© Boris Dunand
Toute la rudesse du monde derrière un voile. Me perdre longtemps dans un vaste texte d’oubli et de poésie. M’enfoncer dans les couches chaudes et nébuleuses d’une rêverie. Sur le flot d’une rivière chanteuse de mots, me laisser emporter, dans la parole de celui qui ne cherche rien de particulier, se laisse jouer par le langage, l’imagination, l’humeur d’un sentiment. Une dérive. Faite de souvenirs et d’espoirs, d’émotions douces et enveloppantes. Ces vieux songes dans lesquels j’avais l’habitude de m’étendre durant des heures-siècles, ces après-midi illimités où je pouvais attendre au bord du ciel qu’un mot tombe enfin sur ma page. Regardant vainement le vague lointain, imaginant la vie partout sur Terre, prenant conscience de ses tumultes à tous endroits. Parole qui véhicule l’image triste et forte de Metro Manilla, le film de Sean Ellis: la brutalité partiale du sort, sa contingence abrupte. L’envers du décor, l’au-delà des horizons. À cet instant de quiétude absolue, l’horreur absolue quelque part; le silence ici, le bruit ailleurs; l’aménité de chaque seconde et leur gratuite ignominie pas si loin.
Mais silence, durant la digression, goûter toute l’ampleur de ce confort presque indécent. Cessation. Poésie. Versant lumière douce des choses. Tant pis pour le mensonge, tant pis pour les œillères, j’y consens, rougis presque de fortune, m’offre la parenthèse: me l’interdire ne serait pas plus digne (?). Plutôt que le remugle oppressant des catastrophes et des annonces paranoïaques, plutôt que l’omniprésente inquiétude, cet effort à maintenir contre les forces entropiques, plutôt s’abandonner à l’être et sa déréliction. Un moment. Rencontrer la fabuleuse sensation d’un état connecté à tout ce qui existe, à tout ce qui fut et sera. Le vertige devant tout ce qui n’a pas été et ne sera jamais. Celui que j’aurais pu ne pas être à quelques secondes près. La sœur que j’aurais pu ne pas avoir. Le soleil qui chante en sol dièse1. Les systèmes solaires d’ailleurs. Les exoplanètes et leurs secrets aguicheurs. Le vent qui est passé sur le front d’une personne en Chine et effleure ma main. Nos découvertes encore, et ceux qui s’accommodent de ne pas savoir, et ceux à qui le choix n’est pas donné. La magie contenue dans la connaissance, et celle qui brille dans l’ignorance; l’une qui exige et demande, l’autre qui se donne mais soumet. L’ignorance invalide et esclavagise, sauve et libère aussi, j’imagine. Il y a les extraterrestres contre l’évolution, parfois, encore, ici, aujourd’hui, s’infiltrant dans les chaînons manquants de ceux qui n’ont pas eu accès à l’ensemble des données. À quoi bon ces nouveaux obscurantismes, ces pseudos-sciences qui usurpent toutes les vertus de celle qui respecte ses paradigmes et s’y contient, pour enjoliver en bernant, pour séduire en mythologisant ce qui n’a plus raison de l’être? Je comprends le besoin de magie, celui de transcendance, je comprends l’accès contingent à l’information, je comprendrais sans doute, individuellement, de proche en proche, mais j’ai aussi envie de ne pas comprendre tout à fait et de m’insurger contre les abominations qui se cachent à peine derrière ces jolies histoires. Certaines naïvetés ne mènent-elles pas directement à la violence? Celle qu’il sera nécessaire de mettre en place pour lutter contre toute instruction menaçante, par exemple. Pourtant je ne veux pas opérer la même violence en condamnant. Il y aurait à comprendre tout à fait. Croire n’est sans doute pas problématique tant que faire ne suit pas. Je dis quand même: la magie, le mythe, la transcendance n’ont pas besoin que nous déformions la connaissance pour exister.
Me revient soudainement le goût palpable du concret, du tangible. Me revient le désir d’oublier, d’être ailleurs et de ne rien réfléchir, de contempler seulement. Surpris d’entendre en moi toutes ces notions qui peuplent ma pensée sans que je ne le sache, et qui surgissent maintenant que je ne les cherche point, alors que je me languis de leur absence tandis que je les espère. Ces détours qu’il faut prendre pour arriver à soi. Et je sens une remontée de stupeur. La frivolité du monde politique que j’ai sous les yeux, sa danse ininterrompue entre scandales de pacotilles, jeux de vertus personnelles effarouchées et approches superficielles, symptomatiques, simplificatrices. Ne cherchant que trop rarement à résoudre effectivement les problèmes rencontrés par les subjectivités enlacées, préférant de loin, et parfois au prix de vies humaines, perfectionner ses danses de salon, assurer ses avoirs et dorer sa tombe. (Le goût amer de L’ordre et la morale, de Mathieu Kassovitz, hier soir). La présence pourtant de penseurs hors pair, qui disent, portent le discours dont on pourrait aisément croire qu’il n’existe plus, empêchent la pensée pauvre d’occuper tout le terrain. Même si leur parole ricoche à peine sur les oreilles des décideurs, cirées d’intérêts à court terme, biaisées de profits mondains, craintives des suffrages. Et les fabuleux mouvements citoyens, une perle parmi tant d’autres: en Angleterre, de nouvelles écoles fleurissent en quelques mois après une expérience pilote2, ouvrant l’avenir de milliers d’adolescents que les formules standards de l’éducation auraient laissés sur la touche. La présence du contraire survient à tout instant. Tout existe, le pire et le meilleur. Et combien il est facile de critiquer, là, depuis n’importe quel fauteuil individuel, n’importe quelle agora à vues microscopiques. Autour des tables des bistros, au coin de la rue, dans l’ascenseur: certains savent ce qu’il serait bon de faire. Il suffirait de les écouter enfin. Il suffirait de leur donner les manettes, « laissez-nous faire » disent-ils.
Nous sommes fascinés, fascinants, et peut-être que rien ne doit être différent pour faire notre histoire. Il y aurait tant de mondes à dépeindre, encore et encore, des univers infinis dont témoigner avec du sang et de l’âme, et l’accès est complexe, difficile. Il me faut m’extraire et m’infiltrer, m’interdire et me permettre, trouver la voie par laquelle m’enfuir d’un regard pour qu’un autre puisse me rattraper. Un monde parfait, sans anicroche, un monde en ligne droite, sans errances ni difficultés, pourrait-il encore être proche de ce que nous sommes ? Nous donnerait-il encore la possibilité de vivre tout ce qui a besoin de trouver son expression pour nous faire advenir à notre humanité ?
1 Sylvie Vauclair, astrophysicienne, sur France Culture, le Podcast: www.franceculture.fr/personne-sylvie-vauclair.html
2 The Young Foundation de Geoff Mulgan – TED vidéo: http://www.ted.com/talks/geoff_mulgan_a_short_intro_to_the_studio_school.html
Bonjour la Brunette devinée! Merci ! Content d'entendre que ça peut faire de l'ordre et du complexe en même temps...…