Syrian and Iraqi refugees arrive from Turkey to Skala Sykamias, Lesbos island, Greece. Volunteers (life rescue team – with yellow-red clothes) from the Spanish NGO Proactiva Open Arms help the refugees.
© Ggia CC BY-SA 4.0
Le fait migratoire est un thème discuté de manière récurrente dans la sphère publique de nombreux pays. Pourtant, regrette Timothée Binoth, les débats peinent à saisir les véritables enjeux relatifs à ce phénomène, l’accent étant surtout mis sur l’aspect sécuritaire et plus précisément sur les menaces que feraient peser les migrations sur l’« identité » des sociétés d’accueil. Le problème est que la notion d « identité » n’a rien d’évident ; son usage hasardeux peut s’avérer dangereux. Dans le présent article, l’auteur cherche à éclairer cette notion ambiguë à la lumière des savoirs fournis par les sciences sociales.
« Crise migratoire » et folie identitaire
Dans le cadre de la « crise migratoire »1 que connaît l’UE depuis plusieurs années, on assiste à une nouvelle inflation de discours politiques et médiatiques évoquant la question identitaire. Récemment, les exemples de politiciens d’extrême droite désignant les étrangers, et plus particulièrement ceux de confession musulmane, comme une menace pour « l’identité chrétienne de l’Europe » ne manquent pas, que ce soit Viktor Orbán en Hongrie, Matteo Salvini en Italie ou encore Marine Le Pen en France. Néanmoins, l’extrême droite n’est pas la seule à s’être réappropriée cette thématique et il est devenu courant pour de nombreux partis politiques de jouer sur la peur d’une « perte d’identité » en plus d’associer les migrations à un agenda sécuritaire de lutte antiterroriste.
La notion d’identité a donc acquis une forte résonance dans la sphère publique puisqu’elle est fréquemment instrumentalisée par le politique. En parallèle, ce mot est omniprésent dans notre quotidien car nous avons tous quelque chose à dire au sujet de notre propre « identité ». Or, tant les discours politiques que l’utilisation que nous faisons de ce terme dans notre langage courant ne nous permettent pas de saisir sa complexité. La notion d’identité n’a en effet rien d’évident.
C’est pourquoi il est impératif de questionner la pertinence de la notion d’identité en tant qu’outil d’analyse scientifique tout en critiquant l’usage qui en est fait dans la sphère publique lorsqu’il s’agit d’évoquer les migrations. Il n’est toutefois ici question que d’identité collective, notion que l’on utilise pour décrie les formes d’appartenance à l’égard d’un groupe dit culturel, ethnique, religieux, etc. A ce titre, il est aussi nécessaire de brièvement revenir sur le concept de culture qui a été utilisé au cours de l’Histoire pour penser la diversité humaine et ceci afin de mieux mettre en lumière les dangers que la notion d’identité dans son acception culturaliste peut véhiculer.
Comment penser la diversité humaine ?
Comment penser notre rapport à l’Autre et à la différence ? Ce questionnement n’est pas récent puisque dans la Grèce antique, il était déjà de coutume de diviser le monde en deux parties : les Grecs, donc le « nous », et les Barbares, donc les « autres », autrement dit ceux qui ne parlaient pas la même langue2. A bien des égards, cette vision était fondée sur des préjugés ethnocentriques, dans la mesure où elle allait implicitement de pair avec un jugement de valeur distinguant ceux qui étaient « civilisés » de ceux qui ne l’étaient pas. Une telle distinction illustre à quel point toute réflexion sur l’altérité s’inscrivait dans des rapports de pouvoir et de domination.
Au demeurant, bien plus tard, au cours du XVIIIème siècle, c’est la notion de race qui s’est affirmée comme l’un des principaux modèles explicatifs des différences entre les peuples. Ce développement a été rendu possible grâce à l’essor de l’anthropologie physique et l’idée de race a pendant longtemps relevé du domaine de l’évidence jusqu’au moment où les progrès de la biologie humaine, d’une part, et les doctrines et les politiques racistes, de l’autre, ont contribué à rendre obsolètes les taxinomies raciales3. Ainsi, bien que le racisme n’ait pas disparu de nos sociétés et que la race continue d’être présente dans les représentations populaires, au sein des milieux académiques, la race est considérée avant tout comme une construction social.
