Société Le 4 août 2013

Le juriste de l’histoire

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Le juriste de l’histoire

Logo de la Cour pénale internationale.

On connaissait l’historien du droit. Avec l’instauration des tribunaux pénaux internationaux, voici que pourrait apparaître le juriste de l’histoire. L’article qui suit est une vision tout aussi théorique que pessimiste sur l’influence que ce phénomène pourrait avoir sur la recherche historique1.

Celle-ci, en effet, naît d’un luxe: la consultation d’archives, souvent publiques, des archives qui sauf exception2 ne sont accessibles qu’après une durée légale correspondant au temps estimé avant que ces dernières perdent leur actualité. La loi garantit du reste le libre accès aux archives publiques dans la limite des durées de protection3. La consultation des archives pour la recherche en histoire contemporaine se heurte donc habituellement aux impératifs de protection des personnes. Tout comme le pouvoir judiciaire, ceux-ci priment la recherche historique, mais ne font que la différer. Il serait effectivement compliqué d’imaginer que tout un chacun puisse consulter et publier les pièces d’un procès en cours. Ainsi, les archives publiques ne laissent à la libre consultation que les documents suffisamment anciens pour plus intéresser les historiens que les chroniqueurs judiciaires4.

André Franquin, Gaston Lagaffe, tiré de http://www.unifr.ch/archives/fr/archives/consultation

André Franquin, Gaston Lagaffe, tiré de http://www.unifr.ch/archives/fr/archives/consultation

La grande facilité d’accès à la majorité des archives publiques en Suisse et notamment à Genève tend à faire oublier que l’archivistique est un enjeu important pour un Etat5. Néanmoins, à l’avenir la consultation de certaines archives pourrait bien être complexifiée. Et je ne parle pas ici de contrôle d’identité ou du port de gants. Pourquoi alors? Disons qu’il s’agit là d’un dégât collatéral de la création des organes de justice internationale qui ne sont qu’une des manifestations d’un mécanisme de «juridisation» plus général. Avec les Tribunaux pénaux internationaux se généralise une notion juridique intéressante: l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.

N’étant pas juriste, je n’oserai pas débattre plus avant de cette notion, seule son application au domaine de l’archivistique m’intéressera ici. On peut traduire ce phénomène comme le gain d’une dimension supplémentaire pour le droit. Avec l’avènement du droit international, il ne s’exerçait déjà plus sur un territoire limité. Voici qu’il ne se limite plus non plus dans le temps. Or cette temporalité limitée était justement le modus vivendi grâce auquel les historiens et juristes cohabitaient6.

Puisque les crimes contre l’humanité et les réparations morales qu’ils entraînent ne sauraient être limités dans le temps, on arrive à imaginer que les délais légaux de publication puissent s’éterniser.

Il y a quelques mois, une action en justice contre l’Etat français de la part de descendants d’esclaves demandant des réparations financières7 témoignait de la lente, mais réelle, juridicisation du passé. Certes, cela a été jugé irrecevable par les tribunaux français. Et à lire la presse et ses commentateurs de métropole, de telles demandes d’indemnisation paraissent passablement déplacées, où elles prêtent à sourire8 ou conduisent à réciter la liste infinie des spoliations perpétrées au cours des siècles9. Derrière ces réactions se cache un enjeu fondamental: est-il pertinent de coller nos catégorisations et notre perception actuelle de la justice au passé? Et puisque les pouvoirs législatifs et exécutifs s’excusent du passé10, pourquoi ne pas recourir au pouvoir judiciaire? Le Mouvement International pour les Réparations à l’origine de l’action contre l’Etat français ne désire pas uniquement la reconnaissance nationale, des excuses officielles ou une place dans la mémoire nationale, il exige des réparations financières. Il octroie pour cela un usage juridique à des archives suffisamment anciennes pour être libérées de tous délais légaux. De fait, l’Etat devient justiciable du passé.

