International Le 17 septembre 2012

Qui a peur de l’Homme perse? Déconstruction de la psychose autour du nucléaire iranien [Partie 5]

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Qui a peur de l’Homme perse? Déconstruction de la psychose autour du nucléaire iranien [Partie 5]

© Tristan Irschlinger et Victor Santos Rodriguez

PARTIE 1 : INTRODUCTION

PARTIE 2 : RÉTABLIR UNE CERTAINE VÉRITÉ

PARTIE 3 : NON-ALIGNÉ MAIS PAS FOU À LIER

PARTIE 4 : VERS UN ÉQUILIBRE DE LA TERREUR AU MOYEN-ORIENT?

 

PARTIE 5 : LA THÉORIE DES DOMINOS MISE À MAL

Le vendredi 28 mai 2010, les 189 États parties au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) adoptaient par consensus un accord qualifié de “crucial”, dont l’idée maîtresse était d’établir une zone dénuée de toute arme nucléaire au Moyen-Orient. L’accomplissement d’un tel dessein requerrait la signature du TNP par Israël, un des seuls États non-membres, ainsi que le placement des installations nucléaires israéliennes sous surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). L’Iran applaudissait l’accord, appelant de ses voeux un monde débarrassé de l’arme ultime, alors que l’État hébreu le qualifiait d’hypocrite.

Deux ans plus tard, force est de constater que la réalisation de cet objectif ambitieux paraît plus éloignée que jamais. En effet, Israël n’a pas infléchi d’un pouce sa posture antagoniste vis-à-vis du Traité de non-prolifération, et l’Iran est soupçonné – malgré les contrôles réguliers de l’AIEA – de développer un programme nucléaire qui va au-delà de ses besoins civils. Aussi mais surtout, on craint que si Téhéran venait à se doter de la bombe, une prolifération en chaîne se déclencherait, débouchant sur une situation potentiellement explosive qui enterrerait tout espoir de faire du Moyen-Orient une zone exempte d’armes nucléaires.1 Mais alors, qu’en est-il en réalité? L’acquisition de la bombe par les Iraniens se solderait-elle fatalement par une course effrénée à l’arme atomique dans la région?

 

De l’alarmisme au sujet de la prolifération

S’il est une chose sur laquelle la République islamique d’Iran met presque tout le monde d’accord, ce sont les risques de réaction en chaîne que sa nucléarisation pourrait occasionner. Il y a aujourd’hui un quasi consensus autour de l’idée que si l’Iran acquérait l’arme nucléaire, d’autres États dans la région lui emboîteraient inéluctablement le pas. Barack Obama lui-même s’est récemment fait l’écho de cette inquiétude, en affirmant que si l’Iran obtenait la bombe, il serait “presque certain que d’autres dans le région se sentiraient astreints à acquérir leurs propres armes nucléaires”.2 Plus alarmiste encore, l’ancien sénateur américain Sam Nunn prétend qu’il n’y aurait probablement pas moins de “dix autres pays au Moyen-Orient qui suivraient dans les dix ou vingt ans à venir”.3 C’est l’idée sous-jacente de la théorie des dominos – si l’un tombe, les autres suivent immanquablement – qui est ici appliquée au domaine nucléaire.

Au premier abord, cette crainte ne paraît pas totalement infondée. Il faut néanmoins souligner qu’elle est loin d’être nouvelle.4 Tout chevronné qu’il soit, l’analyste de la politique internationale a souvent une fâcheuse tendance à l‘amnésie, considérant chaque crise comme exceptionnelle et sans précédent. Toutefois, si l’unicité de tout évènement ne peut être contestée, certaines régularités peuvent être observées à travers le temps, et l’alarmisme nucléaire fait partie de celles-ci. A en croire nombre de spécialistes, depuis maintenant des décennies, la prolifération nucléaire serait systématiquement sur le point de s’accélérer de manière brutale, ce que l’Histoire se charge inlassablement de démentir.

Déjà en 1964, à l’époque où la Chine effectuait ses premiers essais nucléaires, beaucoup nous pensaient arrivés à un point critique, à partir duquel le monde serait précipité dans une spirale de prolifération incontrôlable.5 On prédisait alors que l’Inde, le Japon et l’Indonésie se nucléariseraient dans un court laps de temps en réponse à l’acquisition de la bombe atomique par la Chine, propageant même la fièvre nucléaire à de nombreux pays au-delà de la région. Bien qu’elle ne se soit jamais réalisée, cette sombre prédiction n’a cessé d’être réitérée depuis lors, à l’image de ce que titrait le Washington Post en juin 1981: “Une multitude d’États sur le point de rejoindre le club nucléaire”.6

Malgré plus de soixante ans de pronostics erronés,7 les analystes continuent de se laisser dominer par la peur, au lieu de se baser sur l’expérience. On constate donc que l’alarmisme actuel, autour de l’hypothétique prolifération qui pourrait suivre l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran, s’inscrit dans la plus pure continuité de cette tendance historique.

