International Le 1 septembre 2017

Que révèle le plurilinguisme libanais ?

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Que révèle le plurilinguisme libanais ?

Au Liban, il n’est pas rare d’entendre, dans une même phrase, des mots d’arabe, d’anglais et de français. Cette habitude d’une partie de la population constitue, à bien des égards, un trait distinctif du Liban au sein de la région lévantine. Antonin Python se penche sur ce qu’un tel mélange linguistique nous dit du pays.


 

Au Liban comme en Suisse, plusieurs langues coexistent sur un seul territoire et sont parlées par des nationaux souvent bilingues voire trilingues, qui passent de l’arabe à l’anglais ou au français sans difficulté. Cette cohabitation a donné lieu à un dialecte – parfois appelé « franglarabe » – qui mélange, dans une même phrase, les trois langues. Dans un pays comme le Liban, petit État entouré de puissances régionales et ayant souvent été victime des jeux d’influence de ces dernières, que révèle ce mode d’expression ?

« Hi ! Keefak, ça va ? » Cette phrase que le touriste de passage au Liban entend régulièrement prononcer dans la rue ou les magasins et retrouve imprimée sur des t-shirts ou des tasses intrigue, fait sourire, et est souvent donnée en exemple du mélange linguistique auquel recourent nombre de Libanais dans leurs échanges quotidiens. Il n’est en effet pas rare d’entendre dans une seule phrase, des mots d’anglais, de dialecte lévantin ou de français telles que « Tayib, OK, d’accord » ou « Yalla bye je quitte ».

Utiliser des termes venus d’autres langues n’est pas un phénomène nouveau dans la région, comme le rappelle Jarjoura Hardane, traducteur, linguiste et directeur de l’Ecole doctorale de l’université Saint-Joseph (USJ) de Beyrouth. « Sur ce littoral, il y a toujours eu au moins trois langues de communication. Et c’est variable selon les époques, le temps ». Le passage d’une langue à une autre dans un seul discours serait donc « une chose spécifique dans la communication de ce pays ».

Mais selon Michelle Habbaki, doctorante en linguistique de l’USJ, ce trilinguisme dialectal est à différencier des emprunts. Il s’agirait d’un « phénomène survenu pour se démarquer » et concernerait principalement une tranche de la population jeune et ayant reçu « un niveau d’éducation certain ».

 

Ce phénomène linguistique serait plutôt l’apanage d’une population jeune et ayant bénéficié d’une éducation « d’un niveau certain », selon Michelle Habbaki.

Ce phénomène linguistique serait plutôt l’apanage d’une population jeune et ayant bénéficié d’une éducation « d’un niveau certain », selon Michelle Habbaki.

 

« Une barbarisation de la langue, un fléau culturel »

Au premier regard, le touriste qui a longuement observé tasses et t-shirts pourrait voir dans cette tendance une société libanaise cherchant à gommer des clivages hérités de quinze ans d’une guerre civile meurtrière et qui se retrouvent notamment dans la langue utilisée. Mais selon certains observateurs, ce patchwork trilingue ne reflète en rien une société plus mélangée.

Les divisions géographiques, religieuses, linguistiques, confessionnelles, idéologiques ou politiques n’auraient en effet pas disparues selon Fadi el Hage, vice doyen de la faculté des sciences de l’éducation de l’USJ et enseignant-chercheur en sciences de l’éducation. Elles seraient toutes reliées entre elles et le franglarabe ne serait donc pas le symbole d’un changement présent ou à venir dans la société libanaise.

Ce serait même « une barbarisation de la langue, un fléau culturel » selon Pierre Abbi Saab, corédacteur en chef du quotidien Al Akhbar, qui ajoute que les adeptes du franglarabe iraient jusqu’à renier leurs racines en recourant à ce mélange linguistique. « C’est toute une crise d’identité. C’est une superficialité qui peut paraître drôle, intéressante, riche quand on la regarde de très loin mais qui est en réalité une perte d’authenticité véritablement inquiétante au niveau culturel, civilisationnel, social et politique du Liban. L’unité politique elle-même s’en trouve menacée ».

 

Un flou identitaire « pratique » dans un contexte compliqué

Mais Mounawar Abbouchi, professeur d’anglais à la Lebanese American University de Beyrouth, ne voit pas les choses de la même manière. Pour elle, ce trilinguisme revêt une importance identitaire puisqu’il permet aux Libanais de trouver leur place dans un contexte régional complexe et lourd de significations politiques, religieuse et sociales. Mounawar Abbouchi évoque une population qui ne veut pas être qualifiée d’arabe parce que cette appellation « véhicule une image de gens très réservés, très fermés et qui ont une mentalité conservative ».

