L'Entretien Jet d'Encre Le 6 décembre 2015

L'Entretien Jet d'Encre #3,
Avec Jean-François Bayart

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Avec Jean-François Bayart

Jean-François Bayart, titulaire à l’IHEID de la chaire Yves Oltramare « Religion et politique dans le monde contemporain ».

[The inter­view can be found in English below]

Après la vive émotion suscitée par les attentats terroristes de Paris le 13 novembre dernier, l’heure est désormais à la réflexion commune. Les récentes manifestations de violence politique en France et ailleurs posent en effet des défis d’ensemble et appellent ainsi des réponses non moins ambitieuses. Afin d’approcher ces questions de fond, nous sommes allés à la rencontre de Jean-François Bayart, grand spécialiste de l’Afrique et fin analyste des rapports entre religion et politique dans l’évolution des sociétés. De la poli­tique étran­gère de la France et de l’Europe au débat sur l’« islam modéré », en passant par l’impact de la « néo-libéralisation » de nos socié­tés, la crise des réfu­giés ou encore les dérives du tout-sécuritaire, le Pro­fes­seur Bayart revient avec nous sur les thèmes d’actualité les plus brû­lants, dont la com­pré­hen­sion s’inscrit nécessairement – explique-t-il – dans le temps long.

 

Le 15 novembre, vous publiiez un article très engagé dans Libération, intitulé « Le retour du boomerang », dans lequel vous inscriviez les tragiques événements du 13 novembre sur la durée et vous dénonciez les erreurs successivement commises par les décideurs politiques français et européens, ayant ainsi créé un contexte favorable à de telles expressions violentes de radicalisme. Le moins que nous puissions dire, notamment vu de la Suisse, c’est que nous n’avons pas l’habitude de voir des universitaires prendre position aussi intensément et « à chaud » dans l’arène publique. Qu’est-ce qui motive donc votre démarche? Et qu’est-ce qu’elle nous dit sur votre conception du rôle des universitaires dans le débat public?

Jean-François Bayart: En fait, il y a toute une tradition de ce qu’on appelle l’intellectuel engagé en France. Tradition dans laquelle je ne me reconnais absolument pas. Car le propre de l’intellectuel engagé, c’est de parler de tout et de n’importe quoi, et surtout de ce qu’il ne connaît pas. Il y a une espèce de bavardage qui est souvent très moralisateur et insupportable. Je me reconnais ainsi davantage dans une autre tradition intellectuelle, d’inspiration foucaldienne – je suis en effet un grand lecteur et utilisateur de Foucault. C’est la notion d’intellectuel spécifique.

Il y a des sujets sur lesquels j’ai passablement travaillé et, sur ces sujets-là, je n’hésite pas à intervenir en tant qu’intellectuel spécifique, c’est-à-dire à partir de mes propres recherches et de ce que je crois être mes compétences relatives – ou de mes incompétences, selon le vieux principe : « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois », et je suis souvent le borgne de service. Je ne prétends pas pour autant être un bien-voyant (rires). Mais là effectivement, j’interviens.

Évidemment, j’interviens avec un arrière-plan – comme tout un chacun – normatif. C’est inévitable parce que j’ai une certaine conception de la citoyenneté. Mais cette conception de la citoyenneté est tout de même nourrie par mon travail de chercheur. Ce n’est pas simplement comme ça, en fonction de mes pulsions, que je prends position. À la base de ce que je crois devoir être la laïcité par exemple, ou plus généralement les jugements que je peux émettre sur tel ou tel problème d’actualité, il y a quand même en amont tout un travail de réflexion.

Donc, dans ces conditions, il est vrai, je n’hésite pas à intervenir dans le débat public. Après, chacun a sa forme d’esprit. Moi j’ai une forme d’esprit assez ironique, assez caustique. J’y vais plutôt quoi (rires). Là, après les attentats à Paris, je me suis modéré parce que les circonstances étaient tout de même un peu particulières. J’ai néanmoins écrit dans ma vie un certain nombre de textes qui étaient parfois extrêmement violents. Et puis, j’assume aussi pleinement la position politique. Je vois les choses en termes politiques.

Je crois qu’il est un rôle que nous chercheurs devons assumer, c’est celui de l’empêcheur de penser en rond, du type désagréable qui rappelle des choses désagréables. Il s’agit d’essayer de fournir l’imagerie la plus précise, fût-elle dérangeante, de la situation que l’on considère. Donc là personnellement, c’est ce que j’ai essayé de faire avec cette tribune. Et apparemment, j’ai mis le doigt où ça fait mal, dans la mesure où il y a des gens qui n’ont pas du tout aimé – j’ai l’habitude (rires) – et il y a des gens qui ont beaucoup aimé. On sent qu’on a dit tout haut, ce que beaucoup de gens pensaient tout bas, mais n’étaient pas forcément en situation de le dire ou de l’écrire.

Je pense que les derniers événements ont confirmé que les bons sentiments n’étaient pas forcément très utiles pour une bonne analyse. Et je dois dire que le neuf dixième des textes que j’ai lus, y compris de certains de mes collègues, sont profondément ennuyeux sur ces attentats. Évidemment, chacun peut verser sa larme, mais ce qui est assez effrayant, c’est cette remontée d’huile, où on lance des catégories complètement normatives, telles que « les barbares », ou des fausses analogies du type « les nazis ». Tout cela, c’est du non-sens, et ça n’aide absolument pas à concevoir le problème à mon avis.

 

Vous évoquez régulièrement l’importance du système économique néo-libéral à l’heure de comprendre des phénomènes tels que la radicalisation des jeunes, porteurs d’idéologies extrémistes et auteurs d’actes violents. Nombre de voix dénoncent cette position et la qualifient de « relativiste ». Pourquoi assistons-nous à une forte opposition à l’égard de la prise en compte des facteurs socio-économiques? En quoi le processus de « néo-libéralisation » peut-il contribuer à expliquer des événements comme ceux de Paris?

JFB: En ce qui me concerne, il ne s’agit pas d’une vision « économiciste » des choses visant à attribuer la cause du terrorisme ou du djihadisme au néo-libéralisme.

J’ai beaucoup lu Marx et je ne l’ai pas mis dans ma poche (rires). Je n’ai pas de gêne à avoir par rapport à la pensée marxiste – ou du moins la pensée marxienne. Dans le marxisme contemporain, je pense que les travaux de l’historien Edward Thompson sont extrêmement importants. Ils sont importants parce qu’ils mettent justement en tension l’analyse classique en termes de classes sociales mais sur un mode processuel : la classe sociale en tant qu’évènement et non pas en tant qu’essence. À rebours d’une vision statique des classes sociales, Thompson s’intéresse à la formation de la classe ouvrière, et il donne toute sa place à la dimension de l’action culturelle, qui fait qu’une classe sociale est aussi une communauté culturelle.

D’une certaine manière, on peut aussi recourir à Max Weber ou à Michel Foucault pour le comprendre. Donc, je n’ai absolument pas une vision « économiciste » de l’islam ou du djihadisme. Je pense simplement que des phénomènes politiques ou des mouvements culturels, comme en l’occurrence l’islam ou le djihadisme, ne peuvent pas être dissociés de processus politiques et économiques plus larges, plus englobants.

L’islam, par exemple, n’existe que dans son rapport d’une part au politique, notamment à la formation de l’État et, d’autre part, dans son rapport à l’économie, en particulier au marché. Comme je le dis toujours, « l’islam n’existe pas », c’est-à-dire qu’il n’existe qu’en situation et qu’à travers ceux qui en sont les porteurs – dans le sens de Max Weber, les « Träger » (porteurs) de l’islam – et qui naturellement sont pris dans des situations historiques complètement différentes. Si par exemple on prend Daesh, je doute que les assassins de Paris aient exactement la même conception du djihad que leurs commanditaires ou que les officiers baassistes qui se sont recyclés dans Daesh et qui sont vraisemblablement à l’origine de ce nouveau califat. Donc l’islam des uns n’est pas forcément l’islam des autres, même s’ils sont plus ou moins dans la même mouvance ou dans la même organisation.

Pour en revenir plus directement aux attentats, je pense que la dimension islamique est tout à fait seconde, y compris dans Daesh. Ce que je vois dans Daesh, c’est bel et bien la résurgence du Baas irakien et le mariage entre le Baas « laïciste » et l’islamisme est moins contre-nature qu’on ne le pense : toutes les dictatures dites laïques, à commencer par celle de l’armée en Algérie, en Égypte et en Turquie (après le coup d’État de 1980), ont joué la carte de l’islam à des fins de légitimation, et pour briser la gauche et/ou la revendication démocratique – et Saddam Hussein n’a pas fait exception, notamment après sa défaite au Koweït, dans les années 1990. Donc aujourd’hui, Daesh est porteur de la revanche ou du retour sur le devant de la scène des sunnites irakiens. Daesh s’est ensuite vu renforcé par toute une partie de l’appareil de sécurité syrien d’Assad en rupture de ban. Et là il y a une autre composante du Baas. D’ailleurs, l’une des questions qui se posent est de savoir comment vont coexister ces deux courants baassistes qui historiquement sont quand même des frères ennemis. Est-ce que Daesh va arriver à dépasser l’antagonisme entre Syriens et Irakiens, ou bien est-ce que c’est à nouveau la logique de l’État-nation qui va, encore une fois, s’affirmer par rapport à celle de l’oumma plus ou moins fantasmée? Il y a par conséquent toute cette dimension historique qui est essentielle.

