Politique Le 16 février 2017

Profiter de son temps en le perdant

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Profiter de son temps en le perdant

« Travailler moins pour vivre mieux et travailler tous » : le titre d’un appel de septante personnes des principales universités, associations et syndicats en Belgique. L’espoir d’un rapport différent au travail, fondant une société plus juste et plus heureuse, se confronte à des discours trop souvent pris pour des vérités immuables et des modes de pensée qui nous mènent droit dans le mur.

Recommencer à diminuer le temps de travail va à l’encontre des tendances actuelles à travers l’Europe. Allongement de l’âge de départ à la retraite, volonté d’abandon des 35 heures en France, projets d’ouverture des commerces les dimanches et les jours fériés, défiscalisation des heures supplémentaires…1 La liste est longue, mais la justification de chacune de ces mesures tient en une seule ligne : la réalité économique contemporaine l’exige. Pourtant, comme les signataires le soulignent, la productivité des travailleurs s’est multipliée par cinq en un demi-siècle, mais a été essentiellement captée par les actionnaires des grands groupes2, alors que dans le même temps le surmenage et le stress font des ravages chez les travailleurs. En appeler à l’impératif de compétitivité permet de balayer ces faits d’un trait. En une sinistre prophétie auto-réalisatrice sur le caractère implacable de la concurrence mondiale, les frontières sont abaissées pendant que les coûts du salaire et les acquis sociaux sont comprimés, contribuant de fait à rendre impossible certains choix de société, particulièrement en matière de redistribution. Il est de bon ton de crier « ne faites pas fuir les capitaux ! » après avoir grand ouvert les portes et les fenêtres. Le néolibéralisme3 à toutes les sauces va à rebrousse-poil des tentatives de diminution collective du temps de travail, tout en disciplinant efficacement les travailleurs récalcitrants.

Plus immédiatement, c’est aussi une certaine conception du travail qui empêche de considérer sérieusement une diminution du temps de labeur hebdomadaire. D’une part, le travail est paré de toutes sortes de vertus par sa capacité à responsabiliser les individus (chômeurs, jeunes et autres jean-foutre) autrement viciés par la paresse. D’autre part, en une version moderne de l’éthique protestante, le travail est la clé des méritants vers les ressources financières nécessaires à la consommation. On en est martelé à longueur de journée, acheter (vêtements, parfums, voyages, voitures…) c’est exister.

En proposant de diminuer le temps de travail, il faut nager à contre-courant de ces deux aspects et les remettre fondamentalement en question. Bertrand Russell en parlait il y a huit décennies dans son éloge de l’oisiveté.4 Malgré les discours moralisateurs sur la noblesse du travail et l’accomplissement qu’il apporte, il reste une obligation plus ou moins déplaisante et routinière pour l’écrasante majorité d’entre nous. Or, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nos sociétés sont matériellement capables de couvrir les nécessités de tout un chacun tout en assurant une part considérable de temps libre.

Couvert d’opprobre, le chômage de masse en est la démonstration la plus éclatante. Rendant l’oisiveté indésirable tant au niveau individuel que social, il montre paradoxalement la possibilité et la nécessité aujourd’hui de réduire le temps de travail. Les taux sont effarants, et pourtant, il est utile de le rappeler, ils excluent les personnes sans emploi ayant abandonné la recherche active d’un travail. La moyenne européenne est aux alentours de 10%, avec des pics à 20% pour la Grèce voire 44% pour les jeunes de moins de 25 ans en Espagne (quarante-quatre !).5 La révolution robotique qui s’amorce n’augure rien de bon en la matière si les mêmes modes de pensée sont maintenus, et les avancées en intelligence artificielle font en sorte qu’aucune branche ne sera épargnée par l’hécatombe. Des chauffeurs de taxis aux avocats en droit des entreprises, en passant par les caissiers et caissières des supermarchés évincés par les bornes automatiques, tous les emplois sont menacés.

