Yvan Sorel (à gauche) en plein combat.
Réussir ou mourir ? Dans les quartiers difficiles de Marseille, Yvan Sorel remet les jeunes sur le droit chemin en leur inculquant la philosophie des arts martiaux. Il se livre à Mathieu Roux dans cet entretien, entre rudesse pédagogique et rage de changement.
Force est de constater que le slogan de François Hollande (Le changement, c’est maintenant !) utilisé lors de sa candidature en 2012 s’est au moins appliqué à une ville du pays. En effet, à la même période, Marseille a bénéficié de nouvelles infrastructures lui permettant d’être élevée au rang de « Capitale européenne de la culture » en 2013. Le centre-ville fut réaménagé, le Mucem [Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée] ouvrit ses portes le 7 juin de la même année. Ces changements ont globalement profité au tourisme, moins aux habitants de certains secteurs. Selon eux, leur ville présente toujours grossièrement deux facettes, à l’image de la fracture sociale séparant schématiquement le nord et le sud : la première, violente et dangereuse, rabâchée sans cesse par les médias sensationnalistes, irrite les Marseillais qui ne veulent plus en entendre parler. La seconde, due à l’emplacement géographique de la région (La Provence), renvoie au cliché de la carte postale. Et au milieu ?
Les stéréotypes ont la vie dure et l’introduction de cette interview se voulait volontairement binaire. La réalité du quotidien est évidemment beaucoup plus complexe. Comme partout, il existe des habitants emplis de bon sens et d’énergies positives, nourrissant des perspectives à long terme ; des gens désireux d’améliorer le quotidien de leur quartier. Yvan Sorel, 31 ans, fait partie de ceux-là. Natif du 3ème arrondissement de la ville, professeur d’arts martiaux et combattant de MMA [Mixed Martial Arts], éducateur à la pédagogie avérée, il fut l’objet du documentaire Spartiates réalisé par le Genevois Nicolas Wadimoff, primé en 2015 aux 50e journées de Soleure.
En août dernier, lors d’un séjour dans la cité phocéenne, j’ai saisi l’occasion de l’interviewer. Lignes de métro en tête et dictaphone en main, je me suis donc rendu au siège social de son association, le Sorel Lounge, au cœur de son arrondissement d’origine. Voilà pour le cadre. Pour le reste, poursuivez la lecture si vous désirez en savoir plus…
Yvan, peux-tu te présenter et nous dire d’où tu viens ?
Yvan Sorel : J’ai grandi dans le 3ème arrondissement de Marseille, entre la Belle de Mai et Felix Pyat. Un quartier « sensible », un quartier pauvre économiquement mais riche en qualités : en sport, en études. Il y a beaucoup de jeunes de notre arrondissement qui font des études de droit, de médecine, et dans d’autres domaines encore.
Il y a une question que je me pose concernant le documentaire « Spartiates » : à aucun moment je n’ai ressenti l’urgence de la situation par rapport à l’environnement dans lequel tu vis. C’était une volonté de ne pas le montrer ?
Y.S.: On l’a tellement vu à la télé… ils montrent toujours le même côté sombre et décapité de cette ville, la délinquance, les réseaux de drogue. Je ne pense pas que Nicolas [Wadimoff] ait voulu montrer ça, malgré qu’il ait pris des images dans notre secteur. Il a réussi à montrer notre mode de vie dans son ensemble, à travers le dojo et le lieu de rassemblement qu’était le lounge, où l’on sentait parfois une énergie assez lourde… lorsque l’on voit des personnes qui ont des problèmes dans leur vie, avec la justice…
Et toi dans ta vie personnelle, comment as-tu géré les tentations du 3ème arrondissement ?
Y.S.: Notre environnement a été chamboulé par le fait que nous devions « réussir ou mourir », plus que par la tentation de la drogue. La moitié des personnes du quartier n’ont pas eu la chance de faire des études supérieures, d’avoir une « belle famille ». Quand je dis « belle famille », c’est avoir un papa et une maman. Il y a beaucoup de familles monoparentales, le divorce rayonne beaucoup dans notre pays. Lorsque l’on se retrouve superposés dans des appartements, on doit s’en sortir. Il y en a qui s’en sortent avec le sport, les études, des petits trucs illégaux. Il y a du bon et du mauvais.
Moi j’ai nagé des deux côtés et cela m’a permis d’avoir une vision plus claire envers mes élèves, envers les gens que je côtoie. Parce que toute ma vie, j’ai côtoyé des personnes d’un côté ou de l’autre, parce que l’on vit dans ce monde-là. On fait avec. Mais c’est dur d’être un « leader » quand on n’est pas « bien » financièrement. Soit on essaie de changer la donne en termes de société, politiquement. Soit on essaie de changer la donne humainement. On s’aide, on fait passer des messages positifs.
Là où des fois l’Education nationale échoue dans nos zones d’éducation prioritaire, nous on réussit. Avec une pédagogie assez dure, rude, mais le langage est compris parce que je viens de chez eux.