La recherche de substituts est dès lors apparue comme inévitable et nécessaire pour penser la diversité humaine sans établir de hiérarchie entre les peuples. A cet égard, au cours du XIXème siècle, l’ethnologie a cherché à penser l’unité de l’humanité dans sa diversité autrement qu’en termes biologiques en se réappropriant et en redéfinissant le concept de culture4. Ceci a conduit les ethnologues à explorer simultanément deux voies : celle qui privilégie l’unité et minimise la diversité, en la réduisant à une étape temporaire, selon un schéma évolutionniste où la culture est synonyme de civilisation ; et celle qui au contraire, donne toute son importance à la diversité, tout en postulant qu’elle n’est pas contradictoire avec l’unité fondamentale de l’humanité5.
Dans cette opposition entre une vision universaliste et une vision particulariste de la culture, c’est la deuxième approche qui nous intéresse ici. Cette dernière s’est manifestée et développée principalement grâce à l’anthropologie culturelle6. Sans pour autant rentrer dans une analyse détaillée des différents courants de l’anthropologie culturelle, il est possible de dégager un certain nombre de points communs propres à de nombreux travaux s’inscrivant dans ce que l’on a également nommé l’approche culturaliste. De manière générale, cette discipline a mis en avant la nécessité d’une collecte exhaustive de données ethnographiques auprès d’interlocuteurs locaux tout en promouvant le principe du relativisme culturel, principe selon lequel chaque culture doit être étudiée sui generis pour être comprise « de l’intérieur », ce qui exige que l’on suspende son propre jugement afin de mieux comprendre le point de vue de l’autre7. Dans cette optique, une culture correspond à une population donnée à laquelle on assigne un certain nombre d’attributs « culturels » partagés par la totalité de ses membres.
Cependant, si cette manière de concevoir la culture (ou plutôt les cultures) a connu un large succès en raison d’une volonté de rompre avec l’ethnocentrisme, elle n’en demeure pas moins problématique pour plusieurs raisons. En premier lieu, le culturalisme a généralement tendance à considérer que la culture joue un rôle surdéterminant dans le comportement des individus, négligeant au passage l’importance que peuvent avoir les facteurs sociaux, politiques ainsi que l’historicité propre à chaque société. En outre, une telle approche essentialise la notion de culture en estimant que chaque groupe culturel se fonde sur une identité partagée par l’ensemble de ses membres, selon des critères considérés comme objectifs8. D’ailleurs, le fait que le terrain de recherche des anthropologues ait pendant longtemps été conçu comme une « co-résidence » dans un espace délimité plutôt que comme un « voyage » dans différents lieux9 a probablement contribué à façonner cette représentation particulière d’un monde constitué d’une « mosaïque » de cultures homogènes, distinctes, isolées et enracinées dans un territoire10.
Depuis les années 1980, la notion de culture a alors à son tour connu une forte remise en cause notamment suite aux critiques des approches dites postmodernes, le terme étant effectivement devenu susceptible de nourrir une idéologie culturaliste permettant de discriminer des populations sur la base de spécificités « culturelles » naturalisées. De ce point de vue, quand la culture est en proie au déterminisme et à l’essentialisme, elle ne devient ni plus ni moins qu’un pâle substitut de la race. Cela conduit en quelque sorte à un « racisme sans races » puisque l’on peut aussi parler de racisme lorsqu’on a affaire à un rapport à l’égard d’un Autre dont la différence est à la fois réifiée11 et radicalisée12.
Similairement, l’approche culturaliste a aussi été appliquée à l’identité, notion ancienne, mais qui est souvent employée depuis les années 1970 dans le prolongement du phénomène d’exaltation de la différence qui a été initié par des mouvements idéologiques hétérogènes, qu’ils aient fait l’apologie de la société multiculturelle ou au contraire prôné un repli identitaire13. La question est maintenant de savoir comment aborder cette notion qui inonde notre quotidien tout en cherchant à rompre avec son héritage culturaliste potentiellement dangereux pour le « vivre ensemble » de nos sociétés.
La notion d’identité dans un monde en mouvement
L’étude du fait migratoire, qui est un des phénomènes constitutifs de ce que l’on nomme la globalisation, a joué un rôle important dans la remise en cause du culturalisme en sciences sociales. Auparavant, dans le domaine de la recherche, la représentation de la culture comme un « système fermé » induisait souvent un « biais sédentariste » qui associait la migration à une anomalie dans un monde où les différentes sociétés humaines étaient considérées comme sédentaires par nature et où tout déplacement impliquait nécessairement une perte d’identité et de culture pour le migrant et non un maintien ou une transformation de celles-ci14. C’est la raison pour laquelle les migrations étaient quasi exclusivement analysées à travers le prisme de l’intégration dans les sociétés d’accueil.
