Qu’y puis-je, si on dit « une autoroute » et « un viaduc » ? © JB Bing
.« Chacun ses bastions réactionnaires » proclame (en gros…), avec sagesse, Amélie Nothomb1. Pour ma part, il ne s’agit ni de l’eau du bain ni de l’art de préparer la fondue, mais de fromage au lait cru et de grammaire française. Ne comptez pas sur moi pour descendre dans la rue pour (ou contre) le mariage pour tous ou le traité de libre-échange UE/États-Unis. Mais les fromages et la grammaire, n’didju, pas touche ! Là, je suis prêt à mordre.
J’ai bien dit : « la grammaire », hein2. Pas le vocabulaire. Importez tous les mots que vous voulez de n’importe quelle langue, francisez-les ou non – ‘m’en bats l’œil. Je n’irais certainement pas me fâcher contre les anglicismes contemporains, moi qui goûte tant les italianismes Renaissance. Je ne gueulerais pas non plus contre les néologismes, ni ne pesterais contre les hapax. Au contraire : tout ce qui enrichit la langue est bon à prendre – après, c’est darwinien : le temps épure, garde le bon, et le reste part dans les limbes… très prosaïquement, je me réjouis de disposer à la fois de « courriel », « e-mail » et « mél » pour désigner un même courrier électronique ; on verra dans dix ou cent ans qui l’emportera, et tant pis si mon favori (courriel) se banane à l’arrivée. Bref, en matière de lexique merdre au puritanisme et vive les provincialismes, archaïsmes, barbarismes, dialecteries et autres argots !
Mais – quitte à me répéter – la grammaire, c’est autre chose. Et j’y inclus tout ce fouchtra que sont la syntaxe, la ponctuation, la conjugaison. Là, en effet, réside la personnalité de la langue, son identité intime. Ce qui fait qu’elle est elle et non point une autre (fort estimable par ailleurs). La preuve ? Une traduction mot à mot sera toujours affreuse. Tentez l’expérience faite par Umberto Eco, et faites traduire par un logiciel une phrase quatre ou cinq fois de suite avant de revenir à l’idiome de départ. C’est très drôle. (Attention à ne pas tomber dans l’excès inverse : des mots d’une langue – mettons l’italien – mis les uns à la suite des autres dans la grammaire d’une autre – disons le chinois – ne donneront certes pas un texte chinois ; mais pas un texte italien non plus… Juste une espèce de magma informe, italo-sinisante, peut-être très rigolote mais difficilement apte à faire passer un message dans l’un ou l’autre des deux idiomes susdits).
Comme le dit Cavanna, dans une dictée les fautes d’orthographe devraient compter pour pas grand-chose. Bien sûr c’est agaçant de voir confondre « tache » et « tâche » ou « sot » et « Sceaux », mais le contexte mettra les barres aux « t »3. Alors que bousiller la grammaire te me nous vous assassine le sens et dénature la langue4. La grammaire n’est pourtant qu’une convention, me dira-t-on. Certes, répondrai-je, mais la vie sociale est entièrement faite de conventions… Plus : elle n’est possible que grâce à elles. Peut-être, me rétorquera-t-on, mais quand lesdites conventions – qui n’ont rien d’absolu ou de divin, quoiqu’en disent les bigots, cagots et tartuffes de toutes les religions – ont des effets pervers (provoquant ou entretenant des discriminations, par exemple), il faut les changer. Que voulez-vous que je réponde à ça ? Bah oui, d’accord…
Mais croyez-vous franchement qu’écrire « étudiant-e-s » (ou, pire – car encore plus laid graphiquement – « étudiantEs ») plutôt qu’« étudiants » va améliorer les conditions d’étude et de travail des femmes ? Il y a une règle de grammaire (au pluriel, le masculin l’emporte sur le féminin). Je concède que c’est daté; mais respecter ladite convention permet tout simplement de se comprendre. Certes, on peut la changer – et imposer ces graphies politiquement correctes. Après tout pourquoi pas ? Une nouvelle convention en remplace une nouvelle, là aussi c’est darwinien. Admettons5. Le pouvoir du verbe n’est plus à démontrer : la langue constitue donc aussi un champ de bataille pour la cause des femmes. Mais comme sur tout théâtre des opérations, il ne s’agit pas de s’y comporter n’importe comment.