Et si on prend Daesh par l’autre bout, c’est-à-dire le bout européen, on a le phénomène d’acteurs sociaux qui sont tout de même les produits d’un certain moment historique du capitalisme ou des sociétés occidentales. Ce sont un peu les enfants de la première génération de l’immigration, pour ceux d’entre eux qui sont d’origine on va dire musulmane – ce qui n’est soit dit en passant pas le cas de tous, puisqu’il y a grosso modo un tiers des djihadistes européens qui sont des convertis. Et Olivier Roy fait, à juste titre, remarquer que ce n’est ni la première génération ni la troisième génération qui fournissent les combattants du djihad. Il y a donc un moment précis, ce qui ne veut naturellement pas dire que toute la deuxième génération des immigrés est djihadiste. Mais, en tout cas, il y a là un bassin de recrutement.

Et puis une autre caractéristique: cette société est, depuis maintenant une trentaine d’années, une société néo-libérale avec 10% ou 12% de taux de chômage. S’imaginer que l’on allait avoir 10-12% de chômeurs – avec une très forte inégalité dans la répartition territoriale – sans aucune conséquence sociale et politique, c’était évidemment être très naïf. Donc d’une certaine façon, le djihadisme est un produit dérivé de trente ou quarante ans de néo-libéralisme en Europe avec un système économique qui produit une inégalité croissante, qui marginalise, qui exclut du marché du travail un nombre croissant de gens… Le djihadisme n’est toutefois pas la résultante mécanique de ce processus, parce que l’immense majorité des jeunes banlieusards, fussent-ils d’origine sociologique musulmane, n’est pas djihadiste.

Votre question, on peut aussi y répondre d’une autre façon. Vous releviez que les gens n’aimaient pas cette explication socio-économique. Cela tient, à mon sens, au fait que les gens sont de plus en plus prisonniers de la véritable idéologie de la globalisation, de ce que je nomme le national-libéralisme, à savoir le culturalisme. Là où on a des problèmes sociaux, on va nous dire que ce sont des questions identitaires. Soit l’identité nationale pour les tenants du Front national, soit l’identité islamique pour les supposés musulmans. Tels les médecins de Molière, certains nous disent:  « vous êtes atteint d’une maladie? Bon, c’est l’identité ». Ce qui est évidemment une manière commode de ne pas parler du chômage, de l’accroissement des inégalités sociales, de la précarisation du travail.

C’est pourquoi j’aime bien le concept de national-libéralisme parce que c’est un concept… polémique (rires), mais qui dit quand même une chose très scientifique. Contrairement à ce que l’on dit, l’État n’est pas une victime de la globalisation, l’État est un produit de la globalisation. Et le concept de national-libéralisme désigne cette combinatoire, dont l’idéologie, sous forme de rétraction identitaire, assigne les gens à une culture, généralement ethnoconfessionnelle. Le national-libéralisme est un oxymore, mais un oxymore qui mord très fort, sur le mode du nationalisme pour les pauvres et du libéralisme pour les riches, comme par exemple chez Sarkozy ou Cameron, ou ce genre de créatures (rires). Je crois donc que la résistance à entendre le genre d’analyses en faveur desquelles je plaide, c’est la résistance de l’idéologie néo-libérale. Les gens sont persuadés qu’ils sont atteints de maux identitaires, alors qu’ils ont des maladies sociales.

 

Le débat sur le développement d’un islam dit « modéré » a resurgi ces derniers jours. Ce débat vous semble-t-il être un résidu post-colonial européen? Comment pouvons-nous penser le rapport de l’Europe au Moyen-Orient dans toute sa diversité et sa richesse sans retomber dans des essentialismes culturels que vous dénoncez par ailleurs avec vigueur depuis plusieurs années, notamment dans votre ouvrage L’illusion identitaire?

JFB: Pour moi, une bonne réponse, c’est la sociologie historique du politique, qui est donc une méthode qui procède à la fois de Marx, de Weber, de Foucault et d’autres. Il s’agit de comprendre l’historicité des sociétés, ce qui permet déjà de sortir des oppositions binaires du type Occident-Orient, qui est effectivement un pur produit de l’orientalisme impérial. Mais aussi de cette opposition Colonisé-Colonisateur.

S’agissant du débat sur l’islam modéré, est-il « post-colonial » ou quoi que ce soit d’autre? Je pense que ce débat est surtout très stupide. D’abord, ça m’amuse toujours beaucoup de voir des présidents d’une République laïque décerner des certificats d’« islam modéré ». Je ne vois pas en quoi ça les regarde. Ensuite, que ce soit l’islam ou le christianisme, tout est affaire d’énonciation et on peut avoir, suivant les circonstances, une version radicale ou modérée. Mais « modéré » ou « radical » pour qui? On est persuadé que l’Occident est très « modéré », par définition, car évidemment, nous sommes le foyer de la civilisation (rires). Mais je pense que les mariages afghans qui reçoivent un drone sur la tête, les victimes de bombardements occidentaux ou israéliens, etc., n’ont pas cette idée. Le « radical », c’est donc l’Autre. Et le « modéré », c’est celui qui est le plus proche de soi. Ce sont bien des notions normatives qui, à mon avis, sont plus trompeuses qu’autre chose.

Je crois que la vraie question, c’est celle de l’historicité des sociétés, et ce souci de les analyser en termes politiques ou en termes d’économie politique, sans sombrer dans une espèce de distinction un peu oiseuse de type culturaliste ou civilisationnel.

Comment définirais-je la zone du Moyen-Orient/Afrique du Nord? J’apporterais ici une réponse en termes de sociologie historique du politique : ce qui la réunit, c’est le sang. En réalité, toute cette zone procède du passage d’un monde impérial à un monde d’États-nations. L’idéologie et la définition de la citoyenneté de l’État-nation est ethno-confessionnelle. Et son ingénierie de base, c’est la purification ethnique. Donc vous avez la version « hard »: les Arméniens. Vous avez la version intermédiaire: l’échange de populations. Puis vous avez la version « soft »: l’assimilation culturelle. Mais en définitive, on demeure dans une logique de purification ethnique, plus ou moins musclée.

De cette manière, vous dépassez totalement la distinction Orient-Occident parce que vous retrouvez cette logique dans l’Empire soviétique, l’Empire russe, dans les Balkans, en Turquie, en Grèce, en Israël, mais aussi d’une certaine manière, pourquoi pas, en Palestine, car il y a aussi chez les Palestiniens, au Hamas, une définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté. Vous avez par exemple beaucoup de Palestiniens qui sont chrétiens. Est-ce que les Palestiniens chrétiens sont très à l’aise avec le Hamas? Ce n’est pas évident. Enfin, évidemment, Daesh est une pure expression de cette logique.

Par ce raisonnement, vous dépassez le clivage Orient-Occident, Christianisme-Islam, mais vous dépassez aussi d’autres clivages très intéressants. Vous voyez par exemple qu’il n’y a pas que les musulmans ou les Africains qui ont été colonisés. Vous avez des colonies internes à l’Europe. L’Italie en 1911 annexe les îles du Dodécanèse et les transforme en colonies, au sens strict du terme, jusqu’en 1947. Chypre était une colonie également, anglaise celle-ci. Ce qui est particulièrement fascinant ici, c’est de voir que la production d’ethnicité, qui a été un mode de transaction entre les colonisés et l’État-colonial, vous la retrouvez dans la Chypre coloniale des Britanniques, lesquels ont ethnicisé, de manière très instrumentale souvent, les Grecs et les Turcs. Ainsi, d’une certaine manière, le conflit chypriote est un conflit « post-colonial » (si vous tenez absolument à ce qualificatif), avec deux tribus, les Grecs et les Turcs. Et cela est très intéressant parce que vous sortez alors totalement de la logique orientaliste. Vous déracialisez, si je puis dire, la question coloniale, alors même que le racialisme a été une des grandes idéologies du colonialisme. Vous déplacez les lignes de l’analyse.

