© Chaîne YouTube d’ONPC
Amour, rarement. Haine, souvent. Clichés, toujours. La relation qu’entretiennent rap et médias est compliquée. La faute ne revient évidemment pas qu’aux médias, certains protagonistes de ce courant musical tendant parfois le bâton de leur propre supplice. Cela dit, samedi soir, le grand public a pu observer un exemple frappant de traitement médiatique injuste, voire indigne. La célèbre émission On n’est pas couché recevait en effet Nekfeu, lequel – qu’on apprécie sa musique ou non – ne correspond pas à la représentation stéréotypée du rappeur (voyou, primaire, bling-bling, etc.). Et là, hélas, alors que nous aurions pu espérer un accueil respectueux pour l’« l’idole des jeunes » (dixit Ruquier lui-même) et un débat d’idées, les téléspectateurs n’ont eu droit qu’à une avalanche de préjugés, saupoudrés d’amères sournoiseries. Morceaux choisis.
Votre rap n’est pas assez politique
Premier élément à relever: Nekfeu, l’un des plus gros vendeurs de disques du moment en France, est l’avant-dernier invité à s’asseoir sur le fauteuil. Qui plus est, sa partie est la plus courte de toutes, durant exactement 14 minutes 54, contre 19 minutes 19 pour Emilie Frèche, le second passage le plus bref de la soirée. Loin de nous l’idée de réitérer le coup de gueule – un brin maladroit – de Disiz, mais cette différence n’est pas anodine. Elle traduit avec intensité les temps d’antenne habituellement accordés au rap dans le PAF (quand on daigne le convier): moindres et tardifs.
Outre ces considérations quantitatives, qu’en est-il de l’approche adoptée par les chroniqueurs? Pire encore. Léa Salamé, passés quelques compliments sur la forme du disque, suggère que Feu manque cruellement d’engagement politique pour trouver grâce à ses yeux. Selon elle, le rap des années 1990 était beaucoup plus contestataire. On est curieux de savoir ce qu’en pense Alliance Ethnik… Et Salamé de demander: « Qu’est-ce qui vous met en colère? Qu’est-ce qui vous fait réagir? Qu’est-ce qui vous donne l’inspiration d’écrire sur la société d’aujourd’hui ou sur ce que vous ressentez? ». Le message est clair: le rap doit être engagé, doit revendiquer et combattre. Considérer cette musique de la sorte, à savoir intrinsèquement liée à des impératifs socio-politiques, est largement répandu; même au sein du mouvement, chez les irréductibles du « rap c’était mieux avant » et consorts. Cette vision est néanmoins réductrice et regrettable. D’une part en effet, il y a eu de tout temps (aussi) du rap divertissant, notamment dans les premières block parties, organisées pour permettre aux habitants des ghettos new-yorkais de s’évader le temps de quelques breakbeats. D’autre part, cette représentation enferme le rap dans un carcan et refuse de reconnaître ce dernier comme une musique à part entière, au sein de laquelle divers courants peuvent exister. Demande-t-on au rock d’aborder nécessairement certains thèmes prédéfinis pour être considéré comme tel?
Vous, rappeur, n’êtes pas assez intelligent
Plus les minutes passent, plus les deux chroniqueurs témoignent de leur dédain pour le rap. Dans sa réponse à Salamé, Nekfeu indique notamment être inspiré par le très bon Karlito et par Oxmo Puccino, dont la fine plume est reconnue au-delà des frontières rapologiques. Yann Moix intervient alors, en sinistre cynique, affirmant ironiquement: « Grand, grand poète! ». Sévèrement malmené par Michel Onfray en début d’émission, le sniper bigleux semble vouloir faire passer sa frustration sur Nekfeu, lequel répond avec calme, laissant ainsi Moix paraître encore plus petit que sa réflexion. À Salamé de prendre le relais: « Vous dites que vous avez lu Tolstoï et Céline, c’est vrai ça? ». L’artiste n’a même pas le temps de terminer sa réponse, que Moix renchérit, d’un ton suspicieux: « Quel passage vous avez préféré dans Voyage au bout de la nuit? ». Cette fois encore, le message est on ne peut plus limpide: vous, rappeur, n’êtes pas capable d’ouvrir un livre. On pense que vous n’avez pas lu Céline, c’est trop fin pour votre museau. Et d’enchaîner ensuite avec de petites bribes condescendantes, sourire au coin des lèvres. Honteux, tout simplement. Auraient-ils osé poser de telles questions – rhétoriques au possible – à une star de la chanson française1? Si Eric Zemmour était passé maître en matière de mépris à l’encontre du rap – cette « sous-culture d’analphabètes », souvenez-vous –, Yann Moix en est assurément le digne successeur.