Mais de l’autre côté, ajoute-t-elle, « on n’est pas complètement occidentaux non plus. On est un peu entre les deux : dans le droit libanais, du point de vue des droits humains ou de l’acceptation des différences, on n’est pas occidentaux. Donc on se sent vraiment entre les deux ». Ce mode d’expression correspondrait donc à une hésitation que ressentent certains Libanais quant à la définition de leur identité et leur offrirait plus de flexibilité et même un luxe : celui de ne pas avoir à se ranger dans une seule catégorie.

 

Dans un contexte national et régional complexe, certains voient dans ce mélange linguistique une réponse plus flexible à la question identitaire.

Dans un contexte national et régional complexe, certains voient dans ce mélange linguistique une réponse plus flexible à la question identitaire.

 

Dans un pays comme le Liban, il semble difficile pour un thème de société d’échapper aux enjeux politiques ou confessionnels. Or, à la question de savoir si le gouvernement pourrait faire davantage pour la défense de langues, tous les acteurs interrogés s’accordent à dire que des changements sont nécessaires : « l’apprentissage des langues n’est pas aussi encouragé que ce qu’il devrait l’être. Pour mes élèves, c’est une corvée et ils ne voient pas tout ce que ça peut leur apporter », affirme Mounawar Abbouchi.

Mais cela ne semble pas être la priorité des autorités, déplore Pierre Abbi Saab, qui dénonce la corruption des élites et un fonctionnement clientéliste du pouvoir : « les gens meurent aux portes des hôpitaux parce qu’ils n’ont pas de quoi payer un acompte et les ordures ont bouffé le Liban (…) Pourquoi restructurerait-on le système éducatif quand tout le système politique a besoin d’être restructuré? »

 

La Suisse du Moyen-Orient et le Liban du monde occidental

Un pays de petite taille et plusieurs langues parlées sur un même territoire. Le Liban peut faire penser à la Suisse à certains égards. Surnommée d’ailleurs « la Suisse du Moyen-Orient », la République du Cèdre est-elle pour autant comparable au pays des montres et du chocolat ?

Si l’on s’en tient aux événements historiques et aux situations géopolitiques vécues par les deux pays, on serait tenté d’écarter tout parallèle entre les plurilinguismes libanais et suisses. Au cours de son histoire récente, le Liban a en effet connu des phénomènes migratoires aux causes, ampleurs et conséquences bien différentes de l’immigration qu’a connue la Suisse dans les années 70.

Mais en considérant uniquement l’aspect linguistique, les deux situations sont, aux yeux du politologue François Chérix, assez semblables. Selon lui, le paysage des langues en Suisse est « en pleine mutation ». Il en relève principalement trois : des Alémaniques qui se désintéressent du français, des Romands qui apprennent le Hochdeutsch – une langue « que les Alémaniques ne veulent pas entendre » – et l’anglais qui prend toujours plus de place dans les échanges. Tout cela créerait des « tensions vives et des déchirures parfois douloureuses » dans le paysage linguistique suisse. Ces « turbulences » illustreraient donc les « tourments identitaires de la Suisse » et évoqueraient ceux que connaîtraient le Liban et son franglarabe.

Mais pour Till Burckhardt, doctorant au sein de l’Observatoire économie-langues-formation de l’Université de Genève, les situations linguistiques des deux pays sont en réalité assez différentes, et ce à plusieurs niveaux. Pour lui, le paysage linguistique suisse souffrirait en effet parfois de tensions sur des questions spécifiques – comme lors de votations liées à l’ouverture politique vers l’étranger – mais serait dépourvu de réelles rivalités.

Cette cohésion dépendrait de plusieurs facteurs hérités de l’histoire récente et plus ancienne du pays. Till Burckhardt mentionne notamment l’existence de centres urbains importants unilingues, des cantons qui sont, dans leur majorité, linguistiquement homogènes – en raison d’une migration intra nationale quasi inexistante jusqu’à l’industrialisation du pays –, un sentiment d’appartenance qui s’exprimerait avant tout au niveau communal et enfin une confiance de la population dans le projet politique national.

Or, si l’on enjambe à nouveau la Méditerranée, et qu’on observe ces éléments à l’ombre d’un cèdre, on s’aperçoit que peu d’entre eux se retrouvent au Liban. Beyrouth, principale ville du pays où se concentrent la majorité de l’activité économique et de la population du pays, est une ville où cohabitent plusieurs langues. Quant à la confiance dans le projet politique, on constate un « important degré de scepticisme » au sein de la société, selon Ahmad Dallal, professeur d’histoire à l’Université américaine de Beyrouth. Les Libanais sont en effet les premiers à critiquer la corruption de leurs élites et le système clientéliste qui paralysent toute décision importante.

 


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