 

Dans son dernier article, un de vos collègues, le Professeur Mohamedou, éminent spécialiste du terrorisme transnational (avec lequel Jet d’Encre s’est récemment entretenu), écrit que « le monde s’est engouffré dans un « remake » du 11 septembre ». Plus particulièrement, il regrette que la partition de la Guerre Globale contre la Terreur (« Global War on Terror ») composée par les Néo-conservateurs de l’administration Bush soit rejouée au lendemain des attentats de Paris par les décideurs politiques français. À bien des égards, déplore le Professeur Mohamedou, les dirigeants français reproduisent dans leur réponse aux attaques les schémas de pensée manichéens et les politiques sécuritaires qui ont mené aux cuisants échecs de la lutte globale contre le terrorisme après le 11 septembre. Partagez-vous cette analyse? Si tel est le cas, pourquoi n’apprenons-nous pas, selon vous, de ces erreurs passées?

JFB: Il y a tout de même une grosse nuance, c’est que depuis le début – y compris sur la question du Mali –, François Hollande évite absolument de poser le problème en termes d’islam. La prudence sémantique d’Hollande est tout de même très différente de la réaction Bush qui parle immédiatement de croisade sans se rendre compte de la résonance que ce terme peut prendre dans les pays musulmans.

En revanche, il y a deux points très préoccupants. Il s’agit premièrement de l’usage du terme de guerre qui pose problème parce que l’on a du mal à déterminer ce que cela veut dire exactement. Est-ce que c’est la guerre parce que des armes de guerre ont été utilisées? Et dans ce cas, notons que la plupart des braquages se font avec des armes de guerre. Est-ce que les camions de la compagnie BRINKS sont pris dans la guerre parce qu’ils sont régulièrement attaqués au lance-roquettes par des gangsters? Est-ce que c’est la Kalachnikov qui fait la guerre? Généralement, on nous déclare la guerre, mais là on n’a pas de déclaration de guerre. Est-ce que ce terme est vraiment utile pour qualifier les actes?

Non, ce que je vois ce sont des assassinats. On pourrait presque dire que ce sont des assassinats de masse. Mais je ne vois pas l’intérêt d’énoncer cette tuerie en termes de guerre. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’une secte, qui massacre ou qui s’auto-massacre à hauteur de cent ou de deux cents personnes, on ne va pas parler de guerre. C’est pourquoi je crois que le terme de guerre est une très grosse imprudence, en ce sens qu’il accorde à ces gens-là une importance qu’ils n’ont pas. Si on commence à mettre sur le même plan un État comme la République française et une bande de crétins assassins, je pense qu’on commet une lourde erreur.

Pourquoi cette erreur? Peut-être parce que quelques-uns des plus proches conseillers d’Hollande ont été des diplomates français qui se sont montrés très sensibles aux thèses néo-conservatrices américaines, notamment dans le contexte de l’affaire iranienne. J’en sais quelque chose parce que je me suis moi-même confronté directement à eux sur l’Iran. J’ai toujours pensé que nous avions une politique avec l’Iran qui, d’une part, était contradictoire avec nos intérêts bien compris et dont, d’autre part, nous n’avions pas les moyens. Ce n’est pas la peine d’engager des batailles que l’on n’a pas les moyens de gagner. Il faudrait s’interroger sur l’espèce d’appropriation ou d’intériorisation de la démarche néo-conservatrice de la part de l’appareil diplomatique et politique français.

Il y a une deuxième réponse qui a été apportée, laquelle est à mon sens une réponse catastrophique. Il s’agit de la réponse en termes d’état d’urgence. Là aussi, je crois que nous avons déjà beaucoup de dispositions, y compris des dispositions anti-terroristes, qui autorisent des perquisitions, éventuellement en urgence mais sous contrôle judiciaire. Et le fait de lever le contrôle judiciaire aboutit immédiatement à des abus. Depuis la proclamation de l’état d’urgence, on a déjà eu beaucoup de témoignages d’abus des forces de l’ordre. Ces interventions sont complètement dysfonctionnelles et, à mon avis, vont produire de la rage, de la colère et éventuellement de l’action violente plutôt que de résoudre les problèmes. Et c’est extrêmement dangereux parce que la démocratie française, tout comme la démocratie américaine, perd son âme. Au fond, c’est une très grosse défaite par rapport aux attaques dont nous sommes l’objet.

Personnellement, je pense que nous devons répondre d’abord sur le plan politique et social, y compris en termes de libertés publiques, en disant: « vous voulez remettre en cause nos libertés publiques ? Eh bien, on vous en remet une dose ! ». Il faudrait avoir plutôt une réponse progressiste. C’est peut-être très bien de retourner dans les bars ou de retourner dans les concerts, mais je pense que c’est très bien aussi de radicaliser un peu notre démocratie. Et là, on voit qu’on est complètement à contre-pied.

D’abord et avant tout, cette réponse sécuritaire est dysfonctionnelle parce qu’elle nous épargne une réponse sur le social. Il y aurait pourtant une vraie réponse à apporter sur le plan social, notamment à la menace des djihadistes de l’intérieur. Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles la société française a produit ce genre de gens. Le tout-sécuritaire nous empêche de répondre sur le vrai terrain: social et politique. Et puis, c’est une réponse dysfonctionnelle parce que cette mise en fiche, cette mise en surveillance systématique de la population, d’une part n’a guère d’utilité et, d’autre part, nous empêche de faire autre chose.

Elle n’a pas d’utilité car tous ces gens étaient mis en fiche et ça ne les a absolument pas empêchés de nous dézinguer. Aujourd’hui, il faudrait investir massivement dans le renseignement humain. Et c’est précisément ce qu’a démantelé Nicolas Sarkozy. Ce dernier a démantelé ou affaibli la police de proximité, à savoir essentiellement les renseignements généraux et la gendarmerie. Le coût en termes de renseignement a été énorme, comme l’attestent l’impuissance des services français après janvier, et leur désarroi après le 13 novembre.

Il faut absolument reconstituer cette police de proximité et ce renseignement humain, avec des policiers qui sont capables de travailler sur Internet et de parler arabe, de traîner, de comprendre ce qu’il se passe, et qui sont suffisamment présents dans des villes comme Istanbul ou Gaziantep pour essayer d’entendre ce qu’il faut entendre. Et ça, à mon avis, c’est la seule vraie réponse. Or, nous assistons au renforcement d’un État policier dans lequel nous sommes entrés depuis au moins 2001.

 

Sur les réseaux sociaux et ailleurs, deux « écoles » semblent s’affronter sur le terrain de la posture compassionnelle à adopter vis-à-vis des attentats de Paris. De manière schématique, alors que certains réagissent avec une intense émotion et n’hésitent pas à témoigner leur solidarité en rhabillant leur photo de profil Facebook aux couleurs de la France, d’autres s’indignent de cette compassion sélective et rappellent que ce type d’événements tragiques frappe régulièrement d’autres coins de la planète, sans pour autant que l’opinion occidentale s’en soucie. D’un point de vue helvétique par exemple, comprenez-vous que beaucoup se sentent davantage touchés par des événements ayant lieu à Paris ou Boston, plutôt qu’à Beyrouth ou Garissa? La proximité des référents « culturels » (avec tous les guillemets d’usage) ne justifie-t-elle pas après tout cette indignation à deux niveaux?

JFB: Le sens de l’universalité est toujours à géométrie variable. C’est le cas des Européens de l’Ouest, mais il faut reconnaître que les Turcs ont sans doute une hyper-sensibilité sur la question palestinienne, qui s’explique – peut-être mais je dis bien peut-être – par l’appartenance à l’oumma, des croyants musulmans, et aussi par une proximité géographique et d’ordre historique. La Palestine est une ancienne province ottomane. La Palestine ne représente pas la même chose pour des Turcs que pour des Français.

Vous avez des effets de proximité de ce genre qui, à mon avis, tiennent plus à des effets de proximité historique qu’à des effets de proximité, par exemple, religieuse. Et ça, on l’a bien vu en France sur la Bosnie. L’opinion française était pro-bosniaque, alors que les Bosniaques sont musulmans. Il y avait peut-être des faiblesses coupables d’une partie de l’appareil diplomatique et de Mitterrand à l’égard des Serbes, pour des raisons là aussi historiques. Mais l’opinion française était largement pro-bosniaque parce que les Bosniaques apparaissaient comme les victimes, il y avait le mythe de Sarajevo, etc. Les gens se fichaient complètement qu’ils soient musulmans ou non. Autre exemple: lorsqu’il y a eu le grand exode d’Albanais, la plupart musulmans, un mouvement de solidarité absolument incroyable et complètement spontané s’est mis en place en France, où les gens ont débarqué dans les centres de la Croix-Rouge avec des quantités telles de dons qu’au bout de vingt-quatre heures la Croix-Rouge a dû demander d’arrêter car elle n’arrivait plus à gérer. Et à aucun moment les gens ne se sont posé la question de l’islam.

