Société Le 10 octobre 2015

La ville durable creuse les inégalités

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La ville durable creuse les inégalités

Écoquartier de la Caserne de Bonne, centre-ville de Grenoble. Selon Yves Raibaud, les nouvelles pratiques associées aux villes durables en général ressemblent comme deux gouttes d’eau à des pratiques d’hommes jeunes, libres d’obligations familiales et en bonne santé.  © F. HENRY/REA

.« À quoi ressemblera la ville de demain ? Comment la penser, la construire et la gérer ? », s’interroge le ministère français du Développement durable sur son site Internet. L’épuisement des énergies fossiles, le réchauffement climatique et la pollution apparaissent aujourd’hui comme des menaces aussi importantes pour la ville que les conflits sociaux et l’insécurité. Mais des solutions qui semblent faire consensus (développement des deux-roues, de la marche, des transports en commun, du covoiturage, etc.) sont aussi celles qui creusent les inégalités entre les femmes et les hommes. Par ailleurs, les décideurs  (élus, responsables des finances, de l’urbanisme, des transports, des grands travaux), sont en grande majorité des hommes, comme le montrent nos travaux sur la Communauté urbaine de Bordeaux.
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Des inégalités qui fleurent bon le machisme et l’archaïsme

En premier lieu, l’analyse d’une enquête1 montre que les femmes, de tous âges, seraient défavorisées par les « bonnes pratiques » de mobilité dans la ville durable, et notamment l’abandon de la voiture. Les raisons en sont aussi bien la nature des tâches qui leur sont encore majoritairement dévolues (accompagnement des enfants, des personnes âgées, courses) que leur sentiment d’insécurité dans l’espace public (crainte de l’agression dans certains quartiers ou bien la nuit). Les études2 Adess/CNRS réalisées entre 2010 et 2014 sur la métropole bordelaise montrent ainsi que les femmes sont toujours moins nombreuses à vélo (en particulier la nuit ou lorsqu’il pleut) et qu’elles l’abandonnent à la naissance d’un deuxième enfant.

Les piétonnes regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclairages de rue pour faire des économies tandis qu’on éclaire et arrose abondamment des stades, considérés comme nécessaires à l’attractivité des métropoles et fréquentés uniquement par des hommes. Le harcèlement dans la rue et les transports en commun apparaît, à Bordeaux comme ailleurs, si peu anecdotique et tellement systématique (100 % de femmes en ont été victimes, selon le rapport 2015 du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes) qu’on s’étonne du tabou qui entoure ce sujet, pourtant central dans la mise en place des mobilités alternatives. Dans ces conditions, la voiture, plus qu’un outil de mobilité, représente un moyen de protection pour affronter la nuit.

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Les problématiques exprimées par les femmes sont ignorées

L’une de nos enquêtes sociologiques3 porte en particulier sur une opération de concertation autour des nouvelles mobilités urbaines organisée en 2012. Pendant six mois, cette démarche participative exemplaire a réuni des centaines de citoyens, experts, élus et responsables associatifs. Mais elle n’a mobilisé que 23 % de femmes, représentées par seulement 10 % du temps de parole et par 0 % d’experts. La faiblesse du temps de parole des femmes n’était pas due à des mécanismes d’auto-censure : les femmes n’étaient tout simplement pas « prioritaires » aux yeux des présidents de séances ; des mesures quantitatives (temps de parole) et qualitatives (pertinence de l’intervention) le prouvent.

L’étude montre ainsi comment les préoccupations portées par des voix de femmes (concernant en particulier les enfants, les personnes âgées ou handicapées, la sécurité) sont ignorées ou jugées comme des « cas particuliers » et écartées de ce fait des conclusions et synthèses des séances au profit de sujets qui paraissent plus importants aux yeux des hommes : la ville créative, intelligente, postcarbone, hyperconnectée. L’évocation du réchauffement climatique, de la pollution et de la protection de l’environnement a un effet anxiogène et culpabilisant. De nombreux aspects de la vie quotidienne des femmes sont donc minorés, renvoyés à la vie privée : comment oser dire qu’on a besoin de la voiture pour accompagner les enfants ou qu’on a peur de marcher dans la ville le soir lorsqu’il s’agit de l’avenir de la planète et de l’intérêt général ?
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Une ville qui profite surtout aux hommes jeunes en bonne santé

