International Le 22 octobre 2013

Turquie: talon d’Achille, hégémonie politique et ambitions dangereuses

0
0
Turquie: talon d’Achille, hégémonie politique et ambitions dangereuses

© Bulent Kilic

La Turquie s’enfonce de plus en plus profondément dans une crise structurelle à caractère économique, social et politique. Le pays traverse une période critique, aussi dangereuse que riche en opportunités révolutionnaires. Au début du mois de septembre, les manifestations en Turquie ont repris un caractère massif suite, entre autres, à la répression policière dans l’Université Polytechnique du Moyen Orient (ODTÜ) à Ankara. L’indignation populaire s’est intensifiée après plusieurs jours d’interventions policières particulièrement violentes, dont une qui a causé la mort du jeune Ahmet Atakan à Antakya, dans le sud du pays. La quantité de gaz lacrymogène utilisée par la police à Istanbul, par exemple, fut si importante qu’un match de football – Turquie-Suède des moins de 21 ans – a dû être temporairement suspendu. Ironiquement, le match se déroulait au stade Recep Tayyip Erdogan, nom du premier ministre qui mène la répression. La fréquence et l’intensité des manifestations montrent que les politiques répressives du gouvernement AKP n’ont pas réussi à mettre fin à cette vague de contestation. Pourtant, le parti d’Erdogan, qui a la mainmise sur les institutions de l’État, sur l’armée et sur une partie de l’économie, semble décidé à ne pas renoncer à sa politique de la terreur. En somme, il semblerait que la dégradation des conditions socio-économiques ainsi que l’absence d’une opposition unie, organisée et capable de contrecarrer le pouvoir de l’AKP, laissent à prédire une hausse de l’appauvrissement populaire, de la polarisation de la société et une intensification de la lutte des classes pour les mois à venir.

 

Talon d’Achille ou conséquences de politiques néolibérales?

Selon le correspondant du Financial Times à Istanbul, « le plus grand Talon d’Achille de l’économie turque »1 est l’énorme déficit de la balance des paiements qui rend le pays extrêmement dépendant d’entrées constantes et massives de capitaux étrangers. Actuellement, cela se traduit concrètement par le besoin pour l’économie turque d’attirer en moyenne environ 5-8 milliards de dollars de nouveaux investissements étrangers par mois2. La balance des paiements sous le gouvernement AKP est passée de +3.7 milliards de dollars en 2001 à -77 milliards en 2011. Cette fragilisation de l’économie, devenue si dépendante des importations de capitaux, est le résultat de l’implémentation graduelle des politiques néolibérales depuis déjà plusieurs décennies. Il est nécessaire de souligner la nature extrêmement volatile et prédatrice de ces investissements. Presque exclusivement composés d’investissements en bourse, ces capitaux peuvent quitter le pays du jour au lendemain et, par conséquent, exercent une pression constante en termes de rentabilité et de compétitivité internationale. Autrement dit, le « bon fonctionnement » de l’économie est en partie dépendant de la spéculation internationale. Pour les travailleurs, cette pression s’est traduite en premier lieu par une politique de bas salaires. En Turquie, le salaire minimum pour les travailleurs de plus de 16 ans est d’environ 500€3. De plus, des conditions de travail favorables aux patrons ont été maintenues grâce, entre autres, à l’implémentation rigoureuse des politiques néolibérales imposées en partie par le Fonds Monétaire International (FMI). En 2002 c’est l’AKP qui a repris le relai en intégrant cette « modernisation » économique et financière, ce qui lui a valu les louanges de certains libéraux et des milieux d’affaires. La dernière vague de ces politiques d’austérité fiscale, de privatisation et de contrôle social a donc été implémentée par l’AKP. La crise financière de 2001 en Turquie a eu comme conséquence la financiarisation de l’économie, avec la consolidation du rôle et de l’emprise du secteur financier sur l’économie réelle et donc, à accentuer la dépendance vis-à-vis des flux de capitaux étrangers. Avec cela, c’est la logique de rentabilité qui est devenue l’enjeu central pour l’économie du pays. On peut alors dire que derrière cette dénomination abstraite et romancée de « talon d’Achille » se trouve en fait une réalité matérielle très concrète : le pillage des ressources et de l’économie turques ainsi que l’exploitation des masses au profit du capital international et de la bourgeoisie nationale sur laquelle cette dernière se repose. Ainsi, on peut s’attendre dans les prochains mois à une dégradation de la situation économique et sociale, accentuant notamment l’appauvrissement de la population. De plus, comme on l’a vu durant les manifestations de Gezi, le discours polarisant d’Erdogan qui consiste à mettre la faute d’une telle dégradation sur les manifestants peut avoir des répercussions violentes. Une des conséquences de ce discours, a été l’apparition de groupes et d’individus fascistes armés de couteaux et de battes, attaquant des manifestants et des assemblées de quartier. À moyen terme, la situation économique et sociale ne semblent pas être en voie de s’améliorer, bien au contraire.

