Dans le cadre de sa profession d’enseignant, Jérémy Argyriades caresse un rêve, celui de rapprocher les élèves d’une véritable égalité des chances devant l’éducation. Pour accomplir son ambition démocratique, il a développé une approche pédagogique qui s’articule autour du modèle de la classe inversée et des nouvelles technologies. Jérémy pratique cette méthode depuis plusieurs années au cycle d’orientation de l’Aubépine à Genève et nous en parle dans le présent entretien.
Vous êtes enseignant en mathématiques au cycle d’orientation et un des principaux initiateurs de la classe inversée dans le système de l’enseignement public genevois. Pouvez-vous nous décrire cette nouvelle forme de pédagogie ? D’où vient-elle ? Et comment la pratiquez-vous ?
La classe inversée part d’un principe de bon sens : parmi les savoirs et savoir-faire à enseigner, les basiques peuvent être transmis à l’élève à la maison, mais les complexes doivent être étudiés en classe, en collaboration avec les autres élèves et l’enseignant. Ce sont donc les temps d’apprentissage qui sont inversés. Éric Mazur, chercheur et enseignant à Harvard, a posé les bases de cet apprentissage par les pairs il y a plus de vingt ans aux États-Unis. Ce modèle s’est ensuite répandu à de nombreuses universités nord-américaines, puis aux écoles du Canada, confrontées à un problème d’accès physique à l’école, à cause de la neige. En Europe, il se développe depuis une dizaine d’années, en France et en Allemagne principalement.
En ce qui me concerne, ma principale motivation est d’ordre démocratique. L’égalité d’accès à l’éducation n’a jamais été assurée par le système scolaire traditionnel. En effet, les élèves des classes socio-professionnelles inférieures bénéficient rarement d’un environnement familial pouvant les aider scolairement ou leur payer un répétiteur. En conséquence, les devoirs à la maison peuvent devenir un obstacle et les élèves décrocheurs sont trop souvent issus de familles pauvres. Ne plus faire étudier les élèves à la maison n’est pas une solution, à cause des exigences élevées, à juste titre selon moi, de l’enseignement supérieur et du monde professionnel.
Ma modalité de classe inversée, testée avec succès en mathématiques, physique, anglais et biologie, repose sur trois piliers. Tout d’abord, les élèves regardent une vidéo à la maison et en font un résumé. Courte et basique, cette vidéo peut introduire un sujet ou institutionnaliser un point découvert en classe. Selon moi, l’usage de la vidéo est consubstantiel à la classe inversée. Tout élève peut remplir cette part du contrat didactique, contrairement à un exercice. L’élève en difficulté pourra la mettre en pause ou la regarder plusieurs fois. L’élève malade suivra l’avancement de son cours à distance. De plus, l’exigence de résumer fait se questionner les élèves : qu’est-ce que je note, et comment ? Or, ce n’est pas en écoutant qu’on apprend, c’est en se posant des questions.
Cela nous amène justement au deuxième pilier, les quiz. Ces questions directes posées à la maison ou en classe permettent aux élèves de se situer par rapport à leur apprentissage. Tout comme les vidéos, ils sont très motivants pour les élèves. Par exemple, bien que ce ne soit pas attendu dans le contrat didactique que je passe avec eux, un élève n’ayant qu’une seule mauvaise réponse le recommencera afin d’obtenir la note maximale. Les résultats de ces quiz me permettent d’identifier rapidement les élèves ayant le plus besoin de mon soutien, ou bien les questions posant des difficultés à une majorité d’élèves.
Enfin, le troisième pilier englobe toutes les activités en classe. Le temps libéré grâce aux vidéos me permet de mener beaucoup plus d’activités collaboratives. Les élèves travaillent en équipe, les meilleurs étant incités par la structure de l’activité à aider les moins bons. Cette approche est clairement socioconstructiviste, et l’enseignant doit essayer de rester le plus à l’écart pour permettre de meilleures interactions entre les élèves. À ce moment, les tables ne sont plus tournées vers l’enseignant, mais forment des grappes de travail. Il faut également veiller à laisser une part d’exercices en individuel, afin que l’élève prenne conscience de ses capacités propres, ou au contraire, de ses lacunes. De plus, l’évaluation des élèves reste individuelle, et ils retrouveront dans leur scolarité un enseignement traditionnel qu’ils doivent par conséquent continuer de pratiquer.
