« La France, terre de migrants », récitait une inscription recouverte désormais par un tag sur le hangar de Tioxide, à Calais. © K. Dorier
Le 6 avril dernier, le Conseil municipal de Calais décidait d’ériger une clôture en béton autour du nouveau centre d’accueil de jour « Jules Ferry », dans la zone des Dunes à l’extérieur de la ville. Depuis la fermeture du centre de rétention de Sangatte en 2002, l’afflux de migrants à Calais n’a cessé d’augmenter, pour se stabiliser autour de 2500 personnes à l’été 2014. La politique européenne en matière de migration est de plus en plus critiquée, surtout après le naufrage d’un énième bateau en Méditerranée le dimanche 19 avril. Ces deux cas extrêmes sont les symboles d’une Europe qui a renoncé à ses principes par peur d’enflammer les partis extrémistes des États membres mais aussi, de manière plus incompréhensible, d’une Europe qui a décidé de laisser mourir ces migrants à ses portes ou sur son territoire. Retour sur la situation à Calais et en Méditerranée.
Les leçons de Calais
Fathi était en quelque sorte le « chef » du camp de Leader Price. Située sur un terrain vague derrière le supermarché de l’enseigne, la « jungle des Soudanais », comme elle était aussi appelée, regroupait environ 250 à 300 hommes du Soudan et du Darfour, logés dans des tentes Décathlon salies par la terre et le vent ou dans des abris en bois, construits grâce aux donations des particuliers et des associations locales. Il y avait en tout six différents sites à Calais : le Leader Price, exclusivement soudanais, le squat BCMO, où 30 Soudanais étaient regroupés, l’église et le hangar des Syriens en plein centre (30 personnes), le squat Galloo, seulement un lieu de passage pour beaucoup, comptant entre 300 et 350 personnes de différentes origines (Soudan, Afghanistan et Syrie principalement), le bois Dubrulle, et Tioxide, le plus grand site, vaste « jungle » à ciel ouvert qui comptabilisait entre 700 et 1000 personnes environ.
Stagiaire chez l’association Médecins du Monde à l’hiver 2015, lorsque la situation était relativement stable, j’ai été témoin de la décision de la Mairie de Calais d’expulser les migrants au printemps. Les différentes associations présentes à Calais se concentraient donc sur les « jungles », essayant d’aider du mieux qu’elles pouvaient. Médecins du Monde avait mis en place un camping-car, une « Washmobile », qui proposait des douches aux migrants sur trois sites différents pendant la semaine. Vingt douches par jour, bien trop peu, mais le maximum au vu des ressources disponibles. Surtout, cela donnait un espace chauffé aux migrants, plus intime que le camp et le froid de Calais, où ils pouvaient discuter librement et selon leurs envies avec les bénévoles, en buvant une tasse de thé ou en dessinant.
C’est dans ces moments-là, en tête-à-tête ou en groupe, quand le soleil était de sortie, que j’ai pu en apprendre plus sur les trajets et la situation de chacun. Par exemple, Najib, un Afghan de dix-sept ans, me racontait qu’il avait dû quitter l’Afghanistan trois ans plus tôt, après qu’Al-Qaïda est venu le chercher chez lui en lui disant : « soit tu viens avec nous tout de suite, soit on te tue ». Après avoir combattu pour le mouvement djihadiste pendant un mois, il s’est échappé. Je ne sais pas comment – mon arabe étant aussi limité que son anglais – mais il a ensuite gagné la France à pied. D’abord à travers le Pakistan, puis l’Iran, ensuite la Turquie où il avait travaillé pendant un an dans une usine à chaussettes, et finalement à travers l’Europe de l’Est (« Bulgaristan, Hungaristan… » comme il me disait) pour finir ensuite à Calais :
« – Et cela fait combien de temps que tu es ici ?
– Cinq mois.
– Et tu veux aller où ?
– England. »
Pour chacun, et chacune, c’était la même rengaine : « England, England, England ».
Un grand nombre de femmes présentes à Calais venaient d’Érythrée, fuyant une dictature et laissant leur mari au pays, à cause du service militaire esclavagiste instauré par Issayas Afewerki.1 Sara était passée par la Libye, comme beaucoup de migrants venant de l’Afrique de l’Est, où elle avait été incarcérée par deux fois. Elle me racontait : « toutes les femmes étaient violées. Les Libyens noirs étaient plus gentils, alors on s’accrochait à eux. Les Blancs étaient horribles. » Safa et Wafa, deux jeunes Soudanaises ayant grandi en Libye corroboraient, en ajoutant : « lorsqu’on se promenait dans la rue, on devait toujours avoir une arme sur nous. » Les récits des Syriens étaient les plus percutants, car les noms de villes et de groupes terroristes nous semblaient malheureusement plus familiers. En attendant la douche, un groupe de Syriens fumaient des cigarettes à l’extérieur du camping-car. L’un d’entre eux avait un bras en moins. Je lui avais demandé ce qu’il s’était passé. Il me répondit d’un mot, en mimant une arme qui coupait son bras : « Daech ».
