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Dans le précédent article, nous avions vu que les théories du développement basées sur la géographie, la culture, l’ethnie ou l’ignorance des dirigeants n’étaient pas à même d’expliquer pourquoi les nations diffèrent significativement dans leur développement. C’est de ces manquements qu’est née la théorie dites des institutions, dont les figures de proue sont Daron Acemoglu et James Robinson. La clé de voûte de leur approche consiste à analyser la nature des institutions qui forgent le climat politique et économique des pays. On entend par « institution » les entités organisationnelles qui régissent la vie économique et politique : la constitution, l’organisation politique, les droits de propriété, etc.
On peut ensuite différencier ces dernières entre institutions inclusives et institutions extractives. Ces deux catégories, bien sûr, sont schématiques, et il n’existe pas de définition formelle. Cependant, l’idée est intuitive : les institutions extractives sont construites afin d’extraire un maximum de ressources de la population, dans une optique d’enrichissement et de maintien au pouvoir des élites ou du parti dominant. Les institutions inclusives, par opposition, cherchent à inclure une vaste proportion de la société dans les décisions politiques et économiques, par le biais de la démocratie et de la propriété privée par exemple, et redistribuent les ressources selon le mérite et/ou l’équité.
Bien sûr, les économies qui dépendent d’institutions extractives peuvent connaître la croissance économique : en effet, dans une logique extractive, plus de croissance implique également plus de ressources à détourner pour les élites, dont le pouvoir est alors renforcé. Cependant, l’argument clé des auteurs est de démontrer en utilisant l’Histoire qu’invariablement, cette croissance sous institutions extractives finit par s’éteindre, voire s’inverser : l’effondrement de l’Empire romain en est un exemple saillant.
Bien que simpliste, cette théorie s’avère puissante lorsqu’il faut retracer l’histoire économique mondiale. Comment naissent les différences institutionnelles ? Ce sont de petites variations, couplées aux aléas de l’Histoire, qui expliquent la mise en place d’institutions inclusives. Ainsi, les conquêtes de Napoléon jouèrent un rôle crucial en implémentant des institutions inspirées des idéaux de la Révolution française un peu partout en Europe (il participa, notamment, à la création d’une certaine Confédération helvétique). Puis, se mettent en place des cercles vertueux : une fois la société dans son ensemble mise au pouvoir, il devient toujours plus difficile de revenir en arrière. Lorsqu’on a goûté suffisamment longtemps à la démocratie, la perspective d’un retour à un régime autoritaire devient nulle. Au contraire, les institutions tendent à devenir de plus en plus inclusives : vote des femmes, abolition de l’esclavage, puis de la ségrégation, etc.
À l’opposé, une fois les institutions extractives mises en place, les déloger devient une tâche ardue. La raison est simple : les éventuels révolutionnaires, bien que portés par leurs idéaux, réalisent une fois au pouvoir qu’ils ont besoin des ressources extractives pour maintenir leur contrôle et leurs privilèges. L’Histoire est remplie d’exemples de révolutionnaires devenus tyrans, de Robespierre à Staline. Les nombreuses révolutions, contre-révolutions et guerres civiles africaines, et plus récemment les déceptions de l’ère post-Printemps arabes en sont les tristes témoins.
Colonisation et institutions en Afrique australe
À ce jeu-là, le Botswana fait pourtant figure d’exception en Afrique australe. Depuis son indépendance en 1966, il a tenu régulièrement des élections démocratiques et n’a pas connu la guerre civile, au contraire de l’ensemble de ses voisins. Ainsi, il a pu développer des institutions inclusives qui ont permis à une partie significative de la société de participer au succès économique du pays : bien que les inégalités y soient importantes, les pauvres y sont bien mieux traités que dans les pays voisins. Pour preuve, malgré l’épidémie de SIDA qui le frappe de plein fouet, le pays est capable d’atteindre un taux de patients traités aux antirétroviraux de plus de 95% selon un récent rapport de l’ONUSIDA1, contre 50% en moyenne en Afrique subsaharienne2. 96% des Botswanaises enceintes séropositives sont à présent capables de donner vie à un enfant sain3.
Comment le Botswana a-t-il pu développer de telles institutions, là où la quasi-totalité des nations africaines a échoué? Bénéficierait-il d’une bénédiction des dieux ? Un peu, oui : l’Histoire plaça au sommet de l’État tout juste indépendant des hommes désireux de faire le bien de leur peuple, par opposition, par exemple, au voisin zimbabwéen victime d’un régime ségrégationniste puis du dictateur Mugabe. Mais c’est avant tout dans l’histoire institutionnelle du pays, et notamment l’histoire coloniale, que se trouve la réponse, comme le démontrent habilement Acemoglu & Robinson.
Premièrement, les Tswana avaient développé, déjà avant la colonisation britannique, des institutions politiques peu communes par rapport aux normes africaines. En particulier, il existait la Kgolta, sorte d’assemblée tribale populaire où étaient discutées démocratiquement les affaires courantes et les décisions importantes4. Ce qui en faisait une institution inclusive, pour reprendre le terme utilisé par les chercheurs, et ce d’autant plus que la Kgolta était capable de limiter les pouvoirs du Kgosi, le chef tribal5, qui était ainsi tenu responsable devant la communauté. La présence d’une telle institution explique dès lors en partie pourquoi, après l’indépendance, le pays n’a pas viré dans l’autoritarisme.
