International Le 25 août 2013

La Syrie, Carnet de voyage et réflexions (Pour la paix) – Partie 2

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La Syrie, Carnet de voyage et réflexions (Pour la paix) – Partie 2

Pen­sez à lire la pré­face, expliquant le contexte dans lequel cette série d’articles est écrite, ainsi que la première partie intitulée « Le sacrifice de la Syrie ».

 

2. Damas 1989 – Beyrouth 2013, petit carnet de voyage

1989.

J’habite Damas, la Syrie. Je découvre. Je prends du temps pour m’habituer, mais cette vieille dame pleine de charmes cachés me séduit petit à petit et je finis par l’aimer. Totalement ! Je fais la connaissance d’amis précieux, d’origines, confessions et chemins très différents (il faut dire que souvent je ne savais même pas quelle était la confession de mes amis, c’était rarement important). Avec une caractéristique commune : le cœur sur la main, et tous ces détails dont les Syriens sont emplis : hospitalité, dignité, culture, curiosité, amabilité, générosité, passion, tous ces gestes expressifs pour se communiquer, et cette manière si particulière de chanter l’arabe. On te donne et on se vexe si tu veux redonner en échange. On t’offre le café, la maison, le cœur. Vraiment.

Damas 1989. Mosquée et église dans le ciel syrien parfumé de jasmins (c) Yasmina Tippenhauer

Damas 1989. Mosquée et église dans le ciel syrien parfumé de jasmins (c) Yasmina Tippenhauer

Je fais la connaissance de May, Bassel, Mohammad, entre autres. Nous faisons du théâtre, des voyages, des fêtes. Nous partageons la joie et tout ce que cet âge promet. Les 20 ans.

Damas m’habite.

Mais le régime aussi, car il est partout. Les mukhabarat sont partout. Ces sous-fifres du régime qui surveillent tout, à tout instant. Dans les appels anonymes, dans les hôtels, les cafés, les bureaux, dans les rues, en costard bleu ou gris, ils sont toujours là, et semblent tous être une copie l’un de l’autre. Les rues et principaux bâtiments sont flanqués de portraits de Hafez Al-Assad. Il est partout.

La plupart de mes amis sont étudiants, artistes, intellectuels, et ils veulent penser et vivre librement. Cette soif de liberté les accompagne chaque jour. Ils discutent, lisent, écoutent de la musique; ils s’informent et rêvent d’une Syrie ouverte et libre. Ils sont eux-mêmes issus de pays, religions et milieux très divers, et ils sont tous amis : libanais, arméniens, tcherkesses, irakiens, et à la fois tellement syriens. À tel point qu’ils me font découvrir la musique, l’histoire, la nourriture syriennes.

1990-1991.

Je quitte la Syrie pour étudier en Suisse, mais je retourne plusieurs fois à Damas, ainsi qu’à Alep, Hama, Saidnaya, Maaloula ; le pays a tant à offrir ! Et je retrouve les amis avec joie à chaque retour. Lorsque la guerre éclate en Irak, je suis révoltée. Et en voyant les images de l’attaque à la télévision, je me dis (jusqu’à présent) : « Je ne supporterais jamais que cela arrive en Syrie »…

Hama 1990. Les belles Nourias et l'eau qu'elles transportent depuis des siècles (c) Yasmina Tippenhauer

Hama 1990. Les belles Nourias et l’eau qu’elles transportent depuis des siècles (c) Yasmina Tippenhauer

2002.

Je retourne une fois de plus à Damas, pour un mois, et je loge chez Octave, qui travaille comme chercheur dans la région et habite une magnifique ancienne maison damascène. Je retrouve les amis, ainsi que Mayssa, mariée à Bassel, et leur petite fille Alissar. Nous refaisons le monde, les soirées, les promenades. Arak, pistaches, cigarettes. Damas a une nouvelle vie nocturne, des bars, de nouveaux restaurants et toujours autant de souks, de charme et d’amour.

2007.

Je retrouve un peu tout le monde sur Facebook. Nous promettons de nous revoir bientôt mais je remets à chaque fois le retour à Damas pour l’année d’après. Pourtant, je garde cette ville et tous les amis dans mon cœur ; et Daniel, mon mari et compagnon de route depuis 13 ans, insiste pour y aller.

2011.