Écourter la journée de travail, dans ces conditions, devrait être une priorité. Et, faut-il le rappeler, ce luxe longtemps réservé aux nobles moyenâgeux, qui en profitaient entre autre pour aller chasser gaiement, a aussi permis aux hautes classes de la renaissance de poser les bases scientifiques et culturelles du monde moderne. La plupart, bien sûr, n’en faisait rien, mais à l’heure du « bullshit job », phénomène qu’on pourrait traduire par « jobs à la con »6, il faut collectivement se poser la question de la nécessité du travail. Plutôt que de passer les trois-quarts de son temps à remplir des paperasses en se fouettant la croupe calvinistement, à chercher le bonheur dans l’abnégation besogneuse, nous pourrions user de notre temps comme nous le voulons. À s’abrutir devant la télévision pour certains, ou à débattre sans fin sur des forums obscurs, sans aucun doute. Mais aussi à cultiver son jardin, lire, boire des bières, faire du sport, apprendre des langues ou s’exercer à la mécanique. À reconstruire la démocratie ou accélérer la transition écologique. À fonder, en somme, une société plus heureuse, où nous serions davantage occupés à jouir de nos loisirs et de nos proches, à faire ce que bon nous semble sans poursuivre en trimant une consommation insatiable. Un débat urgent.

 


Références:

1. Des mesures de ce genre se font écho à travers l’Europe, du programme de François Fillon (http://www.lefigaro.fr/elections/presidentielles/comparateur/primaires-droite/) aux débats récurrents en Suisse et ailleurs sur le travail dominical (de 2005 http://www.swissinfo.ch/fre/l-udc-est-pour-le-travail-dominical/4788184 à 2016 http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/initiative-touche-dimanches/story/25882245) à la hausse généralisée de l’âge de la retraite sur le continent (https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_l-europe-des-retraites-bientot-67-ans-pour-tout-le-monde?id=8374922).

2.  Voir l’appel. La question des coûts du capital est aussi illustrative de ce propos : http://www.monde-diplomatique.fr/2013/07/CORDONNIER/49354.

3. Le « néolibéralisme » ne se laisse pas facilement définir. Le terme lui-même est souvent refusé par ses adhérents contemporains, qui préfèrent se réclamer d’un libéralisme « classique » en réduisant celui-ci à une caricature économiste de lui-même. L’adaptabilité des politiques néolibérales à différents contextes (pays en développement, état péninsulaire en crise au sud de l’Europe, puissance industrielle vieillissante…) en laisse voir des versions toujours renouvelées. Malgré cela, des aspects cruciaux du néolibéralisme peuvent être pointés : promotion de la privatisation et de la dérégulation, réduction des prérogatives de l’État, remplacement de la sécurité sociale par la responsabilité individuelle, ouverture à la concurrence, libre-circulation des capitaux et des marchandises. Plus généralement, le néolibéralisme assujettit la société et la politique à la logique du libre marché, seul à même de répartir les ressources efficacement. Voir notamment la carte blanche engagée de Manuella Cadelli dans le Soir http://www.lesoir.be/1137303/article/debats/cartes-blanches/2016-03-01/neoliberalisme-est-un-fascisme.

4. Le texte (en anglais) est disponible ici : In Praise of Idleness. http://www.zpub.com/notes/idle.html.

5. Eurostat, consulté le 12/02/2017 http://ec.europa.eu/eurostat/web/products-datasets/-/tipsun20.

6. Développé par l’anthropologue David Graeber dans un texte accessible ici http://strikemag.org/bullshit-jobs/, le phénomène est aussi évoqué en français dans de bons articles sur  Le Monde http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/04/22/dans-l-enfer-des-jobs-a-la-con_4907069_4497916.html et Libération http://www.liberation.fr/societe/2013/08/28/y-a-t-il-un-phenomene-des-jobs-a-la-con_927711.

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