Est-ce que la philosophie du sport t’a aidé ?
Y.S: Oui, les arts martiaux m’ont aidé à connaître mon corps, ont permis de me surpasser. Je crois au déclic qu’il peut y avoir dans le cerveau, au fait de se surpasser grâce aux conseils d’un maître. A partir d’un moment, tu peux aller où tu veux avec de la volonté. Donc on peut essayer de combattre ce démon de l’illégalité. Si cette personne qui a une femme, un enfant et un job l’a fait, alors tu peux le faire aussi. Pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi EUX et pas nous ? Pourquoi les gens d’en haut et pas nous ? On a le même cerveau et, en plus de ça, on a eu un mode de vie à la dure : nos parents se sont levés le matin pour faire le ménage, travailler au « black »… ces classes-là, celles du réel, on les a passées dès notre naissance. On part d’en bas pour monter, on connaît le terrain. Il faut juste qu’on arrive à tirer un peu ces cordes qui vont nous structurer dans nos vies.
Moi ça a été les arts martiaux, ça a été ces valeurs que sont l’honneur, le respect, la fidélité, la persévérance, le courage, la loyauté et surtout la joie de vivre. Et d’avoir un esprit zen dans un corps sain. J’avais besoin des arts martiaux parce que j’étais très turbulent, j’étais bagarreur, je cherchais des noises aux mauvaises personnes. J’étais révolté par rapport à la société, je n’arrivais pas à me contenir. Par rapport à ma vie de famille aussi, parce que j’ai eu une maman très malade qui est décédée, et mon père s’est toujours battu corps et âme pour que l’on ait à manger dans le frigo. Aujourd’hui, rien ne pourra m’arrêter : je sais ce que c’est le terrain. Si je retombe, je sais où je suis, je suis chez moi. Ce qui me fait peur, c’est de ne pas réussir à monter. Moi je vise toujours la lune et si je n’arrive pas à l’avoir, j’aurai eu au moins quelques étoiles.
As-tu déjà entendu autour de toi : « Ah mais t’as réussi parce que t’es blanc ! » ?
Y.S.: Nan, parce que je ne suis pas blanc. Blanc de peau oui, mais je suis un sang-mêlé qui n’existe peut-être même pas à Marseille : je suis polonais du côté de mon père et algérien du côté de ma mère. Chez nous, il n’y a pas de « système de races » : on est tous humains. On a des convictions différentes chacun et chacune. Après, il y a des connards partout : des potes à moi victimisés ont voulu devenir policiers pour aller se venger, c’est vrai. Mais si on discute de « races », parlons du racisme. Pour moi, ça n’existe pas : c’est juste une méconnaissance de l’individu. Et j’en ai connu, des personnes qui pensaient être racistes. Résultat, elles se sont toutes mariées avec des personnes dont elles avaient « peur » à l’époque. Des anti-musulmans qui ont épousé des musulmanes, des anti-chrétiens qui se sont mariés à l’église.
A partir de quand as-tu commencé à entraîner des jeunes et avoir un rôle encadrant ?
Y.S.: A 17 ans, quand mon maître de kung-fu, Tong Von Tai, m’a décerné la ceinture noire du club. Je ne le remercierai jamais assez de m’avoir enseigné une pédagogie asiatique très dure. Dès que j’ai eu cette ceinture noire, je me suis dit que je devais respecter mes engagements de pratiquant, qu’il fallait que je continue ma recherche d’efficacité martiale. Et pour cela, comme je n’ai pas retrouvé de structure enseignant cette pédagogie, j’ai décidé de créer à mon tour une association qui s’appelle le « Team Sorel ». Au début, j’avais une petite salle qui pouvait accueillir huit-neuf élèves, dans laquelle on faisait du kung-fu. Un an après, j’ai découvert le MMA et je me suis demandé si le kung-fu enseigné par mon maître était efficace contre d’autres arts martiaux.
Au début, j’enseignais à des jeunes du 1er arrondissement de Marseille au centre-ville parce que je n’avais pas réussi à obtenir de créneau dans le 3ème. Un an et demi après, je me suis senti un peu con d’aller donner autant de force dans un secteur qui n’était pas le mien, sachant qu’il y avait un quartier qui avait besoin de moi, où j’avais des amis. Notre force, c’est de ne pas avoir demandé de subventions du conseil général ou du conseil régional, parce qu’on ne voulait pas être associé aux politicards. Moi j’enseigne le sport, pas la politique ni la religion, et on ne fait pas dans le clientélisme. Le problème de Marseille, il y a dix ans en arrière en tout cas, c’était que pour avoir des subventions du conseil général, il fallait être du même parti politique que ses membres. Et avec moi ça ne marchait pas.
Et aujourd’hui, si un petit du 8ème arrondissement veut s’inscrire au club, c’est possible ?
