et P. Robinson (2012), Why Nations Fail, p.409

3 Banque mondiale, prix constants en $ de 2005. http://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.PCAP.KD

4 10’000$ : PWT 8.0, prix constants en $ de 2005, ajustés pour la PPA. http://www.rug.nl/research/ggdc/data/penn-world-table 14’000$ : Banque mondiale, prix constants en $ de 2005, ajustés pour la PPA. http://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.PCAP.PP.KD

5 Sur les relations entre islam et développement économique, voir http://www.observatoiredesreligions.fr/spip.php?article136

6 Ajusté pour la PPA. CREI Lectures, F. Caselli (2010) http://personal.lse.ac.uk/casellif/L1.pdf

7 Pour plus de détails, voir les théories de la croissance endogène, par exemple  Paul Romer (1990, http://ideas.repec.org/a/ucp/jpolec/v98y1990i5ps71-102.html) , ou Philippe Aghion et Peter Howitt (2009, http://www.amazon.com/Endogenous-Growth-Theory-Philippe-Aghion/dp/0262011662)

10 PIB par habitant, ajusté pour la PPA. CIA World Factbook https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/

11 D. Acemoglu et P. Robinson (2012), Why Nations Fail, p.65

Commentaires

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Yann K.

Merci pour ce commentaire détaillé. Je ne peux que suivre ton analyse! D'ailleurs, c'est sur ce point que je conclus…

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Robinobino

Concernant la gouvernance du Botswana,l'éducation des dirigeants mérite quelques apports. En 1966, le premier président Botswanais élu démocratiquement est Seretse…

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Nicolas

Merci pour cet article dont j'attends la poursuite. Petite remarque au sujet de quelques autres pays auxquels il est fait…

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Yann K.

Merci pour ce commentaire détaillé. Je ne peux que suivre ton analyse! D’ailleurs, c’est sur ce point que je conclus l’article qui suit (si tu as eu l’occasion de le lire): « Rela­ti­ve­ment épar­gné par l’histoire colo­niale, il eut la chance de connaître un pré­sident hon­nête et dis­po­sant d’un vrai pro­gramme écono­mique, Seretse Khama. Celui-ci mit en route une solide indus­trie d’exportation, d’abord basée sur la viande puis sur les dia­mants, qui assu­rera la pros­pé­rité du pays. »

Au plaisir d’en rediscuter! Yann

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Robinobino

Concernant la gouvernance du Botswana,l’éducation des dirigeants mérite quelques apports. En 1966, le premier président Botswanais élu démocratiquement est Seretse Khama. Il est issu d’une famille royale (tout comme Nelson Mandela), ce qui lui confère une grande légitimité auprès du peuple. Son successeur (Ketumile Masire) est son vice-président et son fils est l’actuel président.
Seretse Khama a fait ses études en Afrique du Sud et en Angleterre (le mec sort de Oxford, et c’est pas de la gnognote). Il a toujours maintenu de bonnes relations avec la couronne britannique et l’indépendance s’est passée de manière pacifique. Nous avons donc un homme éduqué dans les hauts cercles de la civilisation occidentale, qui a mis en place des politiques agricoles cohérentes, qui a su ne pas s’embarquer dans les conflits de ses voisins, et qui a pris des décisions de développement intelligentes en général ( bien que le taux de sida soit un des plus élevé d’Afrique). Tout ceci sur un territoire qui culturellement délègue encore aujourd’hui une certain pouvoir à un système clanique. Pour l’avoir constaté, un déplacement dans un village commence d’abord par une visite au chef et l’approbation par le chef du séjour sur ses terres. This is africa!

Plutôt qu’un miracle, nous avons un exemple de gouvernance à l’africaine qui a plutôt bien tourné. Le miracle serait que les autres dirigeants s’en inspirent(Mugabé en tête, avec Zuma qui le suit dans l’ingérence de pas très loin…). En Afrique australe, on peut s’attendre à une progression du Mozambique et de la Zambie puisque les voilà sortis depuis plusieurs années de leurs conflit intérieurs respectifs et que des investissements sont en cours(boom touristique). Quid de la Namibie? Bien que plus faible sa croissance (en PIB par habitant) semble suivre le même trend que le Botswana depuis le début des années 90.

Quoiqu’il en soit, merci pour l’article. la critique des différentes théories est implacable. Le Botswana mérite qu’on parle de lui plus souvent.

Bonne suite.

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Nicolas

Merci pour cet article dont j’attends la poursuite. Petite remarque au sujet de quelques autres pays auxquels il est fait référence, je veux parler de l’Israël, de la Corée du Sud et de la Corée du Nord. Il me semble qu’une des dimensions qu’occulte l’article est de considérer le rôle de l’aide financière extérieure dont bénéficient ou ont bénéficié ces pays. Israël et la Corée du Sud sont deux pays qui doivent leur développement en grande partie au soutien politique et économique des USA (encore de nos jours, le gouvernement américain finance l’état d’Israël à hauteur de 3 milliards par année, si je ne me trompe pas). En revanche, la Corée du Nord, qui avait été elle aussi largement soutenu économiquement du temps de l’URSS,a mal su continuer à fonctionner après la chute du bloc soviétique ; pire, depuis les années 90 je crois, elle subit des sanctions économiques et un embargo de la part des USA (bien sûr, cela n’enlève rien au mauvais choix qui peuvent être ceux des dirigeants nord-coréens en matière de politique économique…). On peut donc aussi – et je sais que cela complique beaucoup les choses – tenir compte des aspects de politique internationale, en tenant compte notamment de l’attitude des grandes puissances vis-à-vis des pays plus modestes et comparables à plus d’un titre, mais dont les économies diffèrent pourtant radicalement. Car comment savoir si un pays comme Cuba n’aurait pas de nos jours une économie aussi peu développée si ce pays ne subissait pas depuis des décennies un embargo économique de la part des USA? Ainsi, le facteur politique est évidemment déterminent dans le développement économique d’un pays, tu l’as très bien montré ; mais les pressions ou les aides internationales des grandes puissances jouent tout aussi bien un rôle déterminant, il me semble… Peut-être avais-tu déjà eu l’intention de développer ce facteur dans la suite de ton article… Bonne continuation. Nicolas.

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Andrea

Marrant j’ai terminé l’ouvrage « Why nations fail » hier alors je me réjouis de savoir ta position sur le développement des institutions botswanaises comme cause fondamentale de la croissance de ce pays. Belle mise en bouche en tout cas

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