Pourtant, les femmes et les hommes se sont de tout temps déplacés et l’idée d’une « identité pure » ou d’une « culture pure » est un fantasme. Il est effectivement problématique de vouloir penser ces concepts comme des entités figées dans le temps et l’espace. Dès lors, de nombreux chercheurs se sont intéressés aux phénomènes d’« hybridation » induits par les divers flux globaux dont font partie les mouvements de population15 qui, du reste, ne peuvent guère se réduire à une opposition simpliste entre migrations économiques et migrations politiques, les causes de la migration étant très souvent nombreuses et imbriquées les unes dans les autres.
En définitive, bien que les chercheurs qualifiés de postmodernes aient également été critiqués, notamment sur leurs tendances à occulter les travaux de leurs prédécesseurs, il est évident que les migrations ne peuvent dorénavant plus être analysées comme des mouvements unidirectionnels débouchant sur une intégration plus ou moins réussie16. Depuis une quarantaine d’années, l’anthropologie et la sociologie se sont émancipées de la vision misérabiliste dans laquelle on enfermait les migrants et questionnent davantage l’hétérogénéité des phénomènes migratoires tout en se penchant sur les stratégies d’acteur des migrants, c’est-à-dire sur leurs pratiques sociales, sur les relations transnationales qu’ils nouent entre leur pays d’origine et leur lieu de travail ou de résidence ainsi que sur leurs formes d’organisation et de création artistique ou économique17.
Ces avancées, qui se sont en grande partie articulées autour des notions de transnationalisme et de circulation migratoire, ont permis de souligner la possibilité pour tout migrant d’être à la fois « ici » et « là-bas », que ce soit physiquement, en se déplaçant, ou virtuellement grâce à divers moyens de communication. Par extension, cela a engendré une réflexion sur la possibilité pour les migrants de négocier leurs identités à l’intérieur d’un « espace social » qui couvre plusieurs lieux et qui contourne les frontières des Etats18.
C’est pourquoi, dans le domaine de la recherche, l’identité n’est généralement plus considérée comme une entité figée dont les individus hériteraient à la naissance et qu’ils conserveraient tout au long de leur vie. Cela est même devenu un lieu commun que de mettre en avant le caractère construit, changeant et pluriel des identités de chaque individu. Le problème est qu’en dehors du cercle restreint des sciences sociales, l’idéologie culturaliste empreigne plus que jamais les discours politiques sur l’identité, qu’elle soit culturelle, nationale, ethnique ou religieuse. De fait, si les identités sont bel et bien construites, changeantes et multiples, comment expliquer que tant de gens affirment le contraire et pensent l’identité de manière réifiée ?
L’un des dangers est qu’en se représentant l’identité comme une entité statique, les acteurs sociaux, sous l’impulsion de leaders politiques et des médias, peuvent se comporter comme si c’était effectivement le cas et adopter des pratiques discriminatoires, voire meurtrières à l’égard de groupes à qui l’on a assigné une identité spécifique. Il ne faut pas sous-estimer la dimension performative d’une telle représentation.
A titre de comparaison, la nation peut être perçue comme une « communauté imaginée », où ses membres ne peuvent pas tous se connaître mais sont prêts à tuer et mourir pour elle19. Pareillement, l’ethnicité n’est pas une donnée objective et naturelle. Il s’agit plus d’une forme d’« organisation sociale » où ce ne sont pas les différences objectives du groupe qui comptent mais plutôt celles que ses membres considèrent comme significatives20. Or, l’Histoire nous a appris que les « différences ethniques » peuvent conduire à des massacres de masse, comme ce fut le cas au Rwanda et en ex-Yougoslavie.
L’une des difficultés lorsque l’on parle d’identité, c’est qu’il est impératif de distinguer la « logique de la pratique » de la « logique de la science », la première étant le sens commun attribué à un concept spécifique, la seconde étant le regard critique que l’on se doit de porter sur ce même concept21. De ce fait, pour une partie des chercheurs, le concept d’identité est devenu problématique. D’un côté, on a une définition réifiante empruntée au langage courant qui reste figée dans une idéologie culturaliste et dans le cadre étroit de l’Etat-nation, et d’un autre côté, on a une conception d’inspiration postmoderne majoritairement adoptée par les chercheurs mais qui ne prend pas toujours en compte l’impact réel que peuvent avoir les représentations des acteurs sociaux. L’identité est donc à la fois une « catégorie pratique » et une « catégorie d’analyse », ce qui implique qu’en utilisant le terme d’identité en tant que « catégorie d’analyse », on court le risque de reproduire ou de conforter involontairement une réification qui est le propre de la « catégorie pratique »22.