Il est toutefois évident qu’il y a un phénomène d’identification. Pour des Parisiens, Le Carillon, Le Petit Cambodge, etc., c’est effectivement très impressionnant parce qu’il s’agit de la rue d’à côté et on peut tous avoir des amis ou des enfants qui sont dans ces lieux. Pour les enseignants et les étudiants de la seule Université Paris I Panthéon Sorbonne, ce sont quatre morts. Donc là, il y a effectivement une émotion qui s’explique aisément.

Mais il est vrai que la réalité est cruelle: il existe un deux poids, deux mesures. C’est la raison pour laquelle j’ai soulevé d’emblée la question qui fâche dans ma tribune, à savoir la question palestinienne. Je crois que dans le « monde musulman » ou, en tout cas, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, il y a une exaspération et une rancœur à l’encontre de l’Occident dont on a complètement sous-estimé les effets. Les Européens sont extrêmement myopes par rapport à ça.

Mais ce sont des questions compliquées parce que l’émotion est un sentiment particulièrement volatil. Et ce serait très injuste de dire, comme on l’entend souvent dire au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, que les Européens ne se préoccupent que de leurs morts. Je crois que c’est plus compliqué, même si on sait bien effectivement qu’un mort africain ou un mort moyen-oriental pèse moins qu’un mort européen. C’est clair. Notons également qu’il y a toute la responsabilité de la construction médiatique.

L’analyse des émotions est complexe. Il y a bien une distorsion, une inégalité. Mais il ne faut pas la réifier, et elle n’est pas le monopole de l’Occident. À titre d’exemple, les Nigériens qui ont incendié les églises après l’attentat contre Charlie Hebdo n’ont pas fait preuve d’une très grande compassion envers l’équipe rédactionnelle de Charlie Hebdo. Et je crois qu’on peut avoir des explications autres que celles de dire que les musulmans ne s’intéressent qu’aux morts musulmans et n’ont rien à faire des « mécréants ». Ce serait très injuste à l’égard de cette foule nigérienne, même si en l’occurrence elle n’a pas été très sympathique, ni très avisée.

La question est donc pertinente. Mais la réponse est compliquée parce que les mêmes opinions qui, à un moment donné, vont effectivement être très injustes dans la répartition de leurs émotions pourront, à d’autres moments, prendre complètement à contre-pied cette explication du deux poids, deux mesures et montrer qu’elles adhèrent véritablement à ce qui peut se passer ailleurs.

 

Pour reprendre votre tribune dans Libération, n’est-il pas exagéré d’affirmer que parce que « nous avons les dirigeants que nous élisons, et les médias que nous achetons, […] nous sommes responsables de ce qui nous arrive »? En effet, cette affirmation peut apparaître doublement problématique. Premièrement, elle semble surestimer l’importance des questions de politique étrangère lors d’élections nationales qui portent avant tout sur des préoccupations d’ordre interne comme l’économie et le social. Deuxièmement, en attribuant la responsabilité directe des attentats aux citoyens français, on pourrait vous reprocher de justifier, indirectement, le discours et la démarche des terroristes qui visent tous les « croisés », sans distinguer entre dirigeants et citoyens.

JFB: Je pense que la seconde accusation ne tient pas vraiment puisque, si vous lisez la fin de l’article, les choses sont assez claires : je les traite de crétins, assassins, etc. Je pense qu’on ne peut pas tellement me faire ce procès.

Sur le premier point, la notion de responsabilité est elle aussi complexe. D’abord, il ne s’agit pas simplement de politique étrangère; il s’agit quand même aussi de la politique sur l’immigration. Et l’opinion publique a pris pour argent comptant ou a même porté un certain nombre de discours et des politiques anti-migratoires qui sont parfaitement contestables, et aussi contestables que stupides. On ne peut pas affirmer que l’opinion publique ait fait preuve d’un grand sens du discernement, et je vous concède d’ailleurs que la classe politique elle-même n’a pas aidé l’opinion publique à être éclairée.

Je pense donc qu’il y a une responsabilité très largement partagée, dans la mesure où la question migratoire est au cœur du débat public français depuis trente ans. Je veux bien vous concéder que les gens ne votent pas en fonction des considérations de politique étrangère, notamment en France où il y a une logique assez légitimiste sur ces questions. Toutefois, la définition ethno-confessionnelle de la citoyenneté en France et l’immigration sont des sujets qui sont au cœur du débat public et au-delà même du raisonnable depuis trente ans.

Pour en revenir à la notion de responsabilité, prenons un exemple. Si vous écrasez quelqu’un ou si vous avez un accident lorsque vous conduisez, vous êtes responsable. Il faut donc dissocier intentionnalité et responsabilité. Comme vous l’aurez sans doute compris, l’article était une sorte d’électrochoc. C’est un peu facile de toujours externaliser la responsabilité, bien que les premiers responsables – parce qu’il y a une intentionnalité – sont il est vrai les commanditaires et les tueurs. Dans ce cas, il ne s’agit même plus de responsabilité mais de culpabilité. Vous avez des gens qui sont des assassins. Il ne s’agit pas de relativiser leur acte en essayant de trouver des circonstances atténuantes; je pense que rien ne peut justifier, pas même les pires crapuleries de l’Occident, le massacre de gens qui sont, d’une certaine manière, non-responsables. Le même qui peut être responsable en tant qu’électeur, ou en tant que lecteur, ne peut pas être tenu pour responsable au point d’être tué parce que c’est lui qui, en tant qu’électeur ou en tant que personne solidaire d’un corps électoral, a choisi des dirigeants menant une politique étrangère désastreuse.

Je crois qu’il est important, et je crois que c’est le rôle du chercheur en tant qu’intellectuel spécifique, de dire : « ayons quand même la lucidité de poser la question de nos propres responsabilités ». Je ne dis pas que ce sont des responsabilités exclusives, je ne dis pas que c’est de nature à relativiser les actes, mais se contenter de dire « Ouuh les barbares ! » n’est pas suffisant. Et je pense que cette tragédie doit déclencher chez nous un examen de conscience.

Il y a deux questions : comment en sommes-nous arrivés là? Et pourquoi sommes-nous si démunis par rapport à ces sujets? Et là, nous sommes en train de payer, en quelque sorte, le fait d’avoir grillé les cartes turque et iranienne. Il y a une vraie responsabilité puisque vous avez tout de même des chercheurs – dont moi-même – qui disaient depuis longtemps : « Attention. Il y a deux États, deux vrais États qui sont des môles de raison étatique dans la région. C’est la Turquie et c’est l’Iran. Et il faut jouer ces cartes parce que ce sont des éléments de rationalisation du jeu ». Comme nous ne l’avons pas fait, je crois que nous avons aujourd’hui une responsabilité. Mais c’est peut-être une responsabilité au sens de l’assurance automobile (rires). Si vous conduisez en ayant bu ou si vous conduisez très vite, votre intention n’est pas de tuer, mais vous êtes quand même mis dans une situation où vous avez une part de responsabilité parce que vous n’avez pas eu la conduite aussi sagace ou aussi prudente qu’il eût été souhaitable.

Depuis quelques années, on fait de la diplomatie et de la politique étrangère sous l’emprise du mauvais alcool des néo-conservateurs (rires) et on en voit le résultat. Daesh est rappelons-le un pur produit de l’intervention américaine en 2003. Et il y a toute une série de choses qu’on a faites et d’autres qu’on n’a pas faites qui expliquent qu’aujourd’hui on est, d’une part, dans cette situation de chaos organisé et, d’autre part, très handicapés pour apporter une réponse politique rapide et cohérente. Tout d’un coup, on découvre que la Turquie est importante. Évidemment… Il aurait peut-être fallu s’en aviser avant.

Je dois dire que l’exercice de prostitution de Mme Merkel auprès d’Erdogan dans la crise des réfugiés, c’est un peu « too much » pour moi (rires). La même qui a dit « vous n’avez rien à faire dans l’Europe » qui vient se frotter aux jambes d’Erdogan au pire moment, c’est-à-dire au moment où celui-ci est en train de magouiller les élections, en disant « Ooh, on va rouvrir un ou deux chapitres des négociations », c’est assez obscène (rires).

 

Parlons des implications géopolitiques de ces attentats. Dans votre article, vous évoquez de nombreux défis auxquels la politique étrangère française doit faire face, dont notamment la question palestinienne, les liens douteux avec les pétromonarchies conservatrices du Golfe, ou encore les relations avec la Turquie et l’Iran. Pensez-vous que la France ajustera sa politique étrangère dans les mois à venir? Comment pourrait-elle apporter une réponse commune à cette imbrication complexe d’enjeux?

