Société Le 19 mars 2015

Choragraphies 3 – Plaidoyer pour la laïcité

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Choragraphies 3 – Plaidoyer pour la laïcité

Aux portes de la Provence, sur le fronton d’une église, sous le regard d’une Vierge à l’Enfant, la devise républicaine. Héritage à préserver, mélange des genres ou occasion de réfléchir la laïcité ? Ou les trois ? © Jean-Baptiste Bing

Pré­sen­ta­tion de la démarche de l’auteur et appel à contri­bu­tion :
« Cho­ra­gra­phies [Intro­duc­tion] – Mani­feste pour une géo­gra­phie de trot­toir »

Épisode 1 : « Choragraphies 1 – Gunung Kaba (Sumatra), un champ d’expérimentation pour les spéculations métaphysiques ? »

Épisode 2 : « Choragraphies 2 – Ciel nocturne et belle lumière glauque, ou balade d’un insomniaque »

 

À Publier (commune du Chablais haut-savoyard sise sur les bords du Léman) une statue de la Vierge, érigée en 2011 par la commune dans un parc public, soulève l’ire des « libres-penseurs », qui ont obtenu du tribunal administratif de Grenoble une décision imposant son retrait. Le maire de Publier – un « divers gauche », a priori peu porté sur la bigoterie et la remise en cause de la laïcité – a, quant à lui, expliqué que cette statue de Notre-Dame du Léman est à ses yeux « un repère », « à connotation culturelle plutôt que cultuelle » dans une région où, à tous les coins de montagne, surgit un crucifix, une statue de Marie ou une église baroque.

Il est facile d’ironiser sur les indignations exagérées de la Fédération des Libres Penseurs (FLP) – vont-ils demander le retrait des jours fériés à connotation religieuse, l’éradication des croix sur toutes les églises de France, un changement toponymique pour toutes les communes dont le nom provient d’un saint ? – mais on préfèrera s’interroger au sujet de la laïcité. Mise à toutes les sauces, depuis l’extrême-droite lepéniste jusqu’à l’extrême-gauche mélenchoniste, elle semble désormais devenue un laïcisme qui n’a pour but que de dénigrer l’autre – en l’occurrence, ce coup-ci, le catholique, mais aussi tout croyant – et de dénier à ses croyances tout droit d’expression publique.

Un récent séjour en Indonésie (où l’État interdit l’athéisme et où la protection théorique due aux minorités religieuses est loin d’être à la hauteur de la violence intégriste) et l’assassinat par Ansar Al Islam, il y a quelques jours à Dacca, du blogueur et écrivain Ajivit Roy (coupable à leurs yeux d’apostasie, d’athéisme… et d’avoir reçu la nationalité américaine), viennent pourtant me rappeler une nouvelle fois à quel point la laïcité est une difficile et précieuse conquête, à défendre et à réinventer au quotidien. Imposant une neutralité – et non une hostilité – de l’État en matière religieuse, elle offre la meilleure garantie d’ouverture de l’espace public à la liberté de culte (y compris de non-culte), de pensée et d’expression, pour les non-croyants comme pour les croyants.

C’est bien cette pluralité de l’espace public que l’intolérance, qu’elle vienne d’Ansar Al Islam ou de la FLP, rejette. Ne confondons pas tout : la FLP n’est pas l’équivalent d’Ansar Al Islam – ni d’ailleurs des allumés d’extrême-droite qui ont trouvé intelligent d’envoyer des menaces de mort au responsable PS de Haute-Savoie s’étant joint à la plainte de la FLP. Elle n’assassine pas ses opposants, elle ne détruit ni statue ni livre. Cependant, à lire l’aberrante question posée par l’un des responsables de la FLP, qui s’est demandé dans les médias « si la religion catholique est compatible avec la République » (à croire que ces gens-là ignorent tout de Charles de Gaulle, Michel Rocard et autres grands serviteurs de ladite République !), je constate que la distinction faite par Nietzsche – là encore, pas vraiment une grenouille de bénitier – entre « libres-penseurs » et « esprits libres » fonctionne encore.

Dans l’Hexagone, la question de l’expression religieuse dans le domaine public revient régulièrement dans les débats, avec plus ou moins de bonne foi et de clarté. Peut-être les Français – que je suis – trouveraient-ils une source de réflexion dans l’exemple genevois – car Genève est une République laïque, trop peu de mes compatriotes le savent. Il ne s’agit évidemment pas de proclamer que tout est mieux à J’nèève1 qu’en France, de procéder à un copier-coller des lois cantonales, et d’autoriser en France ce qui y est pour l’instant interdit sous le prétexte simpliste qu’ailleurs ça se fait ; il ne s’agit pas non plus de chercher un modèle ailleurs (ou de considérer que la France en est un) ; juste de constater que la manière de mettre en œuvre la laïcité au sein de notre Europe sécularisée peut varier, sans pour autant que son caractère concret, réel et quotidien ne soit remis en cause (contrairement à ce qui se passe dans des États comme la Turquie ou Israël). En tout cas, je ne me suis jamais senti agressé dans mon être profond2 quand, dans un service public, j’ai affaire à une femme voilée ou un homme portant une croix… ou quand, dans une mairie alsacienne, je me retrouve face à un reliquat concordaire.

Précisons les choses. En affirmant un soutien au maire de Publier, je n’entends pas prêcher pour ma paroisse – ni pour une paroisse, une mosquée ou une synagogue voisines, d’ailleurs. Me situant dans la lignée des « agnostiques mystiques » (chère à Jacques Lacarrière et à Lucien Jerphagnon), je n’éprouve pas de dévotion particulière envers la Vierge – pas plus qu’envers le Coran, la Thora, le Bouddha, les divinités de l’Inde ou les ancêtres. Mais, encore une fois, les unes et les autres sont, à titres divers, des « repères culturels » et, pour une partie de mes compatriotes, des repères culturels et cultuels. Je ne m’offusquerais donc pas plus de croiser dans un parc une statue de la Vierge ou de Ganesh ou un monument à la gloire de l’athéisme (tel qu’il en existe un à Starke, Floride) que de parcourir, à Paris, la rue du Chevalier de La Barre pour monter à St-Pierre-de-Montmartre.

Denis Diderot comme Simone Weil – « celle qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas », pour pasticher Aragon – font tous deux partie de l’histoire de France, et leurs philosophies ont à nous apprendre en cette époque où les tensions s’exacerbent et où les appels à la haine s’expriment ouvertement. Il serait donc juste, utile – et pas contre la laïcité – que les symboles y afférents aient accès à l’espace public. Le Plaidoyer pour la fraternité d’Abdennour Bidar et, d’une manière plus générale, l’ensemble de sa philosophie, gagneraient à être médités au cours de cette polémique.

 


1. Oups, voilà que je prends l’accent !

2. Putain, je cause bien, quand même !

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