Afin d’éviter toute confusion entre ces deux catégories, il serait peut-être judicieux de parler d’identification lorsque l’on cherche à comprendre à quoi l’identité fait référence. D’un point de vue analytique et pour être plus précis, il n’y a pas d’identités mais des opérations d’identification qui se font et se défont en fonction de leur énonciation et toute identification effectuée par un acteur social est toujours contextuelle, multiple et relative23. Il s’agit plus d’un processus en constante redéfinition où l’on s’identifie et où l’on est identifié par les autres à un groupe spécifique.
De la question sociale à la question identitaire
Il n’y a donc pas d’opposition entre des soi-disant identités « judéo-chrétiennes » et « arabo-musulmanes » comme certains politiciens en mal de suffrage aiment tant nous faire croire. De telles stratégies identitaires assignent les gens et plus spécifiquement les migrants à une identité naturalisée et ne tiennent pas compte de la pluralité des modes d’identification de chacun. Les débats sur l’identité en Europe qui tournent surtout autour de la présupposée incompatibilité de l’Islam avec les « valeurs occidentales » en sont le parfait exemple. L’un des principaux soucis est que cette division fantasmée entre « nous » et « eux » occulte les véritables maux auxquels nous faisons face : la souffrance au travail, l’accroissement des inégalités, la perte de confiance dans les institutions, etc. Autrement dit, nous sommes davantage confrontés à des problèmes sociaux qu’à des problèmes identitaires.
Pourtant, le culturalisme sous ses différentes formes, notamment celles des consciences particularistes et des mouvements identitaires, a le vent en poupe et peut être vu comme le résultat d’une histoire remontant au XIXème siècle lorsque se combinent deux dynamiques souvent présentées comme contradictoires : la globalisation capitaliste d’une part et l’universalisation de l’Etat-nation d’autre part24. Ainsi, même si le degré d’intégration au marché financier varie d’un Etat à l’autre, les capitaux peuvent circuler relativement facilement alors que la mobilité humaine reste très contrôlée par les Etats. Cette obsession de l’identité n’est donc pas seulement le propre des sociétés dites occidentales et a contaminé l’ensemble de la planète.
En revanche, ce qui est spécifique à nos sociétés, c’est le décalage entre les valeurs universelles dont nos politiciens se revendiquent et leur manque d’application lorsqu’il s’agit des migrants. Et dans un tel contexte, il est indécent de se gargariser d’être humaniste alors qu’en même temps les politiques des Etats européens laissent mourir par milliers des femmes, des hommes et des enfants qui tentent désespérément de rejoindre l’Europe en prétextant, entre autres, qu’il s’agit d’une menace pour notre identité. Car depuis début 2014, ce ne sont pas moins de 18’461 personnes qui sont mortes en tentant de traverser la méditerranée25.
Et quand bien même nos politiciens n’invoquent pas cette notion pour justifier des mesures réduisant le droit à la mobilité, ils préfèrent souvent éviter le sujet de peur de froisser leur électorat, à l’image d’Emmanuel Macron qui se pose en « progressiste » face à Viktor Orbán et Matteo Salvini mais dont l’attitude pour le moins timorée lors de l’épisode de l’Aquarius26 en France fût révélatrice du manque de courage du reste de la classe politique qui préfère externaliser les frontières de l’UE sans en questionner le coût humain.
Par ailleurs, est-il nécessaire de rappeler que l’arrivée d’un grand nombre d’individus dans les « villes globales »27 des pays européens est aussi une des conséquences directes de la globalisation capitaliste qui nécessite en continu une main-d’œuvre abondante pour satisfaire les demandes des plus aisés dans différents secteurs d’activités ? Il ne faut donc pas être dupe et souligner cette contradiction propre à la synergie entre le capitalisme et le culturalisme qui dans une majorité de pays européens, et bien qu’à des degrés divers, consiste simultanément à recourir à une main-d’œuvre étrangère pour des raisons économiques tout en stigmatisant les étrangers car leurs modes de vie sont perçus comme incompatibles avec les nôtres.