JFB: Il y a une piste commune géniale qui est en train de s’esquisser: l’alliance avec Poutine. On en connaît le prix. C’est la reconnaissance de l’annexion de la Crimée. Et cela renvoie à une autre erreur absolument énorme que l’on a faite avec la Géorgie. Laisser Poutine mettre la main sur la Géorgie, c’était évidemment le feu vert pour l’Ukraine et, demain, pour les pays baltes. Par ailleurs, créer une grande coalition de croisés qui va bombarder le « Daeshland », c’est la meilleure manière de dire: « crevez sales musulmans ! ». C’est hallucinant. Il faut tout de même avoir en tête la violence à l’encontre des musulmans de l’Église orthodoxe de Russie. Je ne sais pas très bien ce qu’il faut faire, mais en tout cas, s’il y avait une chose à ne pas faire, c’était effectivement s’allier avec Poutine. D’ailleurs, le seul fait que Poutine, la bouche en coeur, vienne dire à sa marine « accueillez le Charles de Gaulle comme un allié »… Il y a quand même des baisers qui tuent (rires).

Il existe une réponse qui consisterait naturellement à chasser impitoyablement les djihadistes à l’intérieur de nos frontières. Mais avec sagacité. Je ne suis pas certain qu’entrer en guerre contre Daesh soit la bonne réponse, dans la mesure où ça solidifiera Daesh, en créant une base sociale. Cela convaincra d’autres djihadistes, éventuellement européens, d’aller combattre aux côtés de Daesh, le « môle de résistance » contre l’impérialisme occidental.

Vous avez une autre stratégie qui consisterait à laisser Daesh s’empêtrer dans ses propres contradictions. C’est un peu ce que recommande Olivier Roy si je l’ai bien lu. Personnellement, je vois déjà une contradiction entre les tendances syrienne et irakienne. Donc laissons ces gens ensemble! Relâchons la pression sur eux, et laissons-les régler leurs problèmes! On peut miser sur la propension de ces mouvements djihadistes à s’entre-déchirer. Il suffit de voir ce qu’il se passe dans le Sahel. Ils en sont déjà à plusieurs boutiques.

Un autre argument du même ordre, avancé par Olivier Roy, c’est de dire que les problèmes de Daesh vont commencer lorsque les djihadistes étrangers vont s’intéresser aux belles jeunes filles du coin, chose que l’ordre tribal ne va pas du tout aimer. Le type qui sort du 93 et qui commence à jouer de la mandoline à la bergère d’une tribu quelconque du coin, ça va mal se passer. Pour le dire plus sérieusement, on peut douter que l’ordre tribal soit soluble dans le mouvement armé et dans la logique baassiste de Daesh. Je pense ainsi qu’il vaudrait mieux les laisser se dépatouiller avec ça et ne pas s’engager dans ce combat.

 

Pour le futur, quelles leçons pouvons-nous tirer du constat accablant que vous dressez? Comment peut-on s’extraire de la spirale que vous décrivez à travers des mesures concrètes et quels pourraient être les obstacles sur le chemin de l’application de telles mesures?

JFB: Je pense que j’ai déjà esquissé quelques pistes.

Sur le plan sécuritaire, il s’agit de privilégier le renseignement humain et la police de proximité. Je pense qu’il faut apporter une réponse sociale à la crise qu’a engendrée le néo-libéralisme, notamment en ce qui concerne l’aggravation des inégalités sociales dues au fait que la pauvreté augmente en Europe. Cette montée de la pauvreté nourrit deux ennemis complémentaires et les deux sont aussi toxiques l’un que l’autre: d’un côté l’extrême droite identitaire et d’un autre côté le djihadisme. Il faut absolument casser cette logique.

Le danger le plus immédiat, c’est évidemment Daesh. Mais il existe un danger qui est encore plus grand à mon avis, même s’il est moins évident, c’est l’Orbanisation de l’Europe. Et on y est. Personne ne songe à exclure la Hongrie de l’Union européenne. Maintenant, c’est au tour de la Pologne d’être atteinte par cette Orbanisation et on voit bien que des gens comme Sarkozy – sans même parler de Mme Le Pen – sont tout à fait dans cette logique. Il faut à tout prix briser ces définitions ethno-confessionnelles de la citoyenneté qui non seulement ravagent le Moyen-Orient, mais sont aussi en train de défigurer aujourd’hui l’Europe. C’est une priorité!

Je crois aussi qu’il faut restituer dans le débat public quelques repères qui vont vous paraître comme niaisement humanistes. Prenez la question des réfugiés. C’est une question que nous avons très largement provoquée nous-mêmes, notamment par la guerre de Libye et par la guerre d’Irak en 2003, et ensuite par notre inaction avant l’éclatement de la guerre civile de Syrie, quand Assad réprimait sauvagement des manifestations pacifiques, ou au début de celle-ci, lorsque nous n’avons pas armé l’opposition non djihadiste… Ce n’est pas une situation dans laquelle nous n’avons aucune responsabilité. Cette question des réfugiés, c’est une question qui devrait être automatique pour nous. Nous avons signé des traités internationaux et nous avons un devoir légal de prendre en charge, sur le mode de l’asile politique, ces réfugiés.

Et si l’opinion publique ne le comprend pas, il faut lui rappeler que les réfugiés, c’est nous! Pendant toute la Seconde Guerre mondiale et au-delà de la Seconde Guerre mondiale, les Européens ont été un peuple de réfugiés qui fuyaient les combats ou les opérations de purification ethnique. Et s’il y a une telle empathie de la société allemande à l’égard des réfugiés – alors même qu’on ne peut pas la soupçonner d’une très grande empathie à l’égard de l’islam –, c’est que les Allemands savent ce que c’est que d’être réfugié. Les Allemands ont été expulsés par milliers, par millions, dans des conditions épouvantables entre 1945 et 1947, y compris par le très démocrate Bénès, en Tchécoslovaquie. Il y a eu une opération massive de purification ethnique au détriment des Allemands. Et les Allemands d’aujourd’hui l’ont vécue soit directement, soit par leurs parents ou leurs grands-parents.

Ainsi, je crois qu’il faut aussi rappeler aux peuples européens qu’ils ont été des peuples de réfugiés et qu’ils ont été des peuples de migrants. Vous imaginez si les États-Unis avaient accueilli les Européens au XIXe siècle comme nous accueillons les Africains et les Moyen-orientaux? Il faut tout de même avoir une certaine mémoire historique.

Je trouve que les classes politiques européennes sont en dessous de tout à ce sujet. Je n’aime pas le terme de compassion mais il n’y a pas une exigence de vérité historique à cet égard et aucun homme politique n’a un discours fort là-dessus. Et cela est très préoccupant. Certes, les opinions peuvent être xénophobes, voire racistes, mais elles sont aussi autre chose. Je pense que Thomas Bernhard, par exemple, n’aurait pas reconnu l’Autriche. Quand les Autrichiens ont pris leurs voitures pour aller repêcher des réfugiés paumés sur les autoroutes hongroises, c’était quand même un mouvement d’auto-mobilisation, de mobilisation spontanée tout à fait surprenante de la part d’une société aussi conservatrice que la société autrichienne…

Je crois que les opinions sont « moins pires » qu’on ne peut l’imaginer. Et au fond, il y a un vrai potentiel d’ouverture et de générosité dans les sociétés européennes. Encore faut-il le cultiver. Pour l’instant, on n’a, fort malheureusement, que d’excellents cultivateurs de la peur, de la haine, du rejet de l’autre et il manque une espèce de parole forte un peu visionnaire. La classe politique est complètement sous-dimensionnée. Il suffit de comparer les discours de Sarkozy ou d’Hollande avec ceux soit de Mitterrand, soit de de Gaulle, et les discours de Cameron avec ceux de Churchill, pour voir qu’on n’est pas dans la même poule (rires).

Jean-François Bayart, lors d'une rencontre organisée par l'Institut du monde arabe.

Jean-François Bayart, lors d’une rencontre organisée par l’Institut du monde arabe.

 


ENGLISH TRANSLATION

After a moving and emotional response to the terrorist attacks in Paris on 13 November, time has come for reflection. The recent political violence in France and elsewhere raises big questions and asks for no other than big answers. To address these fundamental challenges, we met with Jean-François Bayart, a renowned Africanist who wrote extensively on the linkages between religion and politics. Connecting a wealth of topics such as French and European foreign policy, the debate on “moderate Islam”, the neoliberalisation of our societies, but also the issue of migration and security policy, Professor Bayart proposes an in-depth reading of the situation. Understanding any of these challenges, he argues, necessarily starts with historically rooting them in the long term.

On November 15, you published a vociferous article in the French newspaper Libération, entitled « The Return of the Boomerang ». You rooted the tragic events of 13th of November in their long-term context and you denounced the repeated errors committed by French and European leaders, which arguably created favourable conditions for such violent expressions of radicalism. It is fair to say, at least in Switzerland, that such academic activism on “hot” topics is rare. What motivates your commitment? And in your view, what is the public role of academics?