Toutes ces personnes, après avoir traversé tant d’épreuves, se retrouvent ainsi forcées de vivre autour du nouveau centre d’accueil de jour à Calais, dans des conditions misérables. Et cela pose de nouvelles contraintes pour les associations qui travaillent sur le terrain.
De nouveaux défis
Depuis l’ouverture du centre d’accueil « Jules Ferry », les associations sont confrontées à de nouveaux problèmes. Malgré le fait que ce dernier offre des douches, des toilettes, ainsi qu’un endroit pour se reposer et un repas par jour, il souffre de carences qui le rendent difficilement recommandable. En effet, le camp se trouve dans la zone des Dunes de Calais, un endroit extrêmement exposé, en plein sur la mer, sur un terrain arable et peu propice à l’installation d’un campement. De plus, c’est une zone de chasse, et les chasseurs des environs ont déjà manifesté leur colère en placardant la ville de posters haineux, et en laissant une traînée de cartouches vides sur le chemin menant au centre.
Pour les associations, la réelle difficulté vient de différents facteurs. Dans un premier temps, les expulsions avaient pour but de regrouper les 2500 migrants présents à Calais autour du nouveau centre. Dans les camps qui existaient déjà, la tension était palpable entre différentes communautés. À ce sujet, durant l’été 2014, des heurts avaient éclaté entre Soudanais et Érythréens. Gérer les tensions entre les groupes sur un espace aussi restreint est une tâche extrêmement difficile. Dans un deuxième temps, il n’y a qu’un seul point d’eau sur le site pour 2500 personnes, ajoutant un défi supplémentaire à une tâche déjà bien ardue qu’est la gestion des conflits entre autant de personnes. Dans un troisième temps, les expulsions et la relocalisation des migrants sur le site de « Jules Ferry » sont synonymes de retour à zéro pour les associations. Tout ce qui avait été construit suite aux expulsions de l’été 2014 est à reconstruire. Avec l’objectif de pouvoir argumenter avec les autorités, Médecins du Monde avait commencé à construire des nouveaux abris, lieux communs et cuisines sur les anciens sites, afin de pouvoir les rendre plus proches des standards internationaux en matière d’hygiène et de sécurité. L’initiative n’aura finalement servi à rien car les migrants, redoutant les forces de police, ont décidé de se déplacer eux-mêmes vers le nouveau site et de reconstruire leurs campements.
L’apothéose du programme de la maire UMP de Calais, Natacha Bouchart, est le projet, discuté lundi 6 avril dernier, d’ériger une clôture en béton autour du nouveau site.2 Combinée aux politiques de contrôle portuaire, aux violences policières dénoncées par Human Rights Watch dans un rapport début 20153, ainsi qu’à la politique de l’Angleterre qui, après avoir fermé ses frontières, a financé la construction d’un grillage avec barbelés autour du port de Calais et a affrété ses propres forces de police sur le territoire français, la ghettoïsation et le rejet des migrants ne font qu’être renforcés. Aucune solution durable n’est trouvée sur place, tandis que la situation dans les pays d’origine et de transit, comme la Grèce, l’Italie et l’Espagne, ne fait qu’empirer.
Un problème européen
Il faut garder à l’esprit que cela n’est pas un problème qui concerne uniquement la France. Il est évident que le gouvernement français ne fait pas les efforts nécessaires afin de stabiliser et résoudre la situation, mais les problèmes de volonté politique de la part des États européens, et le manque de coordination entre les pays de l’UE et du Maghreb sont aussi, voire même principalement, responsables d’un problème qui en fin de compte n’en est pas un. Tous les migrants présents à Calais sont passés soit par l’Europe de l’Est, souvent à pied comme Najib, soit par la Méditerranée.
La récente annulation par l’Italie de son opération de sauvetage Mare Nostrum, au profit d’une initiative européenne, l’opération Triton menée par l’agence Frontex, ne fait rien ni pour dissuader les migrants d’emprunter la route méditerranéenne, ni pour endiguer la hausse du nombre de morts. En effet, l’opération Triton n’est pas une opération de sauvetage en mer, mais bel et bien une opération de contrôle des frontières, comme le prouve la noyade de 400 nouveaux migrants le mercredi 15 avril.
