Sport Le 20 avril 2018

Football amateur : quand communautarisme rime avec intégration

0
0
Football amateur : quand communautarisme rime avec intégration

Trois joueurs du FC Kosova Genève – Ismael Effeia (numéro 39, de dos), Azem Mehmeti (numéro 5) et Mahamadou Traoré (numéro 15, en arrière-plan) – lors d’un match face à Aïre-le-Lignon, le 15 avril. Une photo de Ian Vaney, aka IV Sport (voir à la fin de l’article).

En Suisse romande, une septantaine de clubs de football amateurs portent un nom qui fait explicitement référence à une région, une équipe ou un pays étrangers. On les appelle clubs « communautaires », un mot-valise souvent anxiogène. Et si, au contraire, il était synonyme d’intégration grâce au football? Stefan Renna pose la question dans cet article fouillé.


 

« Bbona Mirko, bbona ! » (« bien joué ! »), crie Manu Ferrari après une passe lumineuse de son coéquipier Mirko Baccassino. Mais, vite, il faut se replacer : « inchiana ! » (« monte ! »), ordonne Flavio Ferrari derrière leur dos. Les trois amis portent les couleurs de l’US Lecce et parlent le dialecte « salentino » entre eux sur le terrain. Mais autour de la pelouse, aucune trace d’oliviers et de terre rouge, caractéristiques de cette région du sud de l’Italie. Nous sommes au Centre sportif de Vessy, dans le canton de Genève.

Lecce-Genève, Genève-Lecce ; le club se veut un parfait mélange de deux cultures, comme l’atteste son écusson : les armoiries genevoises côtoient celles de la « Florence du Sud ». L’empreinte leccese du club se traduit tout d’abord par la composition de ses dirigeants : Livio Cosi (président d’honneur), Stefano Strambaci (président et co-entraîneur), Stefano Corvaglia (co-entraîneur) ainsi que 8 des 9 membres du comité du club sont originaires de la province de Lecce. Et les joueurs ? Première surprise, seul un tiers de l’effectif (7 sur 22) est de Lecce. Les autres sont Portugais, Espagnols, Suisses ou de différentes régions d’Italie.

« Quand nous avons repris le club en 2016, nous souhaitions recruter uniquement ou presque des Leccesi, concède le président Stefano Strambaci, mais aujourd’hui c’est un aspect secondaire. L’important, c’est que tout le monde mouille le maillot. » Si pour les « étrangers » de l’équipe revêtir le giallorrosso était surtout motivé par l’ambition du club de monter en 4e ligue et le fait de retrouver des amis, pour les joueurs salentini cela va au-delà : « c’est clair que c’est une fierté, un honneur », avouent à l’unisson Manu et Flavio Ferrari. Les deux frères se rendent compte que, pour eux, ce n’est pas la même chose que de jouer dans n’importe quel autre club du canton. Toutefois, ils refusent de s’ériger en porte-parole de toute une communauté. « Ce n’est que du foot après tout », lâche Manu avant que Flavio ne précise : « représenter notre terre d’origine, c’est un geste du quotidien, cela ne passe pas seulement par le sport ».

Un match de 5e ligue genevoise entre l’US Lecce Genève (en jaune et rouge) et le Stade Français. [Roberto Rodriguez]

 

Disparités cantonales

L’US Lecce Genève est ce que l’on appelle un club « communautaire ». Des équipes qui font explicitement référence à une région, un club ou un pays étrangers. Dans les divers championnats des ligues amateurs, les Giallorossi (jaune et rouge, en référence aux couleurs du maillot du « vrai » Lecce) côtoient par exemple le Sport Genève Benfica, le FC Kosova GE ou encore le CS Kurde Genève. Dans le canton du bout du lac, on en trouve au total 23, soit plus d’un tiers de l’ensemble des clubs affiliés à l’Association cantonale genevoise de football (ACGF). Selon son président, Pascal Chobaz, ce chiffre n’a rien d’étonnant compte tenu du caractère cosmopolite de la cité de Calvin : « Genève est un canton qui compte 40% d’étrangers dans sa population et 50% parmi les 17’000 licenciés de l’ACGF. Il y a donc une légère surreprésentation des étrangers dans le football mais cette configuration s’approche tout de même de la vie « réelle » ».

Qu’en est-il dans les autres cantons romands ? Si Vaud (19,5%) et Neuchâtel (20%) affichent un taux similaire de clubs communautaires par rapport au total d’équipes inscrites, on ne peut pas en dire autant de Fribourg (un seul club), du Jura (une équipe) et du Valais (aucun). Ces disparités s’expliquent par deux facteurs. Tout d’abord, cela donne une idée assez précise des différentes mobilités de migrants, explique Christophe Jaccoud. Ce sociologue du sport à l’Université de Neuchâtel précise que les immigrés italiens, puis espagnols et portugais, « se sont plutôt installés dans les grands centres urbains – Genève, Lausanne, La Chaux-de-Fonds – qui concentraient davantage d’opportunités de travail. » D’autre part, les associations cantonales fribourgeoise et valaisanne interdisent la création de clubs communautaires dans leurs statuts. Ceux-ci indiquent que l’intitulé des équipes doit respecter le nom d’un lieu ou d’une région ayant un lien géographique avec le club.