Jean-François Bayart: There is a tradition of the committed intellectual in France. I don’t recognise myself in that tradition at all,  because the essence of this committed intelletual is to talk about everything and nothing, especially things he or she doesn’t know about. There is a lot of moralistic and insufferable prattle. I do however recognise myself in another intellectual tradition inspired by Michel Foucault – I am a devoted reader and user of his ideas. This is the notion of the specific intellectual.

There are topics on which I have worked fairly extensively and on which I intervene as a specific intellectual without hesitation, that is to say based on my own research and on what I believe to be my strengths and weaknesses. As they say, « in the kingdom of the blind, the one-eyed man is king!” I’m often the blind man on duty – I don’t claim to actually see well (laughs). But indeed under these circumstances, I intervene in the debate.

Obviously, I intervene with a normative impetus – like everyone else. This is inevitable because I have a certain conception of citizenship, which is influenced by my work as an academic. It’s not just my impulsions that drive me. Based on what I believe secularism to be all about, for example, I will reflect on certain pressing issues. But then there is still a lot of work of reflection beforehand.

If I feel qualified, I will therefore intervene in public debate. Everyone does so in their own way, of course. I tend to be ironic and quite caustic. I’m going all in (laughs). In the light of the Paris attacks, I moderated myself because of the particular circumstances. Yet I’ve written extremely violent texts in my lifetime. I fully assume political responsbility for these writings – indeed, I see these articles in political terms.

Our role as researchers is to prevent others from going around in circles – we need to be the the ones talking about the nasty things. We need to try to provide the best possible picture, even if it’s disturbing. This is what I’ve tried to do with my article. And quite evidently and as usually, I put the finger where it hurts, since some people don’t like the piece at all, and others like it (laughs). I said out loud what many people were thinking for themselves, but were not necessarily in a position to say or write.

Recent events have confirmed that a “feel good” approach is not necessarily useful for good analysis. And I must say that nine out of ten of the articles about the attacks that I’ve read, including some of my colleagues, were simply boring. Of course, tears had to be shed, but what’s scary is the backlash by some. Completely normative labels such as “barbaric” and false analogies like “nazis” were thrown around. In my view, none of this is helpful in understanding the problem at hand.

 

You have long argued that the neoliberal economic system matters in explaining youth radicalisation, extremist ideology or other violent acts. Many observers denounce this position as “relativist”. Why are we witnessing such strong opposition to the a socio-economic analysis of radicalisation? How can “neoliberalisation” help explain events like those of Paris?

JFB: I would not like to champion an economicist stance that establishes a causal link between neoliberalism and terrorism or jihadism. But I’ve read Marx extensively and haven’t forgotten him (laughs). I’m entirely comfortable with Marxist thought – or Marxian thought, at least. In more contemporary Marxist thought, the writings of E.P. Thompson are extremely important. Thompson unearths the tensions within classic Marxist analysis through a processual approach: social class is an event, not an essence. Instead of a static view of social classes, Thompson was interested in the formation of the working class, and he underlines the dimension of cultural action that makes a social class into a cultural community.

Then again, we can also use Max Weber or Michel Foucault to understand this phenomenon; I absolutely don’t have an economicist vision of Islam or jihadism. I simply think that political phenomena and cultural movements, as in this case Islam or jihadism, cannot be separated from broader political and economic processes.

Islam, for example, only exists in its relation with the political on the one hand, especially with state formation, and on the other hand, in relation with the economy and the market in particular. As I always say, « Islam does not exist », that is to say, it exists only through a situation and through those that carry it, who are – in the sense of Max Weber, the « Träger » (carriers) of Islam – that are naturally caught up in specific historical situations. If we take the example of Da’esh, I doubt that the murderers of Paris have the same conception of jihad as their sponsors or the Ba’athist officers that ended up in this new califate. So the Islam of some is not necessarily the Islam of others, even if they are more or less in the same movement or organisation.

To return more concretely to the attacks, I think that the Islamic dimension is absolutely secondary, also regarding Da’esh. I believe Da’esh is quite evidently the resurgence of the Iraqi Ba’ath. The marriage of secular Ba’athism and Islam is much less counterintuitive than one could think. All so-called secular dictatorships, starting with the Algerian military regime, Egypt and Turkey (after the coup d’etat of 1980) used Islam to legitimise themselves and to overcome leftist and/or pro-democracy movements. Saddam Hussein was no exception, particularly after his defeat in Kuwait in the 1990s. So today Da’esh is a comeback of Iraqi Sunnis. It was strengthened when a significant part of defectors from Assad’s security apparatus Assad joined Da’esh. A major question is how the Syrian and Iraqi Ba’athists will coexist, given that they historically were feuding brothers. Will Da’esh manage to overcome this Syrian-Iraqi antagonism, or will we rather see yet another primacy of the nation-state instead of a more or less imaginary Ummah? There is an important historical dimension to this question.

And if we look at the other part of Da’esh, that is to say its European cells, these actors are very much the product of a specific historical moment of capitalism in Western societies. These perpetrators are the children of the first generation of Muslim immigrants – but of course not all European sympathisers of Da’esh have a Muslim family background; about a third of European jihadists are converts. Olivier Roy argues rightly that it is neither first, nor third generation immigrants that tend to become jihadists. Of course not all second-generation immigrants are jihadists. But we are facing a precise historical moment and a specific pool of candidates for jihadism.

Another factor to consider is that French society for three decades has been a neoliberal society with unemployment rates of 10-12%. It’s very naïve to think that such strong inequality in a certain territory will not lead to undesirable social and political consequences. In a certain way, jihadism is thus the by-product from the last three or four decades of neoliberalism in Europe – an economic system that produced growing inequality and that marginalised a growing number of people from the labour market. Jihadism is however not the automatic result of this process. The vast majority of youths in the suburbs, even if from a sociologically Muslim, are not jihadists.

But your question can also be answered differently. You mentioned the strong opposition to a socio-economic analysis of radicalisation. This is because, I believe, people are increasingly prisoners of a veritable ideology of globalisation, which I call the “national-liberalism” of culturalism. Where we have social problems, we are told these are questions of identity: either of national identity for the supporters of Front national, or of Islamic identity for the supposed Muslims. Like Molière’s doctors, we are told, « You have a disease? Well, it’s identity ». This is obviously a convenient way not to talk about unemployment, growing social inequalities and the precarisation of work.

That’s why I quite like this concept of “national-liberalism”, first of all because it’s controversial (laughs). But it still expresses something very scientific. Contrary to what is often said, the state is not a victim of globalisation, it is a product of globalisation. The concept “national-liberalism” refers to this combination, in which ideology, in its identitary reduction, assigns people to a certain ethno-confessional culture. National-liberalism is an oxymoron, but it resonates a dual process: nationalism for the poor and liberalism for the rich. Creatures like Sarkozy or Cameron espouse it perfectly (laughs). So I think that the resistance to the kind of analysis for which I plead is the resistance of neo-liberal ideology. People are convinced they are suffering from identitary ailments, when they really have a social disease.

 

The debate about a so-called “moderate Islam” has resurfaced in recent days. Is this debate a European post-colonial residue? How can we conceive of the relation of Europe to the Middle East in all its diversity without falling victim to the sort of cultural essentialisms that you have denounced for several years, especially in your book The illusion of cultural identity?

JFB: I believe a good answer to this question comes from historical political sociology, a method that builds on Marx, Weber, Foucault and others. The point is to grasp the historicity of societies to escape binary oppositions such as Occident/Orient, which is a product of imperial orientalism. Historicl sociology also allows escaping the opposition Coloniser/Colonised.

Is the debate on moderate Islam “postcolonial” or anything else? I think it’s above all a stupid debate. Coincidentally, it always amuses me to see the president of a secular republic like France award certificates of “moderate Islam”. What does it matter to them? Furthermore, whether Islam or Christianity, everything is a matter of enunciation and may, according to the circumstances, take a radical or moderate shape. And, who judges between the « moderate » and « radical »? We are convinced that the West is « moderate » by definition, because obviously, we are the cradle of civilisation (laughs). But I think the Afghan wedding parties receiving a drone on the head and the victims of Western or Israeli bombardments all wouldn’t agree with this. The « radical » is thus the Other. And the « moderate » is the one closer to home. These are thus normative notions that, in my opinion, are more deceitful than useful.

I think the real question is that of the historicity of societies and the imperative to analyse societies in political and economic terms, without sliding into a pointless fetish of culturalist or civilisational difference.

But how would I define the Middle East and North Africa, if not through religion? In historical sociological terms, the region is united in bloodshed. This whole area has seen the passage of an imperial world to a world of nation-states. Ideology and the definition of citizenship in the nation-state is ethno-confessional. And its basic operating mechanism is ethnic cleansing. We have « hard » versions like Armenia, intermediate versions involving the exchange of populations, but also the « soft » version of cultural assimilation. Ultimately, the region remains in an ethnic cleansing logic, more or less accentuated.