Les manifestations commencent, dans la continuité du Printemps arabe et par l’initiative de civils las d’un régime qui s’éternise et s’impose avec une violence sourde. D’abord pacifiques, les manifestations sont petit à petit entourées de violence. Je dis bien « entourées ». La Syrie me fait mal, et encore plus les réactions internationales (autant celles du monde occidental que celles du monde oriental). Je ne peux obtenir d’informations plus précises car les amis ne peuvent pas trop publier leur vraie opinion sur Facebook ni par mail. Je déduis. Par leurs messages codés, comme Mohammad qui publie un jour « I’m watching the fireworks »… Bien sûr, il ne s’agit pas du tout de feux d’artifice festifs, mais d’artifices de guerre lancés dans l’infini du ciel syrien, sous les yeux et les vies impuissantes de la population civile. La rage et l’impuissance grandissent. L’incrédulité face à la violence qui augmente. Non, c’est impossible. La Syrie ne peut devenir un autre Irak. Mais si, et peut-être pire… alors les amis se lâchent de plus en plus publiquement, et ils manifestent leurs dénonciations. Surtout May, toujours battante et passionnée, qui prend une part de plus en plus active dans l’organisation de la révolution. Mais celle pacifique, intellectuelle. Celle des débuts.

Mai 2013.

J’ai besoin de comprendre. J’ai aussi besoin de les embrasser et de les écouter, ces amis de 1989. J’apprends que May s’est faite emprisonner pour la deuxième fois par les forces du régime et son compte disparaît de Facebook… Je sais que Bassel, Mayssa et leur fille (déjà ado !) sont à Beyrouth. Cette fois-ci, je ne remets pas le voyage à plus tard. Daniel et moi prenons nos billets pour retrouver enfin les amis syriens. Ils ont dû se rendre au Liban par la force des choses. Littéralement.

J’apprends alors que Mohammad est aussi là-bas, et puis ensuite je découvre que Nabil également, et Mariam, et puis encore Octave, et j’ai les larmes aux yeux quand j’apprends que May a été libérée et est, elle aussi, à Beyrouth, chez Bassel ! Les retrouvailles s’annoncent denses ! Je sais que Beyrouth n’est pas Damas et le Liban pas la Syrie, mais je me réjouis de retrouver « mon » bout de Syrie là-bas…

20 Juin 2013.

Atterrissage à Beyrouth. Le spectre de la guerre est partout. Creusé dans chaque mur, car le fantôme des rafales de balles est là, dans les trous de presque tous les murs des anciens immeubles de la ville. Imprégné dans la violence télévisée, dans le regard des gens, dans l’hystérie et la superficialité des jeunes. Le spectre de la guerre est bien là, dans la fuite vers la vie nocturne (bars, restos, clubs, boîtes de nuit à gogo) et la consommation (malls dernier cri, voitures de luxe, derniers modèles de grands couturiers, bijoutiers de luxe, fastfoods), tout cela afin de ne pas réfléchir, surtout pas.

Dowtonwn Beyrouth. 2013: Le spectre de la guerre est partout (malgré les travaux de Solidere et Hariri pour tout rénover !) (c) Yasmina Tippenhauer

Dowtonwn Beyrouth. 2013: Le spectre de la guerre est partout (malgré les travaux de Solidere et Hariri pour tout rénover !) (c) Yasmina Tippenhauer

Bassel vient nous chercher à l’aéroport. Premières émotions. Puis nous arrivons au bas de son immeuble à Achrafieh (quartier chrétien où les musulmans ne sont pas forcément les bienvenus et encore moins s’ils sont syriens, mais ne généralisons pas !), et là je retrouve Mohammad : deuxième vague d’émotions ! Nous montons les escaliers et entrons dans l’appartement, accueillis par la mascotte de la famille, Brownie, et je retrouve Mayssa : troisième vague ! May et Lina sont sorties rencontrer des contacts, elles rentreront plus tard. Il y a des matelas, des draps, des sacs à dos et des valises un peu partout. L’appartement de Bassel accueille, comme toujours, mais cette fois par urgence et nécessité. Nous nous installons dans une des pièces et prenons ensuite des chaises sur la terrasse de l’appartement, qui sera notre QG pendant les 11 jours ! Mise à jour, mille informations, envie de tout dire, le temps passe trop vite.