(c) Gregori Borgia, AP/SIPA

(c) Gregori Borgia, AP/SIPA

 

Une hégémonie établie face à une opposition fragmentée

En 2014, la Turquie connaîtra sa première élection présidentielle directe avec le passage à un système électoral de type étasunien. Devenir président sous ce nouveau système est le fantasme d’Erdogan, qui semble être en campagne électorale permanente. L’opposition est encore très fragmentée et, pour le moment, il n’y a pas au sein de la gauche de front uni et organisé capable de contrecarrer le pouvoir de l’AKP. La mainmise de l’AKP sur les institutions lui a permis de créer une bourgeoisie d’islamo-conservateurs très puissante en Turquie. Malgré ses aspirations « humanistes », le reste de la haute bourgeoisie ne semble pas vouloir mettre en péril ses intérêts économiques en entrant en conflit avec l’AKP qui leur a tout de même permis d’empocher de gros profits. C’est le cas de Mustafa Koç, le dirigeant d’un des deux plus grands conglomérats familiaux du pays, le groupe Koç. Bien que des tensions entre lui et Erdogan aient éclaté à plusieurs reprises cette année et également durant le mouvement de Gezi, il semblerait que tous les deux soient décidés à ne pas se faire une guerre ouverte4. Peut-être reconnaissent-ils leurs intérêts mutuels à préserver le statu quo de surexploitation des masses? Les partis de gauche sont extrêmement fragmentés et, bien que le soutien aux différents partis ait dû augmenter avec les manifestations, ils souffrent toujours de « deux maladies historiques », comme me l’a confié mon amie Cihan Tekay, co-éditrice de la page Turquie de Jadaliyya5. Ces « deux maladies historiques » sont le racisme et le nationalisme trop souvent associé à l’anti-impérialisme. Par ailleurs, l’élitisme et le sectarisme représentent deux autres enjeux essentiels auxquels doivent faire face les partis de gauche en Turquie. La preuve la plus flagrante de ceci est le mouvement de Gezi. En effet, des membres de différents partis de gauche m’ont confié qu’ils avaient systématiquement sous-estimé le peuple, celui-ci les ayant tous surpris et dépassé. Une bonne partie de ces partis révolutionnaires est occupé actuellement à rattraper le peuple qui a pris bien de l’avance en termes de luttes sociales et politiques. En somme, afin de former une opposition politique viable face à l’hégémonie de l’AKP, il est nécessaire pour la gauche en Turquie de dépasser ses « maladies historiques » que sont le nationalisme et le racisme, tout en évitant de tomber dans le sectarisme et l’élitisme. Il ne s’agit pas pour les partis de gauche de simplement « réajuster » le tir en espérant dépasser les contradictions existantes entre eux et les masses. Bien plus que cela, l’avenir de la gauche en Turquie dépendra de sa capacité à se mettre à jour, à complètement renouveler ses stratégies dépassées et à créer une approche adaptée à l’ordre du jour.

 

Ambitions politiques dangereuses

Comme souligné plus haut, durant son règne de plus de dix ans, l’AKP a établi son hégémonie sur l’État turc. Le parti d’Erdogan est parvenu à faire ce que personne dans l’histoire de la République turque n’avait réussi : dompter l’armée. Parallèlement, en combinant modernisation, islam et néolibéralisme dans un style qui a été qualifié « d’autoritarisme populiste », ce parti s’est non seulement assuré le soutien d’une majorité de conservateurs, mais aussi celui de la bourgeoisie nationale et du Capital international. Acclamé à de maintes reprises, notamment par des Occidentaux comme étant « un modèle de développement pour le monde arabe », l’État turc que l’AKP s’acharne à mettre en place n’est pourtant pas seulement un État néolibéral, pro-marché et pro-occidental. L’AKP s’est fixé la date symbolique de « 2023 », date du centième anniversaire de la fondation de la République par Mustafa Kemal « Atatürk », avec comme objectif la création d’un nouvel État, à l’image de l’AKP. Un peu comme Thatcher et Reagan l’ont fait à leur époque dans leur pays respectifs. Dans cette tâche, l’AKP se heurte d’une part aux nationalistes, qu’ils soient fascistes ou kemalistes, soutenus historiquement par l’armée dans la défense de l’État kemaliste, et d’autre part aux Alévis, aux Kurdes et aux autres minorités nationales prises pour cibles par l’AKP qui défend son identité néo-ottomane et sunnite. Jusqu’à aujourd’hui, le parti d’Erdogan a employé pour arriver à ses fins un mélange de politiques répressives de la terreur, de stratégies de polarisation et de division. Le danger, qui est aussi source d’opportunités révolutionnaires, provient du fait que l’État en Turquie est jeune et peu établi. On peut dire que la Turquie est une sorte de « boîte de Pandore », comme me l’a fait remarquer récemment un philosophe et ami proche : personne ne sait vraiment quelles formes peuvent prendre les vieux démons qu’elle renferme ni prédire les effets qu’ils auront sur la société. « L’esprit de Gezi », du nom du mouvement de masse qui a émergé cet été, semble à ce jour être le seul qui ait la capacité de rassembler des groupes historiquement opposés et de constituer une opposition sérieuse contre l’hégémonie de l’AKP. Pour cela, il faut en premier lieu dépasser les réflexes nationalistes et racistes. Un moyen pour dépasser ces « maladies historiques » serait de les voir pour ce qu’ils sont réellement: des outils employés par l’État bourgeois pour perpétrer la domination d’une minorité sur une majorité de travailleurs et de travailleuses – quelles que soient leurs origines ethniques ou leur appartenance religieuse. Bien plus que cela, il est vital pour la gauche d’inventer un discours nouveau, un projet nouveau, socialement et culturellement compréhensif, qui permettra d’articuler la diversité des masses en Turquie avec leurs intérêts communs et avec les conditions matérielles du jour.


[1]   http://blogs.ft.com/beyond-brics/2013/09/12/turkey-no-fixing-that-achilles-heel
[2]   Source http://www.tradingeconomics.com/turkey/current-account
[3]   http://www.csgb.gov.tr/csgbPortal/cgm.portal?page=asgari
[4]   http://blogs.ft.com/beyond-brics/2013/09/18/turkeys-koc-holding-and-pm-erdogan-making-friends-again/
[5]   http://turkey.jadaliyya.com/

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.