Combien y a-t-il de clubs communautaires en Suisse romande? Comment se répartissent-ils dans les différents cantons? Les réponses en chiffres et en images à consulter ci-dessous en scrollant ou en pleine page pour une expérience optimale en cliquant ici.

 

 

Une intégration, deux écoles

Il est intéressant de noter que l’approche des clubs communautaires sous le prisme de l’intégration se fait de manière opposée selon le canton. A Fribourg par exemple, « l’argument principal de notre réglementation était de permettre une meilleure intégration des joueurs « étrangers » dans nos divers clubs et d’éviter, si possible, la création de clubs sans lien avec notre région », explique le président de l’Association fribourgeoise de football (AFF) Benoît Spicher. « Par contre, comme dans toutes les régions de Suisse, les joueurs dits communautaires sont bien présents et nos équipes sont également cosmopolites », précise-t-il. A Fribourg, on a donc opté pour la « dilution » des différentes communautés dans les clubs déjà existants.

Autre son de cloche à Genève. « Prenez un club comme le CS Italien par exemple, à l’origine (le club a été créé en 1944, ndlr), très clairement, c’était un club communautaire où il n’y avait que des Italiens », raconte le président de l’ACGF Pascal Chobaz. Septante ans plus tard, on n’en est très loin ! » Aujourd’hui, les Italiens sont encore majoritaires dans le comité du club, mais les joueurs sont des gamins du quartier, aux origines très diverses. « Je pense que c’est la durée qui fait qu’un club se transforme progressivement, explique le chef du football genevois, et même si un club ne comporte que des joueurs issus d’une seule et même communauté, tout dépend de l’orientation que ses dirigeants donnent à ce club. » Selon lui, l’intégration peut se réaliser aussi bien par le fait de mélanger des joueurs aux origines diverses que par les actions de dirigeants de clubs qui donneraient des impulsions visant à favoriser l’intégration de leurs membres.

 

Balle dans le pied ?

En se donnant un nom étranger, ces clubs ne risquent-ils pas au moindre incident de véhiculer, voire perpétuer, des stéréotypes racistes qui finissent par stigmatiser, par extension, l’ensemble d’une communauté ? « Il est clair que ce risque existe, concède Christophe Jaccoud, mais j’ai l’impression qu’il y a 5 ans nous aurions eu une discussion différente. Aujourd’hui, poursuit le sociologue, on assiste à une cristallisation du débat public sur les étrangers donc, tout d’un coup, ce terme de « communautaire » commence à poser problème. Mais à ma connaissance, il n’y a aucun souci de ce type en Suisse. »

Chez nous, l’expression « club communautaire » se traduit plutôt par l’idée que des communautés se réunissent autour du football. « C’est un tout, confirme Christophe Jaccoud. Souvent celui qui grille les saucisses à la buvette est lui-même issu de la communauté. Ces clubs incarnent des lieux de convivialité, de partage grâce à tous les à-côtés de la compétition sportive. » Le football permettrait ainsi de dépasser l’intégration purement économique : « le métro-boulot-dodo ne suffit plus au bonheur des populations, ajoute le sociologue du sport, l’intégration c’est aussi pratiquer une activité en commun. » Que l’on joue contre ou avec, les stades de football sont des lieux où, inévitablement, les gens se mélangent, du plus sportif au plus fainéant.

 


Un peu d’histoire

Au total, onze pays ou régions du monde sont représentées par au moins un club romand. Le premier club communautaire a vu le jour en 1915: il s’agit du FC Famalicão de Genève. Un siècle s’est écoulé entre cette première naissance et le nouveau-né: l’Estrela Lusitana, une équipe fribourgeoise de futsal.

Le top-3 des plus vieux clubs communautaires par canton, l’évolution historique des fondations de ce type d’équipes, le détail canton par canton des pays représentés et bien d’autres infos encore sont à consulter ci-dessous en scrollant ou en pleine page pour une expérience optimale en cliquant ici.

 

 


Pour aller plus loin

Raffaele Poli, Jérôme Berthoud, Thomas Busset, Bülent Kaya, 2012, « Football et intégration. Les clubs de migrants albanais et portugais en Suisse ». Collection Savoirs Sportifs, Berne : Peter Lang. 162 pages.

Un Sport première, émission radio de RTS La Première, avec les auteurs de l’ouvrage ci-dessus : https://www.rts.ch/play/tv/sport-dimanche/video/le-mag-le-football-amateur-contient-beaucoup-de-clubs-a-lorigine-communautaire?id=9099691

Et un Sport dimanche, émission dominicale diffusée sur RTS1, consacré à cette thématique : https://www.rts.ch/play/radio/sport-premiere/audio/football-et-integration?id=4082317&station=a9e7621504c6959e35c3ecbe7f6bed0446cdf8da

Un grand format web du journal Le Monde sur la situation de ces clubs en France : http://www.lemonde.fr/football/visuel/2016/11/17/plongee-au-c-ur-du-foot-communautaire_5032595_1616938.html

Crédits photo de « une »: Ian Vaney IV Sport (sa page Facebook ici)

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.