La promesse d’une ville durable tranquille, meilleure pour la santé, récréative, favorisant le vivre-ensemble nécessite que chacun fasse un effort pour s’y adapter. Mais, dans les faits, les nouvelles pratiques qui en découlent ressemblent comme deux gouttes d’eau à des pratiques d’hommes jeunes, libres d’obligations familiales et en bonne santé. Dans une société qui peut de moins en moins affirmer de façon frontale une prétendue infériorité des femmes, les nouveaux équipements et les nouvelles pratiques de la ville durable apparaissent comme des épreuves qui transforment le plus grand nombre de femmes en minorité : celles qui ne sont pas sportives n’ont qu’à faire du sport, celles qui ont peur la nuit doivent faire preuve de courage, celles qui ont trois enfants dans des écoles différentes n’ont qu’à mieux s’organiser, celles qui sont trop âgées (rappelons que 60 % des plus de 65 ans et 74 % des plus de 80 ans sont des femmes) n’ont qu’à rester chez elles. La preuve que ces femmes sont une minorité est apportée par d’autres qui arrivent à concilier ces contraintes : il y a donc les bonnes citoyennes et les mauvaises, en quoi cela serait-il la faute de la ville ?

« Les piétonnes regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclairages de rue pour faire des économies tandis qu’on éclaire et arrose abondamment des stades, considérés comme nécessaires à l’attractivité des métropoles et fréquentés uniquement par des hommes. » © S. STULBERG/CORBIS

« Les piétonnes regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclairages de rue pour faire des économies tandis qu’on éclaire et arrose abondamment des stades, considérés comme nécessaires à l’attractivité des métropoles et fréquentés uniquement par des hommes. » © S. STULBERG/CORBIS

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La ville durable interrogée du point de vue de l’écoféminisme

La ville durable peut être considérée comme consensuelle si l’on considère l’environnement naturel comme un réel immuable que chacun doit protéger. Mais chaque société ne construit-elle pas ses « états de nature » pour assurer une répartition entre l’humain et le non-humain, le naturel et le social ? En France et dans le monde, de nombreux travaux, dont ceux de notre équipe, ont déjà montré les inégalités d’accès aux villes pour les femmes, quels que soient leur âge, leur situation familiale, leur classe sociale et leur origine. La ville durable de demain ne fera que les accentuer.

La reproduction des inégalités femmes-hommes se réalise en outre sous une apparence démocratique qui reste crédible tant que ne sont pas questionnés les processus de construction de la ville sous l’angle du genre. Pendant ce temps, comme le montrent des études menées par des réseaux européens et internationaux4, la gestion quotidienne des économies d’énergie, des déchets, de l’alimentation, de la santé continue d’incomber majoritairement aux femmes. Cela légitime d’autant plus l’expression d’un écoféminisme critique, indispensable dans les discussions actuelles sur les enjeux environnementaux. Faute de quoi les nouvelles pratiques de la ville durable pourraient bien n’être que les nouveaux habits de la domination masculine.

 


Notes

1. « Durable mais inégalitaire : la ville », Yves Raibaud, Travail, genre et sociétés, n° 33, mars 2015, pp. 29-47.

2. Rapport « L’usage de la ville par le genre », a’urba (http://www.aurba.org/Etudes/Themes/Populations-et-modes-de-vie/L-usage-d… (link is external)), Mémoire de master 2 de géographie de Floriane Ulrich (http://rue89bordeaux.com/2014/05/bordeaux-le-velo-est-au-masculin/ (link is external)).

3. Rapport « L’usage de la ville par le genre », a’urba (http://www.aurba.org/Etudes/Themes/Populations-et-modes-de-vie/L-usage-d… (link is external)), Mémoire de master 2 de géographie de Floriane Ulrich (http://rue89bordeaux.com/2014/05/bordeaux-le-velo-est-au-masculin/ (link is external)).

4. Par exemple : Gender, Diversity and Urban Sustainability, Urban Women (ONU), Dynamic Cities need Women et Generourban.
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Cet article a ini­tia­le­ment été publié sur le jour­nal du Centre natio­nal fran­çais de la recherche scien­ti­fique (CNRS).

Commentaires

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Dissonance

Sans chercher à défendre la politique des urbanistes, politiciens et autres décideurs avec lesquels je n'ai guère d'affinités, je dois…

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Adriano Brigante

"Les pié­tonnes regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclai­rages de rue pour faire des écono­mies tan­dis qu’on éclaire et…

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Dissonance

Sans chercher à défendre la politique des urbanistes, politiciens et autres décideurs avec lesquels je n’ai guère d’affinités, je dois bien avouer que mon esprit d’écologiste libertaire a été quelque peu révolté à la lecture de vos propos.

