« Il est certain que se coltiner la misère c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester »
(Lacan, 1969)
Une des difficultés est de définir ce dont il s’agit : l’environnement des soins est aujourd’hui « quadrillé » d’informatique. Dans la mesure où pratiquement toutes les institutions utilisent un dossier informatisé de soins ou des méthodes de surveillance des mouvements des résidants (tapis alarme, bracelet, etc.), les nouvelles technologies sont déjà très présentes dans les Établissements Médico-Sociaux (EMS).
Les risques liés à la sécurité des résidants sont probablement la raison majeure de cet engouement pour l’informatisation des soins. Par exemple, le robot « ménager et gestionnaire de chutes » développé à Zürich (Curaviva, 2015) ne suscite pas de grandes controverses, car celui-ci vise à augmenter la sécurité des personnes tout en augmentant leur sentiment de confort. De la même manière, le documentaire hollandais « Je suis Alice » présente, de manière convaincante, un robot de « compagnie » proposant des interactions, somme toute sommaires, mais qui visiblement réussissent à briser le sentiment de solitude de personnes âgées vivant à leur domicile (RTS, 2016).
Toutefois, l’introduction des robots intelligents prodiguant des soins auprès des personnes pose des questions éthiques. Certainement présentés et acceptés dans le but avoué de réduction…des risques, les robots intelligents vont se développer ces prochaines années, dans tous les domaines de l’activité humaine, et donc également dans les soins aux personnes.
Ainsi, il est temps de commencer à penser l’intelligence artificielle dans le contexte des soins directs auprès des personnes et en particulier en institution.
L’équité et l’égalité de traitement
Les soins sont généralement appliqués selon les prescriptions et les bonnes pratiques; demain, les robots intelligents les appliqueront avec rigueur et vigueur. En se présentant de manière identique tous les jours, ils n’oublieront jamais de dire bonjour, ni de frapper à la porte avant d’entrer dans une chambre. Ils ne tutoieront pas les résidants et feront preuve d’une humeur constante. Leurs comportements sont reposants, parce qu’ils peuvent être anticipés par tous ceux qui les côtoient. De fait, les robots ne mangent pas, ne se reposent pas et ne sont pas soumis aux lois sur le travail.
En répondant par ailleurs aux trois lois de la robotique, conçues par Isaac Asimov, en 19421, ils allient qualités d’économie et valeurs d’équité des prestations. Les soins prodigués par les robots sont égaux. La perspective de dispenser des soins équitables aux personnes âgées est porteuse d’une idéologie: celle de l’absence de ségrégation qui offre à chacun des interventions personnalisées afin de compenser précisément les inégalités subies.
Là où il est question de responsabilité
Mais qui porte la responsabilité des conséquences d’une intervention? Qui est responsable des agissements du robot doté d’intelligence? L’entreprise qui le construit, le concepteur du programme informatique, les directions d’établissement, le soignant qui le met en route, la machine elle-même? Cette question se pose actuellement par exemple aux États-Unis avec la voiture à conduite autonome limitée (avec chauffeur).
Ainsi, là où nous avons aujourd’hui un devoir moral vis-à-vis de l’autre en réfléchissant à la manière dont on doit le traiter comme notre semblable (Malherbe, 2015), il est légitime de se demander comment les robots formuleront cet impératif.
La déshumanisation
Qu’est-ce qui fait l’humanisation?
La langue? Un robot peut l’utiliser.
Des robots « tchattent » déjà avec des adolescents.
Mais a-t-il une parole?
Le toucher? Un robot peut toucher.
Des mains chauffantes sont utilisées dans le cadre des soins aux prématurés.
Mais offre-t-il une caresse et de la tendresse?
Suis-je reconnu?
Les robots d’aujourd’hui ont des yeux qui bougent et une face.
Mais ont-ils pour autant un visage?
Dans un univers de « perfection » mécanique et informatique, ce sont les « imperfections » humaines et les racines de la souffrance humaine qui permettent aux professionnels de se positionner et de se questionner différemment : « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme-même qui disparaît »2.