 

Un scénario peu réaliste

En premier lieu, rien ne porte à croire que sous prétexte qu’il s’agisse de la République islamique d’Iran, la région s’embraserait soudain dans une frénésie nucléaire. Après tout, Israël a bien acquis la bombe nucléaire dans les années soixante, sans que cela ne déclenche pour autant une course folle à l’atome militaire.8 Kenneth Waltz souligne d’ailleurs qu’à l’époque, l’État hébreu – en guerre avec ses voisins – était perçu comme une plus grande menace par les acteurs régionaux que ce n’est le cas de l’Iran aujourd’hui. A priori donc, on peine à s’imaginer en quoi une bombe iranienne susciterait des réactions plus extrêmes.

Les craintes de prolifération subsistent pourtant. Au coeur de cette nuée d’inquiétudes, c’est en particulier la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Égypte qui cristallisent le plus d’angoisses. Un examen méticuleux s’impose toutefois avant de céder à la psychose. Tout d’abord, la capacité technologique actuelle des États en question ne leur permettrait point de ne serait-ce qu’envisager l’acquisition de la bombe à court ou moyen terme. Bien que disposant de ressources économiques suffisantes, la Turquie et l’Arabie saoudite devraient littéralement partir de zéro, tant leurs connaissances en la matière sont encore limitées et leurs infrastructures quasi inexistantes. Dans le cas de l’Egypte, malgré une technologie et une expertise plus pointues, de très sévères contraintes financières viennent endiguer toute aspiration nucléaire d’un pays à l’économie exsangue. Plus généralement, Johan Bergenas sous-directeur de programme au Stimson Center l’explique bien: “tous les autres États du Moyen-Orient (excepté Israël) sont au moins à 10-15 ans d’atteindre une telle capacité [nucléaire]”.9

Il faut donc impérativement garder à l’esprit qu’obtenir l’arme nucléaire est un processus extrêmement exigeant, qui s’inscrit sur la durée et requiert des investissements financiers colossaux. Certains rétorqueraient néanmoins que mus par une volonté de fer, de potentiels prétendants pourraient s’engager dans cette entreprise de longue haleine, au prix de milliards et de décennies. Notons ici avant toute chose que si tel était le cas, le terme de prolifération ne serait aucunement approprié, puisqu’il désigne une multiplication rapide et anarchique.10 Une diffusion lente de l’arme ultime ne saurait donc être qualifiée ainsi. Ceci dit, même une telle dissémination sur le long terme paraît peu plausible, en raison d’un élément crucial qui ne doit pas être omis: le rôle des États-Unis.

Bien que la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Égypte soient des alliés traditionnels des Américains dans la région, il est très vraisemblable que ces derniers feront tout ce qui est en leur pouvoir pour refroidir leurs ardeurs nucléaires, si tant est qu’ils en aient. Outre le recours à des pressions diplomatiques, voire à d’éventuelles sanctions, l’Oncle Sam pourrait fort bien parvenir à les convaincre qu’il est dans leur intérêt bien compris de ne pas développer leur propre programme.

A cette fin, les instruments utilisables seraient doubles. Premièrement, Washington apporterait certainement aux États concernés son aide dans le développement du nucléaire civil, en échange de l’assurance qu’ils ne se dotent pas de la bombe atomique. D’ailleurs, ce travail de prévention a d’ores et déjà commencé avec certains États de la région.11 Deuxièmement, et surtout, il est fort probable que les États-Unis s’engagent à étendre leur parapluie nucléaire, fournissant ainsi à leurs alliés – Arabie saoudite, Égypte et Turquie – des garanties sécuritaires suffisantes à leur apaisement.12 Pourquoi ces derniers s’aventureraient-ils dans un programme d’armement long et coûteux, alors qu’ils bénéficieraient de facto du pouvoir de dissuasion nucléaire américain?

Cette stratégie a d’ailleurs déjà fait ses preuves récemment en Extrême-Orient. A la suite de la nucléarisation nord-coréenne, le président des États-Unis de l’époque, George W. Bush, s’empressa de rassurer la Corée du Sud et le Japon, en leur garantissant une protection sous parapluie nucléaire américain. Washington tua ainsi dans l’oeuf toute velléité potentielle d’acquisition de l’arme ultime par Séoul et Tokyo. Aujourd’hui, le Département d’État a vraisemblablement adopté la même approche au Moyen-Orient. A cet égard, de manière très révélatrice, la Secrétaire d’État Hillary Clinton parlait déjà en juillet 2009 d’étendre le parapluie nucléaire étasunien aux pays du Golfe, dans l’hypothèse où Téhéran s’inviterait dans le club des puissances nucléaires.13

 

La faute à qui?