Illustration Doris Tippenhauer : Le QG à Achrafieh ! La terrasse de Bassel

La nuit tombe, Mayssa nous régale avec des délices syriennes, Mohammad a prévu une bonne bouteille de vin, les paquets de cigarettes et briquets sont posés sur la table tels des armes au saloon, et voilà que May arrive. Elle arrive sur la terrasse et nous retrouvons notre regard. Là, quatrième vague d’émotions, je crois que mon cœur va lâcher! L’accolade et les sanglots compensent toutes ces années d’éloignement physique.

Elle nous présente Lina. Autour de la table, tout le monde est là. Et c’est parti pour les grands débats sur la révolution et la guerre en Syrie.

Illustration Doris Tippenhauer : Les retrouvailles (May, Yasmina et Mayssa)

21 au 30 juin 2013.

Nous passons nos journées et soirées (autour des 32 degrés !) sur la terrasse de l’appartement. Une grande table et des chaises nous attendent toujours, et nous nous y plaçons avec des fruits succulents, du café, du thé, du arak, du vin ou du whisky, au gré des heures. Nos discussions peuvent être très personnelles, mais elles touchent surtout à la situation en Syrie et au Liban. D’autant plus que chaque jour il y a du nouveau, mais jamais de bonnes nouvelles.

Illustration Doris Tippenhauer : QG 2. Muhammad, Yasmina et Lina

Illustration Doris Tippenhauer : QG 2. Muhammad, Yasmina et Lina

Les coupures d’électricité augmentent et nous passons des traditionnelles coupures de trois heures par jour à trois heures d’électricité quotidiennes, notamment lors des affrontements à Abra et à Saïda (Sidon)…

À la tombée de la nuit, les cloches retentissent violemment dans le quartier chrétien d’Achrafieh, pas tant pour appeler les fidèles au recueillement, mais plutôt pour bien marquer le territoire catholique… Presque sur un même ton, s’enchaînent par la suite, quelques soirs durant, les bruits de l’artillerie dans le ciel, alors chacun sursaute, et ensuite décortique : ceci est un missile X, cela est de l’artillerie lourde israélienne, chacun a appris à reconnaître ce qui s’abat sur les civils.

Nos discussions sont parfois houleuses, et nous ne sommes pas toujours d’accord. Alors le ton monte, les passions se réveillent… ainsi que les propriétaires, qui habitent juste au-dessus et qui finissent par convoquer nos hôtes. Ils n’en peuvent plus de cette pension de fortune, ils pensent que Mayssa et Bassel sous-louent des espaces à ces Syriens. Mais surtout, ils n’osent pas dire ouvertement qu’ils ont peur d’héberger dans leur immeuble des révolutionnaires clandestins ou de renommée (comme Lina et May respectivement)!

Grandes discussions à Byblos (Lina, May Al Jarah, May Scaff, Yasmina et Mayssa) (c) Yasmina Tippenhauer

Grandes discussions à Byblos (Lina, May Al Jarah, May Scaff, Yasmina et Mayssa) (c) Yasmina Tippenhauer

Nous avons peu de temps pour les balades, même si nous arrivons à faire une excursion à Byblos pour visiter des amis de Lina et May (dont la poétesse May Al-Jarah), qui ont aussi fui la guerre. Notre séjour est ponctué de nouvelles agitées : des affrontements ont eu lieu sur la route de l’aéroport, dans le quartier du Hezbollah au Sud de Beyrouth, dont la route a été bloquée par des pneus en feu ; à Tripoli on assiste à des débordements du conflit syrien (des affrontements entre alaouites et sunnites essentiellement) ; et à Saïda on parle de vraie guerre. En effet s’y déroule une véritable bataille contre le groupe du cheikh sunnite salafiste Ahmad Al-Assir, et c’est l’armée libanaise qui l’emporte. Le jour suivant, les murs de la capitale sont tapissés d’affiches aux slogans triomphants, célébrant la victoire de l’armée nationale. Symboliquement, c’est une victoire très importante vu le morcellement constant et maladif du pays.

