Société Le 8 novembre 2018

Quand le corps pâtit de la précarité

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Quand le corps pâtit de la précarité

Cancers, obésité, maladies cardio-métaboliques, affections respiratoires et même déclin cognitif : tels sont les effets de la précarité sur le corps. Les conditions socio-économiques d’un individu ont un impact avéré sur sa santé et ce, depuis sa petite enfance. Silvia Stringhini, docteure en épidémiologie populationnelle, nous éclaire sur les enjeux sanitaires des inégalités sociales. 

Retrouvez les autres contributions de notre dossier thématique consacré à la précarité ici.


 

Lorsqu’on parle de précarité, on imagine souvent des personnes qui manquent de moyens financiers, qui n’ont plus de logement ou de travail. Il est surprenant d’apprendre que la précarité peut aussi se manifester autrement que par des aspects purement matériels et s’exprimer à travers le corps. Sous quelles pathologies ou affections ? 

Silvia Stringhini : En effet, l’exposition à des conditions matérielles précaires tout au long de la vie a des conséquences néfastes sur la santé. On sait que les personnes défavorisées ont une morbidité et une mortalité plus élevées pour la plupart des maladies connues, par exemple les maladies cardio-métaboliques, les cancers, les affections du système respiratoire mais aussi les maladies transmissibles.

 

Comment explique-t-on que la condition sociale d’un individu influence sa santé ? Celle-ci peut-elle réellement augmenter son risque de mortalité ?

SS : En général, on peut identifier quatre grands mécanismes qui expliquent les inégalités sociales de santé : les facteurs comportementaux, les facteurs psychosociaux, les facteurs environnementaux et l’accès et l’utilisation du système des soins.

On retrouve généralement chez les groupes sociaux défavorisés une prévalence plus élevée de comportements à risque tels que la consommation de tabac et d’alcool, la sédentarité ou une mauvaise alimentation, d’une part. D’autre part, les personnes vivant dans des conditions socio-économiques précaires sont aussi souvent plus exposées à des toxiques environnementaux (pollution de l’air, de l’eau et du sol, habitations insalubres, etc.), dans leur lieux d’habitation ou de travail, et sont aussi plus souvent sujets à des conditions de stress dans leur vie privée et professionnelle. Tous ces facteurs ont des conséquences biologiques et, dès la petite enfance, contribuent à un risque de mortalité plus élevé chez les personnes défavorisées.

Enfin, il convient de noter que les inégalités sociales de santé sont un phénomène qui touche la société dans sa totalité : il ne s’agit pas d’opposer des personnes qui vivent dans la pauvreté et la précarité extrêmes à d’autres personnes. Au lieu de cela, à travers toutes les échelles sociales, plus la position sociale d’un individu est basse, plus son risque d’attraper la plupart des maladies (et d’en mourir) est élevé.

 

Concrètement, quels sont les comportements de santé ou les habitudes de vie néfastes que l’on peut observer chez les personnes dont les conditions socio-économiques sont insuffisantes ?

SS : Comme expliqué ci-dessus, les comportements de santé ne sont qu’une partie des facteurs qui expliquent les inégalités sociales de santé. Il est clairement important de mettre en place des mesures qui s’intéressent aux habitudes de vie néfastes chez les personnes les plus défavorisées, mais il ne faudrait pas non plus espérer que cela puisse résoudre le problème dans sa complexité.

 

Plusieurs de vos recherches portent sur la Suisse et sur les comportements de santé des Romands. Quelles sont les principales conclusions que l’on peut tirer en termes d’inégalités sociales en Suisse ? Par exemple, est-il possible de définir des zones géographiques où elles sont plus importantes, en fonction d’un taux plus élevé d’individus obèses ou présentant certaines maladies cardiovasculaires ? Y a-t-il des communautés plus à risque que d’autres ?

SS : Ce qu’on a pu constater avec nos recherches ces dernières années, c’est que même si en Suisse on profite de conditions socioéconomiques assez favorables par rapport à beaucoup de pays, il y a quand même de grandes inégalités sociales qui ont, elles, des conséquences sur la santé. Nos données, soit sur la distribution géographique des facteurs de risque et de protection, soit sur la relation entre niveau d’instruction et prévalence de maladies cardio-métaboliques, soit sur les différences socioéconomiques dans la qualité de l’alimentation, soit sur le renoncement aux soins pour des raisons économiques, entre autres, nous montrent que les inégalités sociales de santé ne sont pas seulement un problème de pays pauvres, mais une question qui nous touche directement, nous aussi.

 

Vous pilotez actuellement une étude, consacrée par le Prix scientifique 2018 de la Fondation Leenaards, sur la corrélation entre la précarité et le vieillissement du cerveau. Des conditions socio-économiques défavorables pourraient même accélérer le déclin de nos performances cognitives ?

SS : Avec ce projet, on va pouvoir tester si les conditions socioéconomiques ont effectivement un impact sur la structure et sur la fonction du cerveau, et si par cela elles contribuent à un déclin cognitif plus rapide chez les personnes défavorisées. On utilisera des données de Suisse romande et on pourra aussi tester si l’impact des conditions socioéconomiques défavorables à l’enfance (mesurées rétrospectivement) sur le vieillissement du cerveau, est réversible à l’âge adulte.

 

On voit que les inégalités sociales constituent un enjeu sanitaire important. Comment prévenir cette iniquité en santé de façon optimale ? Par l’accès aux soins, par l’identification de la maladie, par l’information, par l’intervention ciblée ?

SS : Cette question aurait besoin d’un livre comme réponse. C’est très complexe, et pas très clair non plus, et cela explique en partie pourquoi on a parfois l’impression de tourner en rond. Les inégalités sociales de santé trouvent leurs origines dans les inégalités sociales, qui sont par contre, elles, acceptées comme naturelles dans nos sociétés, en partie pour des raisons historiques.

De tous les aspects qui entourent ce domaine si complexe, ce qui me semble personnellement être l’enjeu le plus important, c’est le fait que les conditions socio-économiques ont un impact sur la santé et sur le vieillissement, à partir de la conception. Je pense que la plupart des efforts devraient être mis sur des interventions qui ont pour but d’éviter des inégalités au départ, c’est-à-dire au moment de la grossesse et la petite enfance. Comme moyens, j’utiliserais tous ceux que vous citez (l’accès aux soins, par l’identification de la maladie, par l’information, par l’intervention ciblée), mais aussi des mesures structurelles comme l’accès à une éducation de qualité pour tous, la garde d’enfants gratuite ou subventionnée, la réglementation des produits (alimentaires, cosmétiques, etc.) utilisés pendant la grossesse et par les enfants, des réglementations pour un environnement plus propre, des lois contre le tabagisme actif et passif, et ainsi de suite.

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