Au centre de votre méthode d’apprentissage, s’appuyant sur l’emploi de nouvelles technologies, réside un projet d’égalité des chances qu’un Pierre Bourdieu appellerait assurément de ses vœux. Une telle approche ne présuppose-t-elle toutefois pas un accès sans entraves au numérique qui ne se vérifie pas dans tous les foyers, reproduisant ainsi une forme d’inégalité devant l’éducation ?
Avant de me lancer dans ce projet, j’avais pu interroger chaque année les centaines d’élèves que j’avais. Tous avaient accès à internet, même les plus pauvres. C’est effectivement parce qu’on est en Suisse, où le taux d’équipement et d’accès à internet est très élevé, que ce modèle est possible. Mais si le cas devait se présenter un jour, chaque école a une médiathèque et des salles d’appuis équipées d’ordinateurs, où les élèves pourraient visualiser les vidéos. Ce procédé a déjà été testé avec succès par un élève qui déménageait et n’avait plus accès à internet pendant deux semaines.
Comment vos procédés pédagogiques sont-ils accueillis par les élèves ? Sont-ils davantage destinés à des regroupements particuliers (faible, moyen, fort) ?
Chaque année, je sonde la satisfaction des élèves, et leur ressenti quant à l’efficacité de la méthode. Les moyennes de ces deux sondages sont respectivement de 5 et de 4,9 sur 6. Aucun élève n’a donné de note insuffisante jusqu’à présent.
J’ai pu tester ma modalité en regroupement moyen et fort, ainsi qu’en classe atelier (élèves se destinant à l’apprentissage). Le système est pensé pour être adaptable à toute matière, tout enseignant et tout niveau. Les vidéos peuvent être comprises de tous, mais les quiz et les activités en classe sont bien sûr adaptés au niveau des élèves.
Et qu’en pensent les parents ?
La peur du changement est compréhensible, surtout lorsqu’il s’agit de l’éducation des enfants. Aussi, je rencontre les parents le plus tôt possible afin de leur expliquer ma méthode. Ils sont alors convaincus par les arguments de l’autonomisation et de la collaboration des élèves, mais aussi par la facilité de suivre les cours en cas de maladie. Des parents très réticents à laisser leur fille étudier sur internet ont même créé un moment d’étude familial, suivant avec elle les vidéos. D’autres parents m’ont également indiqué pouvoir enfin aider leur enfant en mathématiques : alors qu’ils étaient démunis face à des exercices aux thématiques trop éloignées dans leur mémoire, ils pouvaient désormais suivre les vidéos avec leur enfant et l’aider à comprendre. Certains ont même repris goût aux mathématiques ! Je n’ai eu jusqu’à présent que des retours très positifs.
Un enfant ne pouvant pas sortir de l’hôpital a également bénéficié de ma classe inversée. Cette année, le dispositif est en test auprès d’une enfant aveugle. Je suis bien sûr ravi de ces développements que je n’attendais pas.
Avec la classe inversée, l’enseignant semble être davantage au milieu des élèves que face à eux. En quoi ce modèle plus « horizontal » transforme-t-il le rôle traditionnel de l’enseignant ? Quelle est l’essence philosophique du nouveau contrat didactique ?
Le rôle de passeur de connaissances est selon moi obsolète. Internet regorge de ressources plus complètes, plus à jour et parfois plus pédagogiques. Il est donc aujourd’hui le meilleur outil pour le transfert de connaissances. Quel est le premier réflexe de tout un chacun lorsqu’il se pose une question ? Consulter un moteur de recherche.
Par contre, savoir quelle question se poser, articuler les connaissances, travailler en équipe, être autonome, développer son mode de pensée, ce sont tous ces processus complexes qui continueront à être élaborés à l’école.
Le rôle de l’enseignant n’est donc plus dans la transmission, mais dans la mise en place d’un environnement de travail propice au développement des individus. Dans le cadre de la classe inversée, l’enseignant devient un facilitateur-modérateur : faciliter les apprentissages par la création d’activités collaboratives en classe et s’assurer que la collaboration et l’autonomie des élèves sont les plus efficientes possible. De son côté, l’élève devient étudiant, actif dans son apprentissage à la maison et dans sa compréhension en profondeur en classe.
