L'encrier Le 14 septembre 2017

Il est temps

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Il est temps

[L.Bouvier]


Après plus d’un an à Haïti, « Il est temps » pour Livia Bouvier de quitter cette île. Ses pérégrinations sont à suivre sur la page facebook de son blog Conscience de Poche.


 

31.07.2017

 

– Juin –

Je suis assise dans l’entrée de ma maison, sous le bougainvillier. Le front perlé de sueur, alors que je ne bouge presque pas. Seulement mes doigts qui courent sur le clavier, avec leur petit tacatac familier et le tssak de la barre d’espace pour les rythmer. Le tout presque couvert par le ronronnement monotone du ventilateur. Chaleur… Les dalles grises de l’allée sont presque invisibles, noyée dans la lumière d’un soleil sans pitié. À chaque fois que je lève la tête et que j’éternue d’éblouissement, sûrement, un paysan quelque part dans l’arrière-pays regarde son jardin [champ] avec anxiété.

Haïti, fin juin. Saison des pluies. Mais il ne pleut pas…

 

– Juillet –

Depuis presque un an, je foule la terre meurtrie de cette demi-île concave : comme deux bras ouverts vers le monde, un au Sud, l’autre au Nord… Et l’île de la Gonâve, petite tête en lévitation au centre de la baie des invasions… On laisse la partie basse de cet étrange corps pour les Dominicains. Eux, dit-on, ils ont su quoi en faire…

Réalités tronquées, magies noires, odeur de la viande de chèvre. Haïti, pays des tristes constats. Des faux espoirs, des vraies déceptions. Mais Haïti chérie… tant chérie. Son nom dans toutes les chansons, graffé sur les murs poussiéreux, brodé sur les chapeaux, sur les chaussures, s’échappant de toutes les bouches.

Ici, on en parle si bien. On la connaît, si intimement. On la soutient, on la supporte, avec le poids de l’Histoire, le poids du quotidien. Le poids du futur, même, parfois…

Et on la raconte. De toutes les couleurs.

Qu’ai-je compris de toutes ces histoires? Ai-je, ne serait-ce qu’effleuré la réalité de cet autre monde, en aurais-je seulement observé longuement la façade, d’un air un peu hagard?

En quelques pages, j’ai essayé de décrire ce que j’ai imaginé, ce que j’ai ressenti, peut-être tout de travers, de l’île aux milles mystères… J’avais tant de choses à dire encore… des choses graves, des choses tristes, des choses magnifiques. Des petites choses exceptionnelles et quotidiennes, que j’ai vécues si vite que je n’ai pas pris le temps de vous en parler : comme par exemple, le fait que les Haïtiens utilisent – dans le langage – le dollar haïtien, monnaie qui n’a jamais existé, et qui représente cinq fois la valeur de la gourde. Ou encore, que les artères principales de Port-au-Prince ont plusieurs noms : un officiel, lisible sur les cartes, et sur quelques improbables panneaux, mais que les habitants de la capitale n’utilisent jamais et ne connaissent même pas. Et l’autre nom, celui que les gens utilisent, mais qui n’existe pas officiellement : la panaméricaine se révèle lorsqu’on la nomme Bourdon, la John Brown devient Canapé Vert, la Lamartinière est Bois Verna…

Combien d’autres petites chose encore?

Mais il faut s’en aller.

Une semaine, le monde est autre. Port-au-Prince a revêtu sa robe de passé…

Je marche dans ces rues surpeuplées et grouillantes, comme dans un mirage où se fondent hier et demain. Les mêmes marchandes, chaque jour un peu plus fatiguées, chaque jour souriantes encore. Ces mêmes chansons, dans l’air d’une fin d’après-midi poussiéreuse. Ces mêmes vendeurs d’arts à la sauvette guettant l’inimaginable Blanc qui apparaîtrait au détour d’une rue. Des chiens pourris, que personne n’aime, et des gens pourris aussi, que tout le monde ignore.

 

Devant la prison, cette longue file résignée. Mères, épouses, petites-amies, frères parfois, qui attendent patiemment pour passer un sac en plastique contenant un repas à l’emporter de l’autre côté du mur : la plupart n’ont pas de nouvelles de l’homme qu’elles aiment et qui croupit depuis des mois dans cette fabrique à moribonds. J’avais participé à la rédaction d’un rapport, en janvier dernier, pour dénoncer qu’on laissait mourir de faim plus de vingt hommes par mois, seulement dans ce pénitencier.  Manque de moyens de la prison et mauvaise gestion des autorités, mais surtout indifférence générale. La plupart d’entre eux, comme plus de 80% des prisonniers haïtiens, n’avaient jamais vu un juge, et attendaient leur condamnation ou leur libération. Ou simplement de savoir pourquoi ils étaient là. Parmi eux, Makenson, 19 ans, arrêté en juin 2016 pour avoir volé un téléphone. Il était alors en bonne santé. En prison, la tuberculose et la faim ne lui ont laissé aucune chance. Qu’aura pensé l’employé administratif au moment d’écrire à la main le nom de ce gamin sur le registre des décès en janvier 2017? Rien peut-être. Un de plus. Ou un de moins. Cela dépend de la perspective…

Le rapport avait fait un tollé, en Haïti comme à l’international.

Six mois plus tard, me revoilà, une fois encore devant cette bâtisse en ruines, aux portes de l’absurde. Les familles continuent d’attendre, longtemps, avec leur sac en plastique, sous le soleil massacre de juillet… Pour eux, rien n’a changé. Je m’arrête quelques minutes. J’aimerais pouvoir leur dire quelque chose. Un mot de solidarité. Mais je sais ce qui se cache derrière ces murs. J’aime les mots. Mais aujourd’hui, devant les portes du pénitencier, ils ne me sont d’aucune utilité.

Je tourne le dos à la prison. Une partie de mon âme restera là, un sac en plastique à la main dans la file de ceux qui n’ont pas perdu espoir.

Je vais saluer ces quelques personnes qui ont fait partie de ma vie depuis mon arrivée ici : Elmane, la marchande de légume, qui rajoutait toujours un oignon ou quelques tomates dans mon sac avec son air fier et complice. Nazon, le vendeur de chargeurs de téléphone, qui arrêtait les taptaps pour moi, et me rappelait à chaque fois de faire attention à mes affaires. Le vieux cordonnier presque aveugle qui avait une fois recousu mes chaussures avec un fil de la mauvaise couleur et ça l’avait rendu un peu triste au début. La dame du coin de la rue et ses noix de coco, l’autre dame du coin de l’autre rue avec ses pastèques et celle d’à-côté, qui passe ses journées à peler les cacahuètes. La dame violette de Dieu-Tout-Puissant Boutique qui prépare de petits pâtés tout secs… Et tous les gamins de la rue, avec leur petit chiffon et leurs pantalons troués. Blancs de poussière… Et les chèvres et les chiens du quartier aussi, faut pas les oublier.

Au revoir tout ce petit monde.

Demain, le bus m’emmènera de l’autre côté de la frontière. Demain déjà, j’aurai de la peine à croire que tout cela puisse exister.

 

À bientôt Haïti Chérie, garde une petite place pour moi dans ta folie…

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