Si la parution du moindre article risque de provoquer des poursuites à l’encontre du producteur des archives, leur consultation risque également de se complexifier. Ainsi, il serait compréhensible que dans un monde où la temporalité a perdu toute valeur11, la place faite à la recherche et à la diffusion d’un savoir historique tende à disparaître.

tiré de http://www.europe1.fr/France/Karachi-le-secret-defense-leve-1068299/ (consulté le 30.07.13)

Tiré de http://www.europe1.fr/France/Karachi-le-secret-defense-leve-1068299/ (consulté le 30.07.13)

Ce cas donne à voir de manière, un peu, caricaturale le problème de détemporalité de la justice. Mais les enjeux de la liberté d’accès aux sources historiques se retrouvent aussi pour ce qui constituera les sources de demain. Il serait envisageable que des historiens désirent travailler sur la documentation laissée par les commissions vérité et réconciliation qui caractérisent la volonté actuelle de réunification nationale à travers un processus de transition démocratique12. Si certaines de ces commissions ont publié d’office leurs résultats13, l’enjeu judiciaire risque de ne jamais permettre à quiconque d’accéder aux résultats d’autres commissions.

Je n’ai parlé jusqu’ici que des archives étatiques, car une certaine pérennité de l’Etat le rend plus susceptible de devoir répondre de son action passée. Néanmoins, les archives privées – notamment lorsqu’une fondation gère les archives d’une famille – pourraient également servir de pièces à conviction dans un procès pour crime contre l’humanité14. Ces sortes d’archives, si rares, pourraient ainsi cesser d’être mises à disposition de qui voudrait les exploiter.

Sans chercher à être absolument anodins, les historiens donnent à réfléchir sur les sociétés passées, mais également sur la société dans laquelle ils produisent leurs écrits. Tout en étant très révélatrices, les interventions de la justice dans un passé, qui était jusqu’à présent réservé aux historiens, risquent néanmoins d’être un frein pour la recherche historique.

 


[1] C’est pour cela qu’un coup d’œil aux principes de la liberté de la recherche et de l’enseignement scientifique de l’histoire de la société suisse d’histoire, pourra être profitable http://www.hist-pro.ch/fileadmin/user_upload/SSH-Principes.pdf (consulté le 30.07.13).

[2] Je pense notamment à la décision politique prise par Berne de rendre accessibles à la recherche les sources officielles concernant la Deuxième Guerre mondiale, dans le cadre du rapport Bergier.

[4] Quoique…

[5] Il suffit de faire une recherche dans des fonds d’archives départementales en France pour comprendre à quel point les archives en Suisse sont faciles d’accès.

[6] Ricoeur, P., « L’historien et le juge. » in La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, pp. 414-436.

[7] Colombet, B., «Une réparation de l’esclavage: l’Etat assigné en justice» in France-Guyane, 10.01.2013, http://www.franceguyane.fr/actualite/une/reparation-de-l-esclavage-l-etat-assigne-en-justice-149176.php (consulté le 01.06.13).

[9] Du reste, pour rire les communes de la rive gauche du canton de Genève et la Haute Savoie devraient exiger de la Confédération la restitution (avec 2073 ans d’intérêts) des stocks de blés réquisitionnés par César pour nourrir les Helvètes.

[10] Avec, par exemple, l’installation de la plaque commémorative de Bel-Air qui sert de prétexte pour dénoncer les crimes commis à l’encontre des homosexuels http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Bartholome-Tecia-noye-dans-le-Rhone-pour-crime-d-homosexualite-en-1566/story/11642752 (consulté le 15.06.2013).

[11] La représentation d’un temps s’écoulant linéairement est certes une métaphore, mais ne détruisons pas l’axiome de l’Histoire.

[13] Amnistier l’Apartheid. Travaux de la Commission Vérité et Réconciliation sous la présidence de Desmond Tutu, traduction française, Philippe-Joseph Salazar (dir.), Paris, Le Seuil, coll. « L’Ordre Philosophique », 2004, 352 p. Plus intéressant encore, la publication des résultats a permis la publication de critique de cette CVR Vérité, réconciliation, réparation, Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar (dir.), Paris, Le Seuil, Le Genre Humain, vol 43, 2004, 365 p.

[14] Je pense notamment à une structure comme la fondation des archives de la famille Pictet http://www.archivesfamillepictet.ch/ bien qu’en l’occurrence je ne connais pas suffisamment ses fonds pour savoir si on pourrait y trouver quoi que ce soit ayant un rapport éventuel avec un crime passé.

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