La mobilité humaine est un phénomène ancien qui nous concerne tous, qui est inéluctable et qui s’articule autour de besoins propres à nos sociétés. Pour comprendre les flux migratoires actuels, il est alors impératif de les replacer dans ce contexte d’exclusion où les migrants nous interpellent, consciemment ou non, sur les inégalités de ce monde. Enfin, il convient aussi de relativiser l’ampleur de ce phénomène en Europe en rappelant qu’à l’échelle de la planète, la majorité des migrations internationales se font surtout vers les pays du « sud »28.
En résumé, l’étude du fait migratoire nous permet d’opérer une critique de la notion d’identité tout en questionnant les paradoxes de nos sociétés. Car, s’ils étaient cohérents, les politiciens qui parlent d’identité « judéo-chrétienne » devraient prôner l’accueil des migrants au nom de l’amour fraternel propre aux religions dont ils se revendiquent au lieu de véhiculer des idées xénophobes. Sur ce point, les migrants nous questionnent aussi sur notre rapport à l’hospitalité.
Par conséquent, l’objectif du présent article n’est pas de militer pour un abandon du terme d’identité de notre vocabulaire mais de discuter sa valeur conceptuelle et de rester vigilant lorsque les politiques et autres mouvements idéologiques de tous bords s’en servent. De plus, mon propos n’est pas de nier les différences entre des populations d’origines différentes ni de tomber dans un discours un peu béat sur les bienfaits « d’une société faite de plusieurs cultures » mais de souligner la nécessité de sortir d’une grille de lecture simpliste afin de ne pas participer à cette folie identitaire qui s’abat sur nos sociétés. Le plus paradoxal est que l’approche culturaliste ne nous permet justement pas de saisir la dimension proprement « culturelle » des comportements humains.
L’apport des sciences sociales est donc nécessaire afin de questionner ce qui semble aller de soi. Ce regard critique ne se fait pas par simple coquetterie intellectuelle comme certains peuvent le penser. Au contraire, à l’heure du tout-numérique où la thématique identitaire a aussi envahi internet avec son lot de commentaires haineux sur les blogs et dans une société où il y a évidemment du débat public, la réflexion est plus que jamais nécessaire car le postulat d’une identité réifiée confère à cette dernière une réalité qu’elle n’a pas29.
Il s’agit simplement de faire preuve de bon sens en sortant du paradigme de l’identité et de la sécurité lorsque l’on aborde les enjeux migratoires car cela relaie au second plan les véritables problèmes auxquels nous faisons face tout en justifiant des politiques coercitives à l’encontre de migrants. Il faut, pour cela, s’abstenir de juger les citoyens qui expriment leur malaise et leurs propres frustrations par la xénophobie. Après tout, avec la précarisation des emplois et la perte de repères liée à l’accélération du processus de globalisation, leurs craintes doivent aussi être prises en considération. Il est plutôt primordial de renouveler les débats pour dénoncer l’assignation identitaire et essayer de faire accepter la pluralité des modes d’identification de chacun tout en opérant un examen critique de nos politiques migratoires et économiques. Dans le cas contraire, nous allons continuer à saper les fondements mêmes de nos démocraties.
Références :
1. L’emploi des guillemets est ici utilisé non pas pour minimiser l’impact de la hausse récente d’arrivées de migrants dans les Etats membres de l’Union européenne (UE), mais pour remettre en cause la pertinence de l’emploi du terme « crise » qui est constamment évoqué dans les discours politiques et médiatiques afin de justifier la mise en place de mesures exceptionnelles réduisant les droits des migrants. L’emploi de ce terme sous-entend également que l’arrivée d’un nombre élevé de migrants était impossible à prévoir, ce qui est contestable. En réalité, ce discours sert avant tout les Etats européens qui cherchent à se soustraire de leurs responsabilités en matière d’asile.
2. TODOROV, Tzvetan, La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008, pp. 30-31.
3. CENTLIVRES, Pierre, « Race, racisme et anthropologie », in Intégration et Exclusion. Etudes et Sources, Revue des Archives Fédérales Suisses, N°29, 2003, pp. 13-14.
4. CUCHE, Denys, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2016 [1e ed. 1994], p. 17.
5. Ibid., pp. 17-18.
6. Voir, par exemple, BENEDICT, Ruth, Patterns of Culture, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2013, [1e ed. 1934], 320 pp. ; MEAD, Margaret, Coming of Age in Samoa : A Psychological Study of Primitive Youth for Western Civilisation, London, FB&c Limited, 2017, [1e ed. 1928], 330 pp.