Cela fait maintenant deux ans que vous pratiquez la classe inversée avec vos élèves du cycle d’orientation. Bien que vous ne bénéficiiez pour le moment que d’un modeste recul, êtes-vous d’ores et déjà en mesure de « quantifier » ses bienfaits ? Qu’est-ce que nous montre, à ce stade, l’analyse statistique comparative de la progression des élèves de classe inversée par rapport à celle des élèves qui ont suivi un parcours classique ? Est-ce que les résultats de la classe inversée appliquée aux cours de mathématiques débordent positivement sur d’autres branches ?
Mon travail sur la classe inversée présente déjà des résultats très satisfaisants en termes de motivation, celle des élèves comme évoqué plus haut, mais également celle des enseignants ayant déjà testé mon dispositif, et l’ayant adopté. Mais une bonne pédagogie doit également avoir des résultats mesurables dans les performances des élèves. C’est pourquoi je me suis associé dès le début de mon projet avec l’Université de Genève pour mener une étude quantitative sur les résultats de mes élèves.
Un des paramètres étudié est l’évolution des notes en mathématiques. Ce qu’il faut savoir, c’est que les notes des élèves diminuent d’une année à l’autre de 0,2 point en moyenne. Cela n’a rien de choquant, juste le résultat de l’augmentation des exigences. Les résultats de la première année de classe inversée indiquent non pas une diminution, mais une augmentation des notes des élèves, de 0,2 point en moyenne. En termes statistiques, le niveau de confiance de cette amélioration est de 98%. J’analyse actuellement les résultats de la deuxième année, qui semblent reproduire une augmentation des notes des élèves.
Un résultat inattendu est également l’augmentation des résultats des mêmes élèves en français. Les exercer à pratiquer le résumé en classe inversée de mathématiques explique sûrement ces bons résultats.
La classe inversée semble avoir ceci de vertueux qu’elle permet à l’enseignant de mettre à profit les ressources numériques pour pouvoir consacrer ensuite, une fois en salle de cours, davantage de temps aux élèves de manière individualisée. Dans un contexte de pression budgétaire accrue, ne craignez-vous pas que les autorités décident à terme d’exploiter ce modèle en vue de réduire les temps scolaires et ainsi faire des économies dans l’éducation ?
Lors de l’essor de l’imprimerie, puis de la radio, de la télévision et enfin d’internet, on a prédit la fin des enseignants. C’est justement confondre la transmission des connaissances et l’enseignement du savoir-être.
L’enseignant est au cœur du dispositif de la classe inversée. De par sa connaissance de la matière, mais également de la pédagogie, de la didactique et de la gestion de classe, il assure un environnement de travail aux élèves, sécurisant les échanges, les tentatives d’autonomie, l’apprentissage des savoirs ou leur remédiation. Il certifie également l’évaluation des connaissances des élèves, les orientant en fonction de leurs capacités. On oublie souvent son rôle d’éducateur. L’article 13 de la Loi sur l’instruction publique stipule : « L’école publique complète l’action éducative de la famille en relation étroite avec elle. »
L’éducation doit rester une priorité pour chaque société, quel qu’en soit le prix.
En réalité, les autorités genevoises font déjà des économies dans l’éducation. Depuis sept ans que je suis enseignant, après une carrière de chercheur en physique des particules, je n’ai qu’une seule annuité sur mon bulletin de salaire : elles sont bloquées depuis des années pour raison budgétaire. En cette rentrée scolaire, les classes sont à leur capacité maximale dans la plupart des établissements, et les dépasseront forcément après les passages d’élèves en regroupement supérieur à la fin du premier trimestre. Le budget n’était pas suffisant pour ouvrir plus de classes. Les formations continues de l’enseignement sont désormais limitées au mercredi après-midi : il n’y a ainsi plus de remplacements à payer, et moins de formations également, puisque les enseignants-parents doivent alors garder leurs enfants et ne peuvent plus se former.
Aussi, cette question est tout à fait pertinente, mais la réduction du temps scolaire se heurterait à d’autres forces économiques que les seuls enseignants. Les entreprises veulent continuer d’embaucher du personnel bien formé. Les écoles supérieures veulent avoir des étudiants au niveau attendu.
Enfin, dans le cadre de la classe inversée, le travail à la maison doit se limiter aux points les plus simples du programme, les points complexes continuent d’être abordés en classe. Aussi, la quantité de travail à la maison n’est pas étirable à souhait.
Il convient enfin de rappeler la célèbre citation d’Abraham Lincoln : « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance. »
dire que c'est moi qui est engendré ce fils passionné et qui est toujours dans la recherche quelqu elle soit