Société Le 4 décembre 2015

Faut-il interdire les jeux vidéo violents ?

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Faut-il interdire les jeux vidéo violents ?

Des jeux vidéo exposés au Museum of Modern Art, à New York © Jim Henderson

Les jouets et jeux vidéo violents sont interdits au Venezuela depuis 2010. L’une des raisons invoquées ? Réduire le taux de criminalité dans le pays1, l’un des plus élevés d’Amérique latine.2 La Suisse pourrait suivre cet exemple, du moins si le Conseil fédéral décide d’appliquer à la lettre la motion déposée par la conseillère nationale Evi Allemann (PS/BE), qui propose d’interdire les jeux vidéo dans lesquels la réalisation de « terribles actes de violence » contre des humanoïdes « contribuent au succès du jeu ».3 Comme au Venezuela, il est question d’interdire ces jeux vidéo pour diminuer la délinquance.

 

Est-ce qu’une telle interdiction atteindra le but recherché ?

Commençons par faire quelques assomptions. Posons que les jeux vidéo sont et resteront de vulgaires flippers-sur-écran dénués de la moindre valeur culturelle, artistique ou scientifique4; admettons que les jeux vidéo violents rendent leurs usagers violents5 et, conséquence logique, que les jeux vidéo pro-sociaux aient l’effet inverse6; ignorons les études qui contestent l’existence d’un tel lien de causalité7; nions le fait qu’il puisse exister des jeux vidéo violents pro-sociaux8; enfin, n’exploitons pas le fait que malgré l’interdiction des jeux violents, le taux de criminalité au Venezuela a continué à augmenter.9

Armés de ces généreuses hypothèses – soyons bienveillants, c’est bientôt Noël après tout – pouvons-nous atteindre la conclusion désirée, à savoir que les jeux vidéo violents devraient être interdits, aux mineurs comme aux adultes ?

 

Quand peut-on parler de jeux vidéo violents ?

Mais de quoi parle-t-on au juste ? Qu’est-ce qu’un « jeu vidéo violent » ?  À la différence des spectateurs d’un film à qui est présentée une trame scénaristique sur laquelle ils n’ont par définition aucune prise, les joueurs sont les acteurs d’une histoire dont ils peuvent influencer le développement, souvent superficiellement, parfois entièrement. Cette liberté a des conséquences directes quant à la quantité et à la qualité de la violence affichée à l’écran, qui variera en fonction des actions entreprises par le joueur et non pas seulement du jeu en question.

Pour illustrer ce point, prenons l’exemple de Postal2, un jeu de tir à la première personne qui a suscité une intense controverse lors de sa sortie. Dans cet espace de jeu libre type « bac à sable », il est possible de réaliser des actes proprement répugnants, comme uriner sur les cadavres de ses victimes, victimes que l’on aura à choix décapitées, immolées ou démembrées. Ceci dit, on pourra également terminer le jeu sans verser une goutte de sang, tel un pacifiste accompli. Dans ce cas, le tableau de score final gratifiera le joueur non-violent du message suivant : « Merci d’avoir joué, JESUS ! ».

Est-ce que Postal2 est un jeu violent, sachant que les effusions de sang peuvent être évitées et que, si elles surviennent, ne contribuent pas nécessairement au succès du jeu, comme l’exige pourtant la motion Allemann ?

En fait, c’est si et seulement si tous les embranchements narratifs d’un jeu vidéo requièrent l’usage de la violence que l’on peut considérer le jeu en question comme étant intrinsèquement violent.10 Or, dans ce cas, peut-on encore affirmer que les choix du joueur sont significatifs ? La situation devient plus problématique encore lorsque le monde exploré par la joueur ne permet, à l’instar d’un film, qu’un dénouement possible. Condamné à recourir à la violence pour progresser dans le jeu, et sachant que ses actions n’auront aucun effet sur la trame de l’histoire, le joueur ne devient-il pas alors le simple spectateur de ses actes ?

 

Souhaitons « bon jeu » au législateur

Le législateur est confronté au problème suivant: comment peut-il défendre l’application d’une politique publique spécifique aux jeux vidéo sachant que ces derniers, y compris et surtout quand ils sont intrinsèquement violents – soit dans le cas qui semble le plus simple à traiter –, tendent à perdre la propriété qui les rend différents des films, à savoir l’interactivité ? Les soucis du législateur ne s’arrêtent pas ici. Que faire dans les autres cas, en particulier ceux des jeux vidéo qui n’ont aucun scénario, aucune trame narrative et qui laissent le joueur, seul ou en groupe, découvrir un monde à tâtons, sans contraintes ni règles préétablies pour le guider ? Comment le législateur va-t-il pouvoir déterminer à l’avance si un univers dans lequel tout est possible, ou presque, sera ou non exploré de façon violente ? Va-t-il seulement tenter de le faire ou préférera-t-il interdire tous les jeux qui peuvent potentiellement être explorés de façon violente, ne laissant être publiés que ceux qui sont intrinsèquement non-violents ? D’un côté, le législateur laisserait circuler des films extrêmement violents et de l’autre, uniquement des « jeux vidéo » dirigistes, dont la trame narrative n’autorise que la réalisation d’actes bienfaisants dénués de conséquences négatives. Est-ce que cette situation est tenable ?