Thinking this way, we completely overcome the Orient/Occident distinction, because we find this logic in the Soviet Empire, the Russian Empire, the Balkans, Turkey, Greece, Israel, to some extent also Palestine, where Hamas champions an ethno-confessional definition of citizenship. Many Palestinians are Christians – are they comfortable with this approach by Hamas? Not quite. Finally, of course, Da’esh is a perfect expression of this logic.

Through this reasoning, we overcome the East/West, Christianity/Islam divide, but also other important binaries. We realise that it was not just Muslims and Africans who were colonised. There were colonies within Europe too. For example, Italy annexed the islands of Dodecansese in 1911 and transformed them into colonies, in the strict sense of that word, until 1947. Cyprus was an English colony. The production of ethnicity, which was a mode of transaction between the colonised and the colonial state, is particularly fascinating. Great Britain ethnicised the Greeks and Turks of Cyprus, often in a rather instrumental manner. To some extent, the Cyprus conflict is therefore a « post-colonial » conflict (if we insist on this term) with two tribes, the Greeks and Turks. And this is interesting because then we have completely overcome orientalist logic. We can hence deracialise the colonial question, even with racialism as one of the great ideologies of colonialism. We thus extend the level of analysis.

 

In his latest article, your colleague Professor Mohamedou, a leading expert on transnational terrorism, writes that “the world has embarked on a replay of the post-9/11 period ». More specifically, he criticises the neo-conservative tune of the “global war on terror” written during the Bush administration that is being played again by French leaders in the wake of the Paris attacks. In many ways, Mohamedou laments that French politicians reproduce through their reactions the manichean thought and securitisation-driven response that led to the utter failure of the “global war on terrorism” after 9/11. Do you agree with this analysis? If so, why don’t we learn from our past mistakes?

JFB: There is an important nuance here – from the outset, François Hollande consistently avoided to present the problem in terms of Islam – including regarding Mali. Hollande’s semantic prudence is indeed quite different from Bush’s reaction, who immediately talked of a crusade without realising the significance that the term can take in Muslim countries.

However, there are two worrying points. First, the use of the term war is problematic because it’s difficult to determine what exactly this means. Is it a war because weapons of war were used? And if that’s the case, are all armed robberies using weapons of war also wars by implication? Are armored vans that are being attacked by robbers with rocket launchers in war? Does the Kalashnikov make it a war? We are used to official declarations of war, but this is not the case here. Is the term war really useful to describe these acts?

No, what I see are assassinations. We could even speak of mass assassinations. Either way, I don’t see any point of calling this butchery a war. If a sect committed a mass suicide ritual involving a few hundred people, we wouldn’t speak of war either. That’s why I think using the word war is reckless, in that it grants an importance to those people that they do not have. If we start to put a state like the French Republic and a band of moronic assassins on the same footing, we’re committing a grave error.

Why was this error committed? Perhaps because some of the closest advisers of Hollande are French diplomats with a strong inclination towards American neo-conversativism. This was particularly striking in the case of Iran, where I personally confronted them on this issue. I always thought that our Iran policy was firstly contrary to our interests, and France did not have sufficient means to conduct such a policy on the other hand. It’s not worth entering battles without the means to win them. The issue is thus to what extent the French diplomatic and political leadership has appropriated and internalised the neoconversative paradigm.

There is also a second worrying response to the attacks to be discussed, which is the French proclamation of a state of emergency. We already have a lot of appropriate provisions, including anti-terrorism laws, which authorise searches, possibly on very short notice but always under judicial supervision. But the removal of judicial oversight immediately leads to abuse. Since the proclamation of the state of emergency, there were many complaints about abusive security forces. Such interventions are completely dysfunctional and, I think, will produce anger and eventually violent reactions. They don’t solve any problems. This is extremely dangerous – French democracy, much like American democracy, loses its very soul. Fundamentally, this is a big defeat in light of the attacks against France.

Personally, I think we need to find answers firstly at the political and social level, including in terms of liberties. We need to say: “You want to question our civil liberties? Well, here’s some more of it! » That would be a rather progressive response. It may be very nice to return to the bars and concerts, but I think it’d be great also to radicalise our democracy. And on this point, we are completely on the wrong path.

The security response is dysfunctional because it seemingly spares us a social response. But exactly here, a true response would be needed, particularly to the threat of jihadists from the inside. We have to ask ourselves why French society produced this kind of people. An exclusively  security-driven approach is a dysfunctional response also because systematic surveillance of the population is both useless and prevents us from doing anything else. It is useless because all the perpetrators were under surveillance, yet nothing stopped them from committing their heinous acts.

We have to invest heavily in human intelligence – which Nicolas Sarkozy dismantled or weakened during his presidency. He weakened neighbourhood policing, intelligence services and the gendarmerie. The loss in terms of intelligence has been enormous, as proven by the impotence of the French police after Charlie Hebdo and the 13th of November.

It is essential to reintroduce community policing and human intelligence, with officers who are able to work on the internet and that speak Arabic, be in touch with their communities, understand what is happening, and also be present in cities like Istanbul or Gaziantep to try to hear what they’re supposed to hear. And that, in my opinion, is the only real answer. Instead, we are witnessing the reinforcement of a police state ever since 2001.

 

In the aftermath of the attacks, two competing arguments could be seen on social networks and in the press. Schematically, some were overwhelmed with emotion, changed their Facebook profile picture to the French flag, while others deplored the selective compassion for Parisian victims, given there are tragic events of this nature across the globe without the West caring about them. Is it defensible to be more touched by events in Paris or Boston than in Beirut or Garissa? Does the proximity of certain “cultural” categories not justify compassion at two speeds?

JFB: Universality always has a variable geometry. This applies to Western Europeans, but also for example to Turkey, where the hyper-sensitivity towards the Palestinian question can maybe, but certainly only maybe, be explained by their joint belonging to the Ummah of believers of Islam, as well as geographic and historical proximity. Palestine used to be an Ottoman province; Turkey thinks differently about Palestine than France.

There are such effects of proximity that are much more geographically grounded than religiously. We saw this with Bosnia – French public opinion was pro-Bosnian, even though most Bosnians are Muslims. There was perhaps a problematic weakness among the diplomatic corps and Mitterrand towards the Serbs, for historical reasons. But French public opinion was largely pro-Bosnian, as the Bosnians were perceived as the main victims; consider the myth of Sarajevo. People didn’t care at all whether the Bosnians were Muslims. Another example: During the mass flight of Albanians – again majority Muslims – we saw a completely spontaneous solidarity movement in France. People flooded the Red Cross with so many contributions that within 24 hours, they had to ask people to stop bringing donations. At no point was the question of Islam raised then.

It’s clear however that there is a phenomenon of identification. For Parisians, Le Carillon, Le Petit Cambodge, etc., these are our streets, we all could have friends or kids that are in these places. The faculty and students of the Paris I Panthéon Sorbonne alone are mourning four deaths. This emotion can therefore be explained easily.

But it’s true: there are double standards. That’s why I addressed the sore point in my article right at the outset, namely the Palestinian question. I believe in the « Muslim world » or, at least, the Middle East and North Africa, there is a frustration and resentment against the West due to its Palestine policy. The effects have been completely underestimated; I think that Europeans are extremely shortsighted about this.

But these are complicated issues because such emotions are particularly volatile sentiments. It would be unfair to say, as we often hear in the Middle East or North Africa, that Europeans don’t care about African deaths. I think it’s more complicated, even though in Europe, an African or Middle-Eastern death for a fact counts less than a European death. The media’s construction and framing of these ‘facts’ is important too in this regard.

The analysis of emotions is complex. There is certainly a distortion and inequality between the European and the Other. But we shouldn’t reify this inequality, it’s not a phenomenon of the Occident only. For example, the Nigeriens that scorched churches after the Charlie Hebdo attacks certainly didn’t demonstrate a whole lot of compassion for the staff at Charlie Hebdo. This is not about Muslims caring only about Muslim deaths and not about unbelievers. There are other reasons for this. It wouldn’t be fair towards this Nigerien crowd, even if it wasn’t particularly friendly and wise.

The question is thus relevant. But the answer is complicated because the same sentiment that at one point really is injust in prioritising some suffering can at other points disprove this explanation of compassion at two speeds. This compassion can then suddenly also apply to what happens elsewhere.

 

Isn’t it exaggerated to argue, as you have in your article, that “it is us who elect our politicians and consume our media, […] we are therefore directly responsible for what happens to us”? This argument seems problematic in two ways. First, it overestimates the importance of foreign policy in national elections, where campaigns tend to focus on domestic issues like the economy and social issues. Second, by attributing direct responsibility for the attacks to French citizens, some could accuse you of indirectly justifying the manichean discourse of these terrorists that see all of the West as the home of “crusaders”, without distinguishing between politicians and citizens.