Et certainement pas en dégommant ce qui reste le garant minimum d’une compréhension réciproque. L’arme à employer sur ce terrain n’est pas ces grotesques graphies. D’ailleurs essayez d’énoncer un machin pareil : « écrivain-e-s », « étudiant-e-s », « suiss-ess-es »… quant à « rappeur-se-s », on ne sait même pas ou placer le trait d’union et que faire du « r » devenu « s » (et « ouvrie-è-r-e-s », là ça devient franchement psychédélique). Or la langue, c’est bien sûr l’écrit mais ce fût – et ça reste – d’abord l’oral : un enfant apprend à parler avant de lire et d’écrire. Bref, un salmigondis imprononçable n’a pas sa place dans une langue qui se respecte. « Anticonstitutionnellement », « éléphant », « énantiodifférenciation RMN de substances chirales » ou « Niederschaeffolsheim », ça se dit. Pas « patron-ne-s » ou « speakeur-rine-s ».
Non, l’outil à disposition c’est le vocabulaire. Un exemple : j’ai employé ce tantôt et ci-dessous l’expression « mords-moi-le-nœud ». Grossière sous une plume masculine, elle devient vulgaire (voire ridicule) si une femme l’emploie – car elle est, tout bêtement, inappropriée. Il n’est pas bien difficile d’imaginer d’autres images, tout aussi gauloises mais plus adaptées – je ne donnerai pas d’exemple en public, ce serait malséant (ainsi qu’il6 vient d’être dit). D’une manière un peu moins verte, c’est ce qui a été fait quand on a créé « écrivaine » et « professeure » – mais quand Assia Djebbar, Hélène Carrère d’Encausse et Éric Orsenna discutent le bout de gras à la buvette de l’Académie, on continue à évoquer des « écrivains », et non des « écrivain-e-s ».
1 Dans Ni d’Ève ni d’Adam. J’ai la flemme d’aller chercher la citation exacte.
2 On causera des fromages un autre jour. Tout vient à point à qui sait affiner.
3 C’est vrai, quoi : pourquoi toujours les points sur les « i » ? C’est pas juste !
4 Cavanna (RIP) a fort joliment traité du sujet dans Mignonne allons voir si la rose…
5 Même si, franchement, j’avoue que l’idée qu’il suffise de changer ça pour obtenir l’égalité homme-femme me laisse perplexe. Je ne crois même pas que ce soit une étape nécessaire… L’égalité entre les sexes, cela signifie qu’à travail et responsabilités égaux (au masculin, eh oui !) le salaire est le même. Cela signifie qu’une femme est aussi libre de choisir sa vie et son travail qu’un homme. Cela signifie que la société (bref : nous !) est assez intelligente (au féminin, si si !) pour s’organiser de manière à ce qu’une grossesse ou un accouchement n’empêche pas une femme de s’épanouir dans sa vie professionnelle. Cela signifie qu’une femme peut avoir un grade hiérarchique supérieur à un homme sans que celui-ci se sente troublé dans sa virilité. Mais cela ne signifie certainement pas ce combat à la mords-moi-le-nœud pour un politiquement correct à deux francs.
6 Masculin, once again. On peut regretter que le français n’ait pas, comme l’anglais, gardé un genre neutre – mais l’histoire linguistique s’est faite ainsi. (Je m’abstiendrais de toute blague douteuse quant à la féminisation des bateaux par les Britanniques, mais ce n’est pas l’envie qui m’en manque…)
Waaaaaahhhh Je pensais connaître pas mal des synonymes du mot merde - "caca", "crotte", "déjection naturelle" ... Mais en fait…