Cependant, d’autres groupes ethniques africains avaient développé de telles institutions (ne serait-ce que les Tswana d’Afrique du Sud). La pièce du puzzle manquante est l’importante histoire coloniale de l’Afrique australe. Les Européens ont, en effet, colonisé l’intégralité de cette dernière, comme le montre la carte ci-dessous. En 1924, la Grande-Bretagne avait établi des protectorats sur l’Afrique du Sud, le Botswana (Bechuanaland), le Zimbabwe (Rhodésie du Sud) et la Zambie (Rhodésie du Nord), et possédait sous mandat l’actuelle Namibie (Sud-Ouest Africain) autrefois allemande, alors que le Mozambique et l’Angola étaient sous contrôle portugais.
En envahissant ces régions, les différentes puissances coloniales participèrent évidemment à un triste affrontement pour le prestige de leurs empires respectifs. Mais elles cherchèrent également à extraire les abondantes ressources naturelles présentes, à commencer par l’Homme, puisque l’esclave fut une importante marchandise coloniale. Pour ce faire, les Européens remplacèrent les pouvoirs en place, souvent faibles, par de puissantes institutions extractives, contrôlées par des hauts commissaires délégués. Ces institutions, pour nombre de pays africains, signaient la naissance d’un véritable État centralisé, les Européens assurant un contrôle homogène des territoires en s’arrogeant les services des chefs locaux contre monnaie sonnante.
Le Botswana fut largement épargné par ce type d’institutions. Les auteurs de Why Nations fail citent un haut-commissaire britannique : « Nous n’avons aucun intérêt dans ce pays au nord du Molope [le Botswana] (…) nous le protégerons juste des pirates et des autres puissances extérieures, en y faisant le moins d’administration et d’installation possible ». Le pays, sans ressources avérées à cette époque et sans accès à la mer, avec un nombre d’habitants au mètre carré parmi les plus bas au monde, donc peu exploitable, n’intéressait personne.
Et c’est ce qui sauva le Botswana. Lorsque l’indépendance s’installa peu à peu sur le continent africain, le monde espérait la démocratie et la croissance économique. Il n’en sera rien. Les institutions extractives mises en place par les colons européens furent récupérées par les révolutionnaires, qui mirent en place leurs propres dictatures, et le cercle vicieux du pouvoir fit le reste6. S’ensuivirent révolutions et guerres civiles, et ce jusqu’à ce jour. Pas au Botswana. Relativement épargné par l’histoire coloniale, il eut la chance de connaître un président honnête et disposant d’un vrai programme économique, Seretse Khama. Celui-ci mit en route une solide industrie d’exportation, d’abord basée sur la viande puis sur les diamants, qui assurera la prospérité du pays.
Conclusion
La suite de l’histoire est connue. Aujourd’hui, le Botswana est le pays le plus riche d’Afrique subsaharienne, vierge de toute guerre civile et autres exactions meurtrières. Certes, tout n’y est pas rose : les inégalités y sont parmi les plus importantes au monde, l’industrie des diamants est en déclin et le chômage important. De plus, le parti au pouvoir – le parti démocratique botswanais – n’a jamais perdu une élection. Toutefois, comme le note Jean-François Médard dans Le Botswana Contemporain, c’est avant tout parce que le parti a su réagir aux attentes du peuple avec un programme économique et politique sérieux7, comme le montre le dixième plan national de développement, qui fait de la réduction des inégalités et de la diversification de l’économie des priorités.
Ce succès, comme nous l’avons vu à travers ces deux articles, n’est pas dû à des différences géographiques ou religieuses, ou même fondamentalement culturelles. Il s’agit, avant tout, d’une histoire d’institutions : comment l’ethnie tswana possédait déjà le germe de la démocratie ; comment le Botswana put éviter l’héritage d’institutions coloniales souvent dévastatrices ailleurs ; et comment le Botswana fut choisi par l’Histoire pour être gouverné par des hommes désireux de produire des institutions inclusives.
Quelle conclusion faut-il tirer de cet exemple de réussite ? Que les institutions jouent un rôle primordial dans l’histoire économique des pays, bien plus important que la géographie ou la culture. La prise de pouvoir de la société civile dans le jeu politique, en étant à l’écoute des critiques citoyennes (comme en démocratie, mais pas seulement), et dans la vie économique, via la propriété privée et le droit d’entreprise, sont les facteurs clés d’un développement économique soutenu.
Évidemment, cette analyse souffre de sa simplicité. Comment placer, par exemple, la Chine dans cet argumentaire ? Certains avancent que, bien qu’extractives, les institutions chinoises se sont largement libéralisées avec les réformes entreprises par Deng Xiaoping, et s’en est suivi l’important développement économique que l’on connaît. Les auteurs, toutefois, prédisent à la Chine un avenir peu glorieux, étant donné la toute-puissance du parti communiste. De même, toutes les démocraties actuelles ne se valent pas, et certains argumentent que les institutions d’aujourd’hui ne sont plus assez inclusives, ou que la propriété privée est trop restrictive. À débattre !
1http://www.unaids.org/en/dataanalysis/knowyourresponse/countryprogressreports/2012countries/ce_BW_Narrative_Report[1].pdf
3http://www.unaids.org/en/dataanalysis/knowyourresponse/countryprogressreports/2012countries/ce_BW_Narrative_Report[1].pdf
4Site de l’ambassade du Botswana au Japon. http://www.botswanaembassy.or.jp/culture/body2_1.html
5 Ibid.
6 Acemoglu, Johnson et Robinson (2003), dans un article à grand bruit, mesurent ainsi que les pays « moins » colonisés bénéficient aujourd’hui d’un PIB par habitant significativement plus élevé. Ils utilisent les taux de mortalité des colons européens pour mesurer l’emprise de ces derniers sur les institutions locales. http://economics.mit.edu/files/4123
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