Y.S.: C’est ouvert à tous. D’ailleurs, mon club regroupe des jeunes de Marignane, des villes aux alentours. Il y a beaucoup d’élèves qui viennent avec des problèmes de comportement scolaire. Et le trimestre qui suit, le comportement a changé. On rend des personnes ordinaires, extraordinaires. Là où des fois l’Education nationale échoue dans nos zones d’éducation prioritaire, nous on réussit. Avec une pédagogie assez dure, rude, mais le langage est compris parce que je viens de chez eux. Je sais comment parler à cette jeunesse et à cette vieillesse, parce qu’il y a des personnes qui sont bien plus âgées que moi. D’ailleurs, le plus ancien a soixante-dix-sept balais.
Je me souviens de ton passage à Infrarouge [émission de débat de la RTS], suite à la diffusion du documentaire sur la RTS, et du débat que ta pédagogie avait suscité. Il était question de scènes choquantes.
Y.S.: La seule scène qui a choqué pas mal de monde, c’est quand je balaie le petit [dans le documentaire]. Mais c’est mon neveu, c’est mon sang. Je me donne corps et âme pour essayer de le redresser, parce que la punition ne fonctionne pas sur lui. C’est un petit turbulent jusqu’à maintenant, mais ça va s’arranger. Il y a des enfants qui comprennent ce langage, d’autres l’amour, d’autres la crainte. Moi j’ai toujours respecté mon père par crainte. Et pourtant je l’aime plus que tout au monde. Si on ne craint pas le règlement de la société, on ne peut pas le respecter. Pourquoi on roule en France à quatre-vingt-dix ? Pourtant plein de gens aimeraient rouler plus vite… C’est parce qu’ils craignent de perdre des points. Si tu perds des points, tu ne peux plus rouler.
Aujourd’hui, comment perçois-tu le 3ème arrondissement ?
Y.S.: Je suis père de famille depuis 3 ans, président d’une grande association, sportif de haut niveau… je le vois avec une perspective d’avenir meilleure que celle que j’ai connue. Et, depuis peu, j’ai pris conscience que d’aller contre l’Etat, ça ne rime à rien. Donc je vais essayer petit à petit de creuser mon trou en politique. Si je peux aider en tant qu’adjoint, conseiller…devenir une personne qui sera « leader » de notre arrondissement, présenter différemment les choses ou montrer tout simplement celles que les politiques ne sont pas allés voir. Je me place un peu dans cette optique-là. Malgré les inégalités qui persistent dans nos secteurs, il faut proposer d’autres choses. Il y a le web maintenant. A l’époque il y avait des jeunes qui ne savaient pas ce qu’il se passait dans notre pays. Maintenant c’est devenu presque une obligation de « snapper », « twitter », « instagramer », « facebooker ». A l’époque on ne parlait que de notre ville, que de notre ghetto, que de notre cité. Maintenant on va chercher ce qu’il se passe ailleurs. Ça motive le jeune, l’ado ou le jeune adulte à sortir de ce ghetto. Et ça fonctionne, je l’ai vécu. Moi-même j’étais trop ghettoïsé : j’aimais trop mon quartier. Mais comment faire évoluer un secteur en sachant que nous-mêmes nous ne savons pas ce qu’il y a au-delà de notre secteur ? Ce n’est pas possible. Il faut s’ouvrir au monde, s’ouvrir à d’autres environnements.
Pour finir, quels sont tes futurs projets ?
Y.S.: Concernant le cinéma, on espère de tout cœur un Spartiates 2 réalisé par Nicolas Wadimoff. Grâce à Spartiates, j’ai eu envie de faire du cinéma. On est sur le point de créer une série qui s’appelle No Pain, No Gain. Il y a déjà trois épisodes, mais par manque de moyens, elle a dû s’arrêter. Ceci dit, on va repartir sur une demande d’aide de la part de l’Etat. Mon but c’est de faire cette série avec des jeunes issus des quartiers derrière la caméra, au lieu de les voir toujours devant. Ça va leur donner aussi une vision professionnelle du métier. Un autre objectif est de créer une section de cascadeurs à Marseille. On en discute avec un chorégraphe qui s’appelle Alain Figlarz, à qui je fais un « big up ».
Dans le domaine du sport, je vise une carrière jusqu’à quarante ans. Cette année, j’ai trois combats MMA programmés à l’étranger et certainement un dans les règles françaises du Pancrace [sport de combat grec], sans les frappes au sol autorisées. Nous avons aussi des gens qui arrivent comme Audrey Kerouche, Sophia Haddouche et Maghette Himoud et tant d’autres qui vont faire rayonner notre club. Et j’ai toujours cette fougue d’enseigner ma méthode et de donner une existence aux membres du club.
Mon rêve ultime serait de pouvoir déposer mon fils dans un endroit qui m’appartient, où il pourrait apprendre les matières indispensables ainsi que les arts martiaux. Un mélange de sport et d’études martiales.
Merci à Yvan, son père, ainsi que toutes les personnes rencontrées lors des soirées passées dans l’établissement. Nous avons été reçus « comme à la maison ».
Je comprends mieux l’enthousiasme de Mathieu rentrant de Marseille. Avec des rencontres de ce type, on ne peut qu'être gonflé…