De ce fait, deux autres opérations ont vu le jour. La première est une initiative d’un couple de millionnaires italo-américains, Regina et Christopher Catrambone, qui à eux seuls ont financé une opération de sauvetage. Leur initiative aura permis de sauver la vie de plus de 3000 migrants sur un an.4 L’opération a été renouvelée cette année.
Plus récemment, l’association Médecins sans Frontières a déclaré qu’elle se joignait à l’opération des Catrambone, en coordonnant le sauvetage en mer, et mettant à disposition du personnel médical.5
Quand bien même ces deux initiatives témoignent d’une envie d’aider, elles restent bien sûr insuffisantes. Le fait qu’il n’y ait pas de réelle initiative de la part des États membres de l’Union européenne est une honte. Une honte car le « problème », puisqu’il faut l’appeler ainsi, n’en est pas un. En effet, en termes de comparaison, on peut prendre le nombre de dépôts de demande d’asile en Europe d’un côté, et au Liban de l’autre. En juillet 2014, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) comptabilisait 264’000 demandes d’asile au sein des pays européens.6 À la même période au Liban, il y avait 1’115’988 réfugiés sur le territoire. L’Europe a une population de 724,5 millions de personnes, alors que le Liban compte pour sa part 4 millions d’habitants. Le budget de l’UNHCR à lui seul est de plus de 480 millions de dollars pour l’Europe, et celui pour le Liban a été récemment augmenté à plus de 500 millions de dollars.7 Le nombre de réfugiés au Liban est un problème pour l’État libanais, mais avec un budget similaire et une population réfugiée beaucoup plus élevée, ce pays fait preuve d’une meilleure prise en charge de la population. Les Syriens de Calais m’ont souvent répété à propos de la situation en France : « Si on avait su ce que c’était, on serait resté dans les camps en Syrie ou au Liban ».
Une question de dignité, d’humanité
Le sommet extraordinaire de l’Europe a débuté jeudi 23 avril, afin de trouver des solutions à la situation en Méditerranée. Alors que les ONG appellent à une réelle opération de sauvetage en mer, le sommet a pour projet annoncé de faire la guerre aux passeurs dans les pays d’origine. Mais quand est-ce que l’Europe comprendra que les efforts ne peuvent pas seulement être ceux des pays d’origine et de transit ? Elle a une responsabilité : celle d’accueillir ces migrants, de traiter leur cas, puis de les renvoyer chez eux ou les accepter sur son territoire.
Il est possible de lutter contre les passeurs, d’essayer de régler le problème à la source. C’est même nécessaire. Mais tout le monde sait qu’une solution ne sera pas trouvée en un jour. Pendant ce temps, plus de 1000 personnes sont mortes depuis début janvier8 en Méditerranée. Pourquoi ? Parce que rien n’est fait pour seulement tenter de les sauver. Il n’y a pas même une once d’initiative dans cette direction. Le Guardian révélait le 23 avril qu’un plan d’accueil des réfugiés allait être mis en place, avec un plafond de 5000 demandes d’asile réparties sur le territoire européen.9 Trop peu, surtout alors que l’Organisation maritime internationale a estimé que 500’000 migrants tenteraient la traversée en 201510. Qui plus est, le Guardian ajoute que les autres seront renvoyés dans leurs pays, à travers une procédure accélérée de traitement des demandes d’asile, déjà utilisée en Angleterre et vivement critiquée par les associations de défense des droits humains, notamment en raison du fait que les migrants soumis à la procédure sont placés en détention pendant l’examen de la demande.11
Après l’annonce révélant que, suite à la tragédie du week-end dernier, le bilan des morts en Méditerranée en 2015 est désormais cinquante fois plus lourd qu’à la même période l’année précédente, quelles leçons doivent être tirées ?
L’Europe a tout simplement laissé mourir ces migrants à ses portes alors qu’elle aurait pu les sauver, puisque les ressources tant au niveau financier, humain et logistique existent. L’Europe est submergée par des partis extrémistes grandissants, auxquels les partis au pouvoir ne veulent donner aucune arme. La migration est le sujet sur lesquels ces partis xénophobes jouent et la peur de l’action politique, la peur d’exprimer une volonté aura joué au désavantage de ceux qui fuyaient des pays en crise, parfois à cause des actions de cette même Europe. Le cercle vicieux s’est instauré : même si on ne croit pas à la théorie selon laquelle une causalité directe existe entre les actions européennes en Afrique et au Moyen-Orient et ces flux migratoires, on ne peut s’empêcher de penser qu’en Méditerranée on n’enterre pas seulement des êtres humains cherchant un avenir meilleur, mais également tout espoir de voir une Europe plus grande sous toute la faiblesse, la lâcheté et le dédain de politiciens qui ne savent plus comment faire pour rester au pouvoir.