L’impression que me laisse votre article est que vous présentez les femmes comme des personnes vulnérables, comme de pauvres êtres sans défense qu’il faudrait mieux défendre face aux méchants écologistes qui veulent les priver de confort. C’est incroyable. On croirait entendre le preux chevalier allant se battre pour la veuve et l’orphelin.

Vous avez une vision du féminisme que je déteste ; je qualifierai cette pensée de „différentialiste“. Pour vous, il y a les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Vous généralisez sans retenue, selon vous les valeurs d’une „ville créa­tive, intel­li­gente, post­car­bone, hyper­con­nec­tée“ seraient propres aux hommes, je ne vois absolument pas d’où est-ce que vous sortez cela; selon vous toujours „la ges­tion quo­ti­dienne des écono­mies d’énergie, des déchets, de l’alimentation, de la santé conti­nue d’incomber majo­ri­tai­re­ment aux femmes“, je ne vois pas d’où cela sort non plus. Pour vous, les femmes ont peur et les hommes n’ont pas peur, les femmes s’occupent des enfants et du ménage et pas les hommes, et vous ne faites qu’entretenir ce clivage. Non, au contraire, ces discriminations sexistes qui peuvent encore subsister doivent disparaitre, et ce n’est pas en rendant le cadre de vie favorable à ces discriminations qu’elles vont disparaitre !

À votre féminisme de galant homme, j’oppose un égalitarisme sans concession, un féminisme qui ne place pas les hommes et les femmes en opposition les uns contre les autres mais qui abolit toute distinction liée au sexe, en dehors des différences physiques !

Vous dites „celles qui ne sont pas sportives n’ont qu’à faire du sport“, déjà je ne vois pas pourquoi cette question concerne plus les femmes que les hommes, ensuite je ne vois pas en quoi des villes plus durables forcent les gens à faire du sport ! Si se déplacer à pied est pour certain(e)s un effort insurmontable (je ne parle pas là des personnes âgées ou handicapées), alors assurément il vaudrait mieux que ces personnes fassent plus d’activité physique.

Au début de votre article, vous mentionnez les transports publics ainsi que le covoiturage. Mystérieusement, ceux-ci disparaissent ensuite sans laisser de traces dans le reste de votre article… Tout d’un coup, par je ne sais quelle pétition de principe, les gens n’ont plus d’autre choix que d’aller à pied ou de circuler à vélo s’ils n’ont pas de voiture. Les piéton(ne)s ou cyclistes craignant l’obscurité, les personnes non sportives et tous ceux qui ne peuvent pas se déplacer ainsi ou qui n’en ont simplement pas l’envie ne peuvent-elles/ils pas prendre les transports publics ?

Si je ne peux que vous rejoindre pour ce qui est du mauvais bilan écologique de nombre d’installations sportives, dont bien évidememment les stades de football (plus à cause de la pelouse que de l’éclairage, toutefois), je dois bien avouer que je suis du même avis que l’auteur du commentaire précédent, sans être forcément partisan d’une interruption de l’éclairage nocturne.

Cher Mr Raibaud, peut-être mon point de vue contrastant fortement avec le vôtre est-il teinté par des différences culturelles que j’ignore, étant assez peu au courant de la réalité française dans ma contrée germanique. En tous les cas, je vous remercie premièrement pour avoir écrit cet article qui m’a donné envie d’y répondre et deuxièmement pour avoir pris la peine de lire mon commentaire.

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Adriano Brigante

« Les pié­tonnes regrettent qu’on éteigne de bonne heure les éclai­rages de rue pour faire des écono­mies tan­dis qu’on éclaire et arrose abon­dam­ment des stades, consi­dé­rés comme néces­saires à l’attractivité des métro­poles et fré­quen­tés uni­que­ment par des hommes. »

Vous prétendez sérieusement que les femmes sont plus souvent victimes d’agressions nocturnes en ville que les hommes? Et que les stades sont fréquentés uniquement par des hommes?
De plus, notez qu’à l’heure où l’on éteint l’éclairage public, les stades sont déjà éteints depuis longtemps. Et surtout, éclairer un stade pendant 3 heures deux ou trois soirs par semaines est négligeable en termes de consommation énergétique comparé à l’éclairage de toutes les rues d’une métropole durant toutes les heures de toutes les nuits de l’année.
Bref, cette phrase est ridicule à tous les points de vue.

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