Souhaitons « bon jeu » au législateur qui tentera de s’atteler à ce problème et poursuivons notre raisonnement. Admettons que l’on soit parvenu à déterminer avec une précision suffisante ce qu’est un jeu vidéo violent ; les interdire permettra-t-il de réduire le niveau de violence dans la société concernée ? Tout dépend de ce par quoi le temps de jeu libéré sera remplacé : soit l’activité qui s’y substitue est plus criminogène, soit elle l’est moins. Mais comment peut-on le déterminer ? Il faut se tourner vers des économistes pour trouver un début de réponse à cette question, ô combien essentielle. Et là, surprise, dans le cas des jeux vidéo dits violents, l’économiste Michael R. Ward parvient à un résultat étonnant : leur interdiction aurait pour effet d’augmenter le niveau de violence dans la société11! Comment peut-on l’expliquer ? Par un effet incapacitant : focalisés sur leur écran, les joueurs éviteraient des contextes plus propices à la réalisation d’actes violents – comme par exemple traîner dans la rue en consommant de l’alcool – et verraient ainsi leur chance de commettre un crime diminuer à très court terme.12

Que se passerait-il si, nonobstant ces résultats, on en venait à interdire les jeux vidéo violents ? Une troisième voie n’a jusqu’à maintenant pas été considérée : il se pourrait également que les joueurs privés de leurs jeux favoris décident de les remplacer par des films violents dénués du moindre intérêt, comme la majorité des adaptations cinématographiques de jeux vidéo. Dans ce cas, soyons rassurés : bannir les jeux vidéo violents n’aura certainement aucun effet hormis celui de représenter une politique publique paternaliste, coûteuse, mal pensée et inutile.

Ouf, nous sommes saufs ! Et prêts à imaginer une politique publique sérieuse, guidée par l’idée que la violence est un phénomène aux causes multiples et qu’il est par conséquent nécessaire d’imaginer des réponses transversales plutôt qu’isolées et bornées ?13 On est en droit de rêver – c’est bientôt Noël après tout.

 


1. McWhertor, “Violent Video Games Now Getting You 3-5 Years In A Venezuelan Prison.”

2. Lemahieu and Angela, “Global Study on Homicide 2013 – Trends, Contexts, Data,” 151.

3. Allemann, Interdiction des jeux électroniques violents.

4.   …et non pas un moyen d’expression digne d’être protégé par le premier amendement de la Constitution américaine, comme l’a reconnu la Cour suprême des États-Unis en 2011. (cf : Supreme Court of the United States, Edmund G. Brown, Jr., Governor of California, et al., Petitioners v. Entertainment Merchants Association, et al., 564 U.S. 950).

5. Le plus prolifique défenseur de cette thèse est certainement le chercheur Craig A. Anderson, qui a participé à la rédaction de plusieurs méta-analyses sur la question du lien entre consommation de jeux vidéo violents et attitudes ou comportements violents. Qu’est-ce qu’une méta-analyse ? C’est une étude qui vise à agréger les résultats des recherches empiriques qui partagent une question de recherche similaire ou identique. Pour accéder librement aux publications de Craig A. Anderson, vous pouvez suivre ce lien: http://public.psych.iastate.edu/caa/recpub.html.

6. Par jeu vidéo pro-social, on entend un jeu dans lequel le joueur réalise des actes bienfaisants de façon non-violente.

7. Tous les psychologues ne défendent pas la thèse du lien entre consommation de jeux vidéo violents et comportements violents. C’est le cas par exemple du chercheur Christopher J. Ferguson, qui est probablement le représentant le plus actif du courant contestant l’existence d’une corrélation positive et déterministe entre jeux vidéo violents et comportements violents. Pour accéder librement à ses publications, vous pouvez suivre ce lien : http://christopherjferguson.com/pubs.html.

8. Est-ce qu’un jeu vidéo où l’on incarne un médecin qui doit soigner des soldats grièvement blessés sur un champ de bataille jonché de cadavres est « violent » ou « pro-social » ?

9. Planas, “Venezuela Has World’s Second-Highest Homicide Rate.”

On notera que l’augmentation générale du niveau de violence au Venezuela suite à l’interdiction des jeux et jeux vidéo violents ne signifie pas nécessairement que cette politique fut sans effet. La démonstration suivante permet d’illustrer ce point. Admettons que le niveau violence général ait uniquement deux causes non-corrélées, A : les jeux vidéo violents et B : l’alcool. Si A est supprimé mais que B gagne en puissance, autrement dit que la consommation d’alcool augmente, le niveau de violence générale pourrait augmenter, donnant l’impression que la politique d’interdiction des jeux vidéo violents est inutile, alors que la part de violence due aux jeux vidéo violents a bel et bien diminué.

10. On laisse de côté la question de savoir si un jeu dans lequel le joueur est témoin d’actes de violence est ou non un jeu vidéo violent, comme celui précité d’un médecin qui arpente un champ de bataille à la recherche de blessés. Les échecs sont un exemple de jeu intrinsèquement violent. Si l’on excepte le cas de la reddition précoce, on ne peut pas jouer ce jeu de façon non-violente, tout au plus peut-on limiter l’effusion de sang en sacrifiant son roi. Les échecs impliquent la destruction de l’adversaire : c’est donc un jeu qui, d’un point de vue symbolique, est intrinsèquement violent.

11. Ward, “Video Games and Crime.” Et ce n’est pas le seul, les économistes Gordon Dahl et Stefano DellaVigna, dont le raisonnement ne concerne toutefois que les films violents, parviennent à une conclusion similaire. (Dahl and DellaVigna, “Does Movie Violence Increase Violent Crime?”)

12. On notera que cette thèse est compatible avec l’idée que jouer au jeux vidéo violents augmentera à moyen et long terme la propension du joueur à devenir violent.

13. Le but de cet article n’a pas été de défendre l’idée qu’aucune politique publique n’est justifiée vis-à-vis des jeux vidéo violents, mais que l’une d’entre elles, l’interdiction pure et simple, semble infondée.

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