La décision d’ériger un mur à Calais est le résultat d’une politique sécuritaire de la part de l’Angleterre et de l’insuffisance de la politique française à l’égard des migrants. Mais ces deux cas restent le corolaire de la politique européenne au sens large. Oui, les pays d’origine doivent s’impliquer pour endiguer la situation et faire en sorte que leurs ressortissants n’entament pas le voyage en premier lieu. Oui, les pays de transit comme la Libye doivent s’impliquer afin de stopper les réseaux de passeurs. Mais ces deux actions relèvent du long terme et reviennent à s’impliquer dans des États en guerre, voire en déliquescence, comme c’est le cas en Libye. La situation demande une réaction immédiate, à court terme, une volonté exprimée de faire valoir la vie de ces migrants en vertu de leur humanité.
Lorsqu’on s’accroche à un espoir et à un ego, on oublie trop vite que c’est l’abnégation et le sens du devoir ainsi que la valeur de l’être humain qui doivent prévaloir dans une telle situation. Les manœuvres politiciennes ne doivent pas et ne peuvent pas être une excuse pour ignorer le décès d’êtres humains, elles ne peuvent pas être une excuse pour feindre l’ignorance. Lorsqu’on prône la démocratie et le respect de l’humain dans le monde, on se doit de faire la même chose chez soi. Chaque être humain mérite d’être considéré comme tel. Ne rien faire face à la situation en Méditerranée, c’est rejeter ce sur quoi l’Europe est fondée, rejeter des valeurs et des principes qui régissent les démocraties européennes depuis la Révolution française : les droits humains.
1. David Bozzini, « Erythrée, Recrutement Forcé pour le Service National », Amnesty International Suisse, Août 2012, http://www.amnesty.ch/fr/actuel/magazine/2012-70/erythree-recrutement-force-pour-le-service-national
2. Djamel Mézine, « Migrants à Calais un projet de clôture entre la route de Gravelline et le bois Dubrulle », La Voix du Nord, 31 Mars 2015, http://www.lavoixdunord.fr/region/migrants-a-calais-un-projet-de-cloture-entre-la-route-ia33b48581n2744648
3. Human Rights Watch, « France : Migrants, Asylum Seekers Abused and Destitute », 20th January 2015, http://www.hrw.org/news/2015/01/20/france-migrants-asylum-seekers-abused-and-destitute
4. Guillaume Gosalbes, « Un couple millionnaire sauve près de 3000 migrants », Le Figaro, 12 Décembre 2014, http://www.lefigaro.fr/international/2014/11/12/01003-20141112ARTFIG00286-un-couple-millionnaire-sauve-pres-de-3000-migrants-naufrages.php
5. BBC News, « MSF to launch Mediterranean migrant rescue boat », 10th April 2015, http://www.bbc.com/news/world-europe-32248784
6. UNHCR – Europe, http://www.unhcr.org/pages/4a02d9346.html
7. UNHCR – Liban, http://www.unhcr.org/pages/49e486676.html
8. Camille Bordenet et Madjid Zerrouky, « Méditerranée : chiffres et carte pour comprendre la tragédie », Le Monde, 20 Avril 2015, www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/04/20/en-2015-un-migrant-meurt-toutes-les-deux-heures-en-moyenne-en-mediterannee_4619379-4355770.html?xtmc=migrants&xtcr=11
9. Alan Travis, « EU Summit to offer resettlement to only 5000 refugees », The Guardian, 23 avril 2015, www.theguardian.com/world/2015/apr/22/most-migrants-crossing-mediterannean-will-be-sent-back-eu-leaders-to-agree
10. LeMonde.fr avec AFP, « Méditerranée : 500 000 migrants tenteront la traversée cette année, selon l’OMI », 23 Avril 2015, http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/04/23/mediterranee-500-000-migrants-tenteront-la-traversee-cette-annee-selon-l-omi_4620954_3214.html
11. Liberty, « The fast-track system », www.liberty-human-rights.org.uk/human-rights/asylum-and-borders/fast-track-system
Excellent article Il serait également intéressant de parler de la surpopulation mondiale. Le fléau principal de l'humanité toute entière qui…