Illustration Doris Tippenhauer : Le quartier du Hezbollah au Sud de Beyrouth

Illustration Doris Tippenhauer : Le quartier du Hezbollah au Sud de Beyrouth

J’aimerais rappeler que le Liban est un tissage très complexe de communautés, et c’est encore un de ces pays créés artificiellement, dont l’équilibre est extrêmement fragile. On compte 60 à 70 % de musulmans, quels qu’ils soient (chiites, sunnites, alaouites, ismaélites/ismaéliens). Les chrétiens, quant à eux, représentent environ 30 % de la population (maronites, grecs orthodoxes, grecs catholiques, protestants, arméniens orthodoxes, arméniens catholiques, syriaques orthodoxes, syriaques catholiques, assyriens, chaldéens, coptes orthodoxes) ; et les Druzes autour de 4 %, ainsi qu’une communauté juive, très peu nombreuse. Ce pluralisme confessionnel exige le maintien d’un équilibre très délicat, surtout si on considère que nombre de ces communautés sont représentées politiquement et qu’elles possèdent des milices. De surcroît, elles sont concentrées sur un territoire d’à peine 10’400 km2 et de 4’224’000 habitants. L’État reconnaît officiellement 18 de ces communautés religieuses. Quelques chiffres sont encore intéressants : on parle d’une diaspora libanaise de 5 à 12 millions de personnes selon les sources (ce qui en fait une des plus grandes diasporas du monde). Et actuellement on estime qu’il existe plus d’un million de réfugiés syriens sur le territoire libanais (ce qui constitue près d’un cinquième de la population)…

J’en reviens à notre séjour à Beyrouth… Nous sommes bombardés par des journaux télévisés parlant de guerre et montrant des images de conflits ou de manifestations dans le « monde arabe ». La guerre est partout, elle semble avoir transformé le visage des passants, leur vision de la vie. Chaque jour, on apprend que le conflit empire en Syrie, que des bombes ont explosé dans tel quartier de Damas, que l’armée d’Al-Assad s’acharne sur Alep, que le Krak des Chevaliers a resservi ses anciens exploits (anachronique, le pauvre, car non préparé pour des attaques aériennes), que le pain vient à manquer, que tel artiste a été emprisonné, que tel journaliste a été assassiné, aujourd’hui c’est le Père Paolo qui manque à l’appel, et demain cela continuera. Bref. Les nouvelles sont accablantes.

Alors je regarde les visages de mes amis et compagnons d’appartement à Beyrouth, l’histoire de ces derniers mois qui a passé sur leurs traits et qui hante chacune de leurs actions, chacune de leurs pensées. Il est tellement difficile d’accepter que son pays est quotidiennement soumis à une machinerie destructive, que les compatriotes sont tués ou abandonnés à leur triste sort, qu’on ne sait de quoi sera fait le lendemain, et que son propre chemin a été soudainement tronqué. Car il y a quelques mois encore, chacun vivait une vie « normale », avec des projets et des projections, des petits drames de la vie « normale », et des hauts et des bas tellement humains et acceptables. Mais aujourd’hui tout a changé. Une partie de leur être est brisée et fait alors silence, afin de supporter et vivre le présent. Parfois avec l’aide d’un coup d’amnésie ou, mieux encore, de rires ou de whisky !

C’est de certaines de ces personnes que j’aimerais parler, vous les présenter afin que vous puissiez mieux saisir ce que signifie cette guerre. Et je vous rassure, je ne vous parlerai pas des destins les plus tragiques : ceux-là, on n’y accède pas. Parce qu’ils sont dans un lieu où personne ne veut aller, un lieu qui semblerait être proche de l’enfer…

Rendez-vous dimanche prochain.

Illustration Doris Tippenhauer : Byblos. Lina, May, May, Mayssa, Yasmina…

Illustration Doris Tippenhauer : Byblos. Lina, May, May, Mayssa, Yasmina…

Byblos : Lina, May, May, Mayssa, Yasmina… (c) Yasmina Tippenhauer

Byblos. Lina, May, May, Mayssa, Yasmina… (c) Yasmina Tippenhauer

 

Commentaires

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Tippenhauer Yasmina

Merci pour ce commentaire motivant! J'espère que la suite n'a pas déçu les attentes, Bon week-end, Yasmina

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Yann K.

J'ai enfin pu prendre le temps de parcourir les trois premiers articles, et je ne peux qu'être bluffer par la…

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Tippenhauer Yasmina

Merci pour ce commentaire motivant!
J’espère que la suite n’a pas déçu les attentes,
Bon week-end,

Yasmina

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Yann K.

J’ai enfin pu prendre le temps de parcourir les trois premiers articles, et je ne peux qu’être bluffer par la qualité du travail. Merci, et vivement la suite!

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