Dès lors que l’on juge nécessaire d’améliorer un comportement social, tout problème doit être résolu. Le but des interventions des professionnels est d’obtenir un comportement tolérable et accepté socialement en apportant un confort supplémentaire à la personne.
Si, aujourd’hui, les résultats des études scientifiques se basent sur des calculs ou des grilles d’analyse déterminant l’efficacité des dispositifs d’interventions et leur économicité, à n’en pas douter, le robot a sa place dans cette économie, car il est possible, en effet, de contrôler ses comportements, en les mesurant précisément. Dans cette définition du fonctionnement humain, le robot sera à terme doté d’une psychologie. Notre éloquence à affirmer le contraire n’y suffira pas.
C’est ainsi que s’impose un modèle où le fonctionnement de l’homme est proche de celui de la machine, négligeant dès lors les racines de la souffrance humaine, à savoir l’aliénation sociale et l’aliénation psychique (Oury, 1992).
Les robots intelligents pourront modifier leurs actions, anticiper l’aléatoire des réactions humaines et infléchir le cours ordinaire des choses ; leurs réponses seront rapides puisque sitôt qu’une variation est perçue3 les robots orientent leurs interventions en répondant à des besoins humains prédéfinis.
Encore faudra–t il définir les conditions de cette variation4.
Que deviendra la part du « sensible » (Merleau-Ponty, 1979 ; Bobin, 2008)?
La convenance remplacera-t-elle la connivence?
Bien que les robots intelligents puissent connaître parce qu’ils enregistrent des situations, les reproduisant tout en faisant preuve d’un certain discernement, ils ne se réjouissent pas ni ne dépriment; AlphaGO ne ressent rien lorsqu’il gagne contre Lee Se-Dol, champion du monde de Go.
Ainsi, admettons et défendons l’idée que dans le milieu des soins, en particulier auprès des personnes âgées, la faillibilité et l’inconstance de nos interventions, et l’embarras parfois ainsi suscité, nous sauvera de l’idéal « techno-totalitaire » des concepteurs de robots et de la perfection automatisée.
Les robots pourront probablement décevoir mais ne pourront certainement pas promettre.
Références
1. Première loi : «Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger.»
Deuxième loi : «Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entre en contradiction avec la première loi.
« Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.»
2. Phrase de François Tosquelles gravée sur les murs de l’hôpital de Saint Alban.
3. Emission « Ce soir (ou jamais) » d’Antenne 2 le vendredi 11 mars 2016 : Serge Tisseron : « Je ne suis absolument pas contre le fait qu’un robot repère chez une personne âgée immobile un rictus de souffrance… »
4. Ce modèle est aussi appliqué par les marchés financiers avec un objectif d’enrichissement.
Bibliographie
Bobin, Christian (2008). La présence pure et autres textes. Paris, France: Gallimard.
Lacan, Jacques (1973). Télévision. http://home.tele2.fr/lacanmaths/4discours.html
Lacan, Jacques (1959). Le désir et son interprétation Le séminaire VI. Paris, France: Seuil, 2013.
Malherbe, Michel (2015). Alzheimer: la vie, la mort, la reconnaissance. Clermont-Ferrand, France: Vrin.
Merleau-Ponty, Maurice (1979). Le visible et l’invisible. Paris, France, Gallimard.
Oury, Jean (1992). L’aliénation. Paris, France: Galilée.
Tisseron, Serge (2015). Le jour où mon robot m’aimera: vers l’empathie artificielle. Paris: Albin Michel.
Tosquelles, François cité par Forum de Reims, collectif des 39. http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=7200
Amnesty, le magazine des droits humains, no 84. Mars 2016
Armes: La guerre des robots
https://www.amnesty.ch/fr/sur-amnesty/publications/magazine-amnesty/2016-1
Ajuriaguerra de Julian, 1965 « L’homme se fait en se faisant » sur le thème de « Le robot, la bête et l’homme ».
RTS 2, « Je suis Alice », Les docs, diffusion du 20 mars 2016.
Asimov Isaac, Les robots [1950], Paris, Éditions J’ai lu, 2012, p. 7.
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