7. SCHULTE-TENCKHOFF, Isabelle, « L’interculturel en contexte…anthropologique », in Corinne Fournier Kiss, Nadine Bordessoule-Gilliéron et Patrick Suter (eds.), Regards sur l’interculturalité, Genève, Métis Presses, 2016, p. 59.
8. Ibid., p. 62.
9. CLIFFORD, James, « Traveling Cultures », in Lawrence Grossberg, Cary Nelson and Paul Treichler (eds.), Cultural Studies, Urbana, University of Illinois Press, 1992, p. 98.
10. GUPTA, Akhil and FERGUSON, James, « Culture, Power, Place: Ethnography at the End of an Era », in Akhil Gupta and James Ferguson (eds.), Culture, Power, Place: Explorations in Critical Anthropology, Durham, Duke University Press, 1997, pp. 1-2.
11. La réification consiste à rendre statique ou figé un concept, une chose ou un individu.
12. FASSIN, Didier, « Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale », in Didier Fassin et Eric Fassin (eds.), De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2006, pp. 31-32.
13. CUCHE, Denys, op. cit., p. 97.
14. MALKKI, Liisa, « Refugees and Exile: From “Refugee Studies” to the National Order of Things », in Annual Review of Anthopology, Vol 24, 1995, p. 508.
15. Voir, par exemple, APPADURAI, Arjun, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, 229 pp.
16. MONSUTTI, Alessandro, Guerres et migrations. Réseaux sociaux et stratégies économiques des Hazaras d’Afghanistan, Neuchâtel-Paris, Institut d’Ethnologie-Maison des Sciences de l’Homme, 2004, pp. 40-54.
17. ADELKHAH, Fariba et BAYART, Jean-François, « Pour une anthropologie politique du voyage », in Fariba Adelkhah et Jean-François Bayart (eds.), Voyage du développement. Emigration, commerce, exil, Paris, Karthala Editions, 2007, pp. 6-7.
18. VERTOVEC, Steven, « Transnationalism and Identity », in Journal of Ethnic and Migration Studies, Vol 27, N°4, 2001, pp. 573-574.
19. ANDERSON, Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London-New York, Verso Editions, 2006 [1e ed. 1983], pp. 6-7.
20. BARTH, Fredrik, « Introduction », in Fredrik Barth (ed.), Ethnic Groups and Boundaries: The Social Organization of Culture Difference, Prospect Heights, Waveland Press, 1998 [1e ed. 1969], p. 14.
21. BOURDIEU, Pierre, « L’identité et la représentation (Eléments pour une réflexion critique sur l’idée de région) », in Actes de la recherche en sciences sociales, Vol 35, N°1, 1980, pp. 64- 65.
22. BRUBAKER, Rogers and COOPER, Frederick, « Beyond « Identity « », in Theory and Society, Vol 29, N°1, 2000, pp. 4-5.
23. BAYART, Jean-François, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 98.
24. BAYART, Jean-François, L’impasse nationale-libérale. Globalisation et repli identitaire, Paris, La Découverte, 2017, pp. 11-12.
25. Ces données couvrent la période du 1er janvier 2014 au 6 juin 2019 et proviennent du « Missing Migrants Project » de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ces chiffres se basant sur des sources fournies en grande partie par les Etats, ils sont sous-estimés et il est très difficile de déterminer avec exactitude le nombre exact de personnes ayant perdu la vie dans la méditerranée. Disponible sur https://missingmigrants.iom.int, consulté le 10 juin 2019.
26. L’Aquarius est un navire de l’association SOS Méditerranée qui a été opérationnel de février 2016 à décembre 2018. Sa mission était de porter secours aux migrants qui tentaient de traverser la Méditerranée. A deux reprises, en juin et en août 2018, et ce malgré l’urgence de la situation, le gouvernement français n’a pas ouvert ses ports au bateau humanitaire. La raison invoquée était que la responsabilité d’accueillir les migrants incombait aux pays les plus proches du navire
27. Voir SASSEN, Saskia, The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 2013 [1e ed. 1991], 480 pp.
28. WIHTOL DE WENDEN, Catherine, « Panorama des migrations à l’échelle mondiale », in Informations sociales, Vol 3, N°194, 2016, p. 10.
29. BAYART, Jean-François, Les fondamentalistes de l’identité. Laïcisme versus djihadisme, Paris, Karthala Editions, 2016, pp. 81-100.
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