JFB: I think the second charge really does not hold. If you read the end of my article, things are pretty clear: I call the perpetrators of the Paris attacks cretins and assassins. I think one can’t really reproach this to me.

On the first point, the notion of responsbility is complicated too. First, it is not simply a matter of foreign policy; it is especially also one of immigration policy. Public opinion took for granted, and even supported, a highly debatable anti-immigration discourse and policy. We really can’t say that public opinion demonstrated a great sense of differentiation. And to make matters worse, I’ll admit that the political elites didn’t exactly help enlighten public opinion.

I think responsibility is largely shared, inasmuch as the issue of migration has been at the heart of the French public debate for thirty years already. I admit that people do not vote based on foreign policy considerations, especially in France where there is a fairly legitimist logic. However, France’s ethno-confessional conceptions of citizenship and immigration have been lively debated for at least thirty years.

Going back to the concept of responsibility, let’s consider an example. If you’re driving a car and you run over a person, you are responsible. There is a difference between intentionality and responsiblity, though. And here, the critical reception of my article shows precisely that it’s too easy always to externalise responsbility. Those mainly responsible are of course the sponsors and killers of the attacks. This is even guilt, not just responsbility. We shouldn’t relativise their acts by finding extenuating circumstances; nothing, not even the Occident’s worst villainies, can justify massacring people who are in many ways not responsible. The responsibility to have voted for someone simply does not extend to being held responsible to the point of being killed for being part of an electorate that chose a leadership with a disastrous foreign policy.

It’s precisely the role of the specific intellectual to call for a frank interrogation of our own responsibilities. I’m not suggesting that we are fully responsible, but simply to condemn the acts as “barbaric” is not enough. This tragedy has to trigger a veritable examination of conscience.

There are two questions: how did we get here? And why are we so poor at responding to these issues? In many ways, we are paying the price for not having played our cards right on Turkey and Iran. There is an explicit responsibility as many academics, including myself, cautioned long ago that two states in the region are important pillars of state reason: Turkey and Iran. These two states should have been engaged more closely to rationalise and clarify the situation. Because we didn’t play these cards right, I believe that we bear some of the responsibility. But it’s perhaps a responsibility in the sense of a car insurance (laughs). If you drive under the influence or too fast, your intention is not to kill, but you are in a situation in which you bear part of the responsibility because your driving was not prudent enough.

In recent years, we’ve done diplomacy and foreign policy under the influence of bad neo-conservative booze (laughs). The result is obvious. Da’esh is, don’t forget, a product of American intervention in Iraq in 2003. There is a whole number of things that we did, and others that we didn’t do that explain where we are today. We are facing an organised chaos, and we’re unable to provide fast and coherent political answers. All of a sudden, we discover that Turkey is important. You don’t say! Perhaps we could have thought about this beforehand.

I must say that the excercise in prostitution by Ms. Merkel with Erdogan in light of the refugee crisis, that’s really over the top for me. The same Merkel who said Turkey had no place in Europe goes to rub legs with Erdogan at the worst moment – when he’s rigging the elections. To then re-open one or two chapters of EU accession negotiations is obscene (laughs).

 

Let’s talk about the geopolitical implications of the attacks. In your article, you mention many challenges that French foreign policy has to face, for example the Palestinian question, dubious links with the conservative oil monarchies of the Gulf, or relations with Turkey and Iran. Do you think that France will adjust its foreign policy in the coming months? What would be a coherent response to this complex interweaving of issues?

JFB: A particularly astute approach is being sketched at the moment: an alliance with Putin. We know the price of it – the West’s recognition of the annexation of Crimea. Which leads us to another grave error that we committed in Georgia. To let Putin take Georgia gave the go-ahead for Ukraine, and tomorrow, the Baltic countries. More broadly, the broad coalition to bombard Da’esh is really the best way to say “die, dirty Muslims!”. It’s astonishing. Yet we also shouldn’t forget the violence of the Russian Orthodox church against Muslims. There is no easy solution, but one thing that we shouldn’t have done is to forge an alliance with Putin. By the way, the very fact that Putin, coquettishly instructs his navy to cooperate with the French aircraft carrier Charles de Gaulle… Some kisses can kill (laughs).

There is an answer that would consist in ruthlessly chasing jihadists within our borders. Ideally, that would be done smartly. But I’m not sure if entering a war with Da’esh is the right response. It solidifies Da’esh by creating a social base in its support. It would convince other jihadists, including European ones, to go fight the anti-imperial struggle on Da’esh’s side against the West.

Another strategy would be to simply let Da’esh become entangled in its own contradictions. That is the argument proposed by Olivier Roy, if I understood him rightly. I already today see contradictions between the Syrian and Iraqi branches of Da’esh. So let’s leave these people to themselves! Alleviate pressure, let them deal with their home-grown issues. We can bet on the propensity of these jihadist movements to self-destroy themselves. Just look at what is happening in the Sahel: they are highly fractionalised.

Another similar argument, advanced by Olivier Roy, is to say that the problems of Da’esh will start when the foreign jihadists will be interested in girls from the neighbourhood – something that does not bode well for a tribal order. A guy from the Parisian suburbs coming to play his mandolin to a sherperdess from a local tribe, that just screams conflict. Put more seriously, I doubt that the tribal order can be dissolved into the armed movement and the ba’athist logic of Da’esh. There is therefore no point in engaging them in a fight, it would be better to let them deal with themselves.

 

Looking at the future, what lessons can we draw from your analysis? Are there concrete measures to get out of the vicious circle that you described? What are potential obstacles along the way?

JFB: I think I have already outlined some solutions.

In security matters, we have to prioritise human intelligence and neighbourhood policing. We also have to put forward a social response to the crisis caused by neoliberalism, particularly the aggravated social inequalities brought along by higher poverty rates in Europe. This increased poverty nourishes two complementary enemies: the identitarian extreme right and jihadism. This logic needs to be broken with.

The more immediate danger is obviously Da’esh. But there is an even greater danger in my opinion, even if it’s less obvious. That’s the Orbanisation of Europe – it’s real. Of course, nobody thinks of excluding Hungary from the EU. But right now, Poland is facing such an Orbanisation, and we can see very well that people like Sarkozy (let alone Marine Le Pen) are very much espousing this logic. We must at all cost do away with these ethno-confessional definitions of citizenship. They not only ravage the Middle East, but also defigure Europe today. This is the priority!

Furthermore, I believe we have to restore some concepts of reference that will seem inanely humanist to some. Take the issue of refugees, for example. We largely provoked this problem ourselves, especially through the war in Libya and Iraq, and then through our hesitance during the Syrian civil war, when Assad savagely suppressed peaceful protests, and when we didn’t arm the non-jihadist opposition at the outset of the civil war. We cannot absolve ourselves of our responsibility. There should be an immediacy to the question of refugees! We signed international treaties and we have a legal duty to support these refugees through political asylum.

And if public opinion does not understand, we must remind it that the refugees, that’s us too! During the Second World War and later, Europeans were a people of migration, fleeing fighting and ethnic purification. The considerable empathy towards refugees in Germany certainly comes from the fact that Germans know what it means to be a refugee – particularly as we can’t say that they are particularly empathetic towards Islam. The German people was expulsed by the thousands, the millions, in appalling conditions between 1945 and 1947 by the not very democratic Beneš in Czechoslovakia. There was a massive enterprise of ethnic purification yielded against Germans. Today’s Germans either experienced this directly, or through their parents and grand-parents.

So I think we should also remind the European people that they were a people of refugees and migrants. What if the United States treated Europeans in the 19th century like we treat people from Africa and the Middle East today? We need to have this historical memory.

I think that Europe’s political leadership is behind on all of this. I don’t like the term compassion, but we lack an impetus to remind ourselves of some historical truths about refugees. No politicians have a strong discourse about this, which is very worrying. And nonetheless, while some opinions are xenophobic or even racist, there are different ones too. I don’t think Thomas Bernhard would have recognised the Austrian people’s response to the refugee crisis. When Austrians drove their cars into Hungary to pick up refugees on the highway, we saw a surprising and spontaneous self-mobilisation by a society that we usually think of as very conservative…

Public opinion is thus perhaps less problematic than one could think. There is a real potential for openness and generosity in European societies. But we have to cultivate it. For now, we unfortunately have only cultivators of fear, hatred and rejection. We lack a visionary, strong discourse. Political leadership in this regard is completely underdeveloped. Just compare the discourses of Sarkozy and Hollande with Mitterrand or de Gaulle; or the discourse of Cameron with Churchill. Very clearly, they are not playing in the same league.

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