Jean-François Bayart tient son dernier livre dans le cadre d’un entretien pour l’IHEID.
Jean-François Bayart sera le mercredi 22 février à la Librairie du Boulevard à Genève pour présenter Les fondamentalistes de l’identité. Cet opuscule en main, le Professeur d’anthropologie et sociologie du développement de l’IHEID entend poursuivre son combat de long cours contre un des grands maux qui frappent nos sociétés : la « bêtise identitaire ».
Il y a des universitaires dont la pensée demeure confinée aux cercles académiques restreints. Et puis, il y a ceux qui la font voyager au-delà. Jean-François Bayart est de ces derniers. Ce spécialiste de sociologie historique et comparée du politique, père de nombreuses contributions savantes qui ont fait date1, n’a pas peur de se mouiller. Lorsque les circonstances s’imposent à lui, il s’engage et participe à la délibération citoyenne en tant qu’intellectuel spécifique, c’est-à-dire non point sur tout et n’importe quoi – à la manière de certains « philosophes » universalistes, chemises ouvertes, cheveux au vent, dont la récurrente vacuité des propos dessert le débat d’idées –, mais seulement à partir de ses propres recherches en sciences sociales2. C’est dans ce domaine d’intervention circonscrit que l’auteur de l’Illusion identitaire ou encore de l’Islam républicain prend position pour dénoncer les prismes culturalistes qui brouillent aujourd’hui notre compréhension du monde social et ses travers.
La thèse de l’ouvrage pourrait tenir en une formule que le Professeur Bayart a faite sienne lors d’un entretien accordé à Jet d’Encre en novembre 2015 suite aux attentats de Paris : « les gens sont persuadés qu’ils sont atteints de maux identitaires, alors qu’ils ont des maladies sociales ». En d’autres termes, le thème de l’identité française a envahi la parole publique, reléguant les questions de fond, celles du social et du politique, aux oubliettes de la République. Cette « identitarisation » des esprits, explique-t-il, est allée de pair avec les écrasantes politiques néolibérales qui, sous couvert d’une impérieuse nécessité pour l’économie, ont peu à peu rongé les filets sociaux arrachés au capitalisme à la faveur de combats politiques âprement menés par des générations de militants. Dans un tel contexte de dépolitisation de la cité (there is no alternative, clamait la très (néo)libérale Margaret Thatcher3) et de déshérence sociale galopante, l’immigré qui se confond volontiers avec le musulman devient l’ennemi « naturel » des plus déshérités. Une véritable aubaine pour les fondamentalistes identitaires de tous bords.
Les chantres d’une France « pure », débarrassée de toute influence « étrangère », ont ainsi trouvé un terrain fertile au développement d’une laïcité agressive mettant l’islam sous contrôle politique permanent, malgré la neutralité religieuse dont elle est précisément censée être la garante. Dans un même glissement, ces « laïcistes » ont fait le jeu des idéologues du mouvement djihadiste dont le vivier de recrutement n’a cessé de s’accroître à mesure que les populations se sont précarisées et ont fait l’objet de stigmatisations répétées dans l’arène publique. Pour Bayart, les racines du djihadisme hexagonal sont alors moins à chercher dans le Coran que dans le dénuement et l’injustice sociale auxquels des franges toujours plus grandes de la jeunesse française sont soumises. Au sein des vifs échanges qui rythment actuellement le débat intellectuel autour du phénomène djihadiste, l’interprétation « bayartienne » souscrit, en ce sens, davantage au modèle de l’islamisation de la radicalité porté par Olivier Roy plutôt qu’à celui de la radicalisation de l’islam défendu du côté de Gilles Kepel4.
Bien que le cas de la France se distingue sous plusieurs aspects par sa spécificité (système politique, héritage colonial, trajectoire de l’idée laïque, etc.), l’obsession identitaire que nous dépeint le Professeur Bayart ne saurait guère constituer une lubie franco-française. Partout dans les contrées occidentales, les explications culturalistes, reposant sur un prétendu « choc des civilisations », gagnent en prééminence. Loin de représenter une menace imprécise et fantasmée, les identitaristes se retrouvent aujourd’hui sur les dernières marches du pouvoir, comme l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en témoigne de manière comico-tragique. La Suisse ne fait point figure d’exception, puisque la première force politique du pays – l’Union démocratique du centre (UDC) – tire elle aussi avec succès sur la corde identitaire. Cocktail explosif pour une recette « magique » sur le plan électoral, l’UDC agite l’épouvantail musulman, tout en poursuivant un agenda farouchement néolibéral qui met à mal le lien social. Certes, comparaison n’est pas raison, et le climat que nous connaissons sous les cieux helvétiques est loin d’être aussi délétère que chez nos voisins. Mais nous serions toutefois bien inspirés de prendre au sérieux les signaux d’alerte envoyés par Jean-François Bayart face au piège identitaire qui se referme devant nos yeux souvent passifs.
Pour obtenir le livre : BAYART, Jean-François, Les fondamentalistes de l’identité. Laïcisme versus djihadisme, Paris, Karthala, 2016.
Pour assister à l’événement consacré à la sortie du livre : Librairie du Boulevard, située au 34 Rue de Carouge, 1205 Genève, le mercredi 22 février à 17:30.
Références:
1. Voir, entre autres, L’Etat en Afrique. La politique du ventre (1989), l’Illusion identitaire (1996) et Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation (2004).
2. Dans ce bref entretien filmé pour l’IHEID, Jean-François Bayart explique la nature de son engagement dans la sphère publique à partir de son travail de chercheur en sciences sociales.
3. FISHER, Mark, Capitalist realism: is there no alternative?, Winchester and Washington, Zero books, 2009, p. 8.
4. ROY, Olivier, « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste », Le Monde, 24 novembre 2015.
KEPEL, Gilles, ROUGIER, Bernard, « « Radicalisations » et « islamophobie » : le roi est nu », Libération, 14 mars 2016.
DAUMAS, Cécile, « Olivier Roy et Gilles Kepel, querelle française sur le jihadisme », Libération, 14 avril 2016.
Bonjour, Je suis d'accord sur bien des points quant à la naissance et les raisons du radicalisme en France, j'ai…