Comme on l’a vu, le péril de la prolifération semble bien plus limité que ce qui nous est communément présenté. Par ailleurs, même si les risques d’une telle propagation ne peuvent être complètement écartés, il est tout aussi impossible de les imputer uniquement au régime des mollahs. Iran ou non, un potentiel proliférateur existe déjà bel et bien au Moyen-Orient. En effet, comme le spécialiste de l’Iran Thierry Coville le souligne, la frontière entre le nucléaire civil et militaire est intrinsèquement poreuse.14 Et comme plusieurs États de la région cherchent d’ores et déjà à développer un programme civil, ils pourraient vite être tentés de passer de l’un à l’autre.

De surcroît, il est également intéressant de s’interroger sur le rôle de ceux qui se sont dotés de l’arme atomique par le passé, en particulier les grandes puissances. Rappelons ici que les concepts de non-prolifération et de désarmement sont intimement liés, si ce n’est indissociables. Ainsi, le Traité de non-prolifération ne se contente pas d’interdire l’acquisition de l’arme ultime aux États qui n’en sont pas détenteurs, mais exige aussi dans son article 6 le désarmement à terme des États déjà en possession de la bombe. Cependant, ces derniers n’ont à aucun moment réalisé des efforts réels dans l’optique de respecter cet engagement. Loin donc de s’ériger en exemples, ils n’ont cessé d’affaiblir et décrédibiliser le traité par leur inaction. Accuser l’Iran de mettre en danger le Traité de non-prolifération paraît alors pour le moins paradoxal.

Enfin, les prévisions alarmistes à propos des répercussions possibles d’un Iran nucléaire sont non seulement douteuses mais pourraient également s’avérer contre-productives.15 Affirmer que la prolifération est inévitable pourrait en définitive devenir une prophétie auto-réalisatrice. En effet, le mythe de la théorie des dominos nucléaires fournit aux autres États de la région une incitation à acquérir la bombe atomique, puisqu’ils s’attendent à ce que leurs voisins en fassent de même. De plus, ces scénarios apocalyptiques sont extrêmement dangereux pour une autre raison: les conséquences attendues d’un Iran nucléaire – réelles ou imaginées – vont déterminer les moyens utilisés afin d’empêcher Téhéran d’obtenir la bombe.16 Du coup, si les effets anticipés ne sont pas en phase avec la réalité, les méthodes appliquées pour dissuader l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire seront tout à fait disproportionnées et les incidences potentiellement dévastatrices.

 

C’est justement sur la pertinence des méthodes employées pour éviter la nucléarisation de la République islamique d’Iran que nous nous pencherons dans le cadre du sixième et dernier épisode de la saga sur le nucléaire iranien. Ne manquez pas cet ultime rendez-vous sur jetdencre.ch!

 

PARTIE 6 : QUAND LES REMÈDES AGGRAVENT LES MAUX

 

 

 


1 Possibilité prévue par l’article 7 du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.

2 Discours de Barack Obama, devant the American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), Washington, D.C., 4 mars 2012.

3 BERGENAS, Johan, “The Nuclear Domino Myth : Dismantling worst-case proliferation scenarios ”, Foreign Affairs, 15 novembre 2010.

4 GAVIN, Francis, “Same as it Ever Was : Nuclear Alarmism, Proliferation, and the Cold War”, International Security, Vol. 34, N° 3 (hiver 2009/2010), pp. 7-37.

5 Gavin, Francis, op. cit., p. 17

6 KOVEN, Ronald, “Many Nations Ready to Break into Nuclear Club,” Washington Post, juin 15, 1981.

7 YUSUF, Moeed, “Predicting Proliferation: The History of the Future of Nuclear Weapons”, Brookings Institution Foreign Policy Paper Series, No. 11, Washington D.C., janvier 2009.

8 CHAPMAN, Steve, “The arms race that won’t happen : Iran and the phony proliferation scare”, Chicago Tribune, 8 juillet 2012.

9 Bergenas, Johan, op. cit.

10 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL).

Disponible sur http://www.cnrtl.fr/lexicographie/prolif%C3%A9ration

WALTZ, Ken­neth, “The Spread of Nuclear Wea­pons : More May be Bet­ter : Intro­duc­tion”, The Adel­phi Papers, Vol. 21, n° 171, 1981.

11 Bergenas, Johan, op. cit.

12 Inter­view de John Mear­shei­mer et Dov Zakheim par Jody Woo­druff pour PBSNew­shour, 9 jui­let 2012.

http://www.pbs.org/newshour/bb/world/julydec12/iran2_07-09.html

13 LANDLER, David, et SANGER, David, “Clinton Speaks of Shieling Mideast from Iran”, New York Times, 22 juillet 2009.

14 COVILLE, Thierry, “La bombe nucléaire pour l’Iran : Pas forcément si dangereux”, Altantico, 4 juillet 2012.

Disponible sur : http://www.atlantico.fr/decryptage/bombenucleairepouriranpasforcementdangereuxthierrycoville-409010.html

15 Bergenas, Johan, op. cit.

16 Ibid.

 

Commentaires

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Philippe

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Philippe

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