Votre rap n’est pas assez violent
Moix ne s’arrête d’ailleurs pas en si mauvais chemin. Après les louanges de l’acteur-réalisateur Louis Garrel à l’égard de Nekfeu, le chroniqueur se voit obligé de rétablir un certain « équilibre » et entame alors un monologue ridicule. « […] le problème de votre album, c’est qu’il n’est pas plus virulent que vous en ce moment ». Du Yann Moix dans toute sa bassesse. Puis, la singerie typique des personnes extérieures au rap, qui tentent de reprendre le vocabulaire propre à cette culture, toujours avec vingt ans de retard: « J’avais été grave cool avec Emmanuel Moire, j’avais été grave grave cool avec Coeur de Pirate, j’avais été grave assez cool avec Thomas Dutronc ». Grave cool? Yo Yann Moix, t’as qué-cra ou quoi, wesh?! Zy-va, casse pas trop les yeu-kou man! Gênant, n’est-ce pas?
Arrive ensuite une énumération grotesque et interminable de métaphores et comparaisons, pour souligner avec emphase que l’album Feu n’est pas authentiquement violent à son goût. Sans expliquer pourquoi, évidemment. Cette pluie de figures de style est là pour faire écran. Car où est l’argument? Le rap est donc censé être violent, en plus d’être engagé politiquement? « J’adore le rap, mais le vôtre triche, […] il n’écorche pas vraiment les oreilles ». Pardonnez Nekfeu de faire de la musique, écoutable de surcroît. Le rappeur demande d’ailleurs à ce moment qu’on lui fournisse un exemple concret. Moix, incapable de citer quelconque ligne, poursuit avec une lourde série d’oxymores. Indigeste, à tel point que sa collègue est obligée de lui dire « on a compris! ». Le bouquet final est encore plus fâné: « Je suis la cible du rap qui râpe, et du rap qui rape. Mais du rap qui fait des câlins, en fait non. Donc je préfère démissionner de ma chronique, et vous souhaiter bonne chance pour la suite, car vous êtes très sympathique […] ». Comprenez: vous n’êtes pas un vrai rappeur pour moi, mais justement, comme vous êtes gentil, je vous souhaite tout de bon. Incohérence ou démagogie? Quand un rappeur paraît antipathique, on le blâme. Et quand il ne l’est point? On le blâme. Nekfeu tenant quand même à rappeler diplomatiquement que Moix n’est pas un expert, et que lui a la reconnaissance de ses pairs, ce qui compte le plus, ce dernier ose répliquer que sa critique se voulait pleine d’humilité… De qui se moque-t-il, sérieusement? Du haut de son statut de profane, qui est-il pour décréter que le rap de Nekfeu n’est pas un « rap qui rape », autrement dit pas un vrai rap? Sous-entendre que son interlocuteur n’a pas lu, et que ses références ne sont certainement pas de grands poètes… Si ça, c’est de l’humilité, que doit donc donner son arrogance!
De l’humilité justement, Nekfeu en a fait preuve quant à lui, et l’image qui résume bien ce contraste apparaît quand le rappeur quitte le fauteuil. Retrouvant sa place aux côtés de Moix, il vient lui faire une accolade, pour montrer qu’il ne lui en tient pas rigueur, qu’il assume son statut de mec cool justement. Son voisin, en réponse, sort les pistolets. Nekfeu, le rappeur qui tente de sortir des clichés. Moix, le chroniqueur qui n’a rien compris au rap et aimerait le confiner dans sa caricature.
(Encore) une occasion manquée…
Ce carrousel d’interventions stéréotypées est d’autant plus déplorable qu’il y avait samedi matière à engager un véritable débat de fond, sur le plan des idées et non des idées reçues, en présence d’un invité intelligent, ouvert au dialogue et réflexif vis-à-vis de sa démarche artistique. Car oui, le rap souffre bel et bien de certains travers récurrents, tels que le sexisme qui parsème nombre de lyrics et clips vidéo2. Nekfeu n’échappe (hélas) guère à cette tendance (voir notamment « Égérie »). Aussi, aurait-il été par exemple judicieux de l’interroger sur cette violence symbolique faite aux femmes, souvent réduites au rôle d’objet de désir ou de dégoût. De même, pourquoi ne pas avoir abordé la problématique soulevée cet été par Olivier Cachin, sur l’exposition médiatique privilégiée dont bénéficieraient les artistes blancs comme Nekfeu? Mais non, les chroniqueurs d’ONPC ont fait le choix de la facilité, préférant le bon mot à l’analyse, la pensée consensuelle molle à l’ouverture critique. Un tel épisode ne relève malheureusement pas de l’anecdotique, en ce sens qu’ONPC est une émission de grande audience contribuant à façonner l’opinion publique, et dans la mesure où cette manière de couvrir la mouvance rap dans les médias correspond davantage à la norme qu’à l’exception. S’il s’agit de recevoir les rappeurs dans de telles dispositions, peut-être vaudrait-il mieux ne plus les inviter…
1. Au passage, notons néanmoins que comme le revendique Youssoupha, la chanson française ne devrait pas s’octroyer le droit d’exclure le rap.
2. Cela dit, incriminer uniquement le rap pour son sexisme fait dans une certaine mesure également partie de l’éventail de reproches stéréotypés mis à disposition des médias. Non pas qu’il en soit épargné, loin de là, mais selon nous cette critique peut tout à fait être émise à l’encontre de toutes les sphères – musicales ou autres – de la société.
Constater que le rap appartient à une sous-culture, c'est faire preuve de mépris? Soit. Mais culture, sous-culture, contre-culture, culture alternative,…