Société Le 17 avril 2015

Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur

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Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur

Denis de Rougemont

À l’heure du retour sur investissement direct, de l’efficience, d’internet, et des grandes messes sur la mondialisation, au temps des spécialistes Lotus, SAP, IAM, Visual Studio & TFS, ou CRM, les sciences humaines en général, et l’histoire en particulier, semblent roupie de sansonnet.

Nombre de décideurs, dont, dernier en date, le Conseiller national UDC Adrian Amstutz, estiment en effet que de telles études ne mènent à rien, et que « les jeunes feraient mieux de suivre un apprentissage ou une filière où ils pourront trouver un travail. Qu’il y ait un vrai retour sur investissement ». L’attaque est explicite: « Nous avons bien trop de sociologues, de psychologues, d’historiens et d’étudiants en sciences sociales. Il faut que ça change. Ma proposition est d’avoir la possibilité de limiter de moitié leur admission dans les universités », remarque l’élu bernois ! A-t-il raison ? Peut-être ! Jusqu’au Plan d’Étude Romand qui, dans sa litanie des disciplines scolaires, laisse une part congrue à ces domaines jugés de plus en plus inutiles ! Il est vrai que ce faisant, il sera plus aisé de ne pas remarquer les raccourcis et les utilisations faussées du passé, telle l’allocution d’Ueli Maurer en janvier 2013 lors de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, qui oubliait le passé sombre de la Suisse au cours de la Deuxième Guerre mondiale, malgré le Rapport Bergier et les nombreuses études menées sur la question.

Le président de la Conférence suisse des recteurs Adriano Loprieno observe quant à lui, face aux assertions d’Adrian Amstutz, que les étudiants en sciences humaines ne coûtent pas cher et que leurs profils, flexibles sur le marché du travail, génèrent des innovations…1.

Certes !

Mais ne faudrait-il pas également rappeler que les sciences humaines, si elles ne génèrent pas des millions, dispensent des pans entiers de connaissances fondamentales nécessaires à l’équilibre de notre société ? À moins, bien sûr, que l’on estime ce savoir, ou cet équilibre, futiles ! Certains pays ne s’y sont pas trompés et réservent, notamment aux historiens, des fonctions particulières, sans doute jugées exotiques vues de notre landerneau helvétique. La commission française de l’armement du ministère de la Défense a ainsi à sa table, aux côtés de généraux, d’experts ès munitions, de chefs de cabinets et de secrétaires ministériels, un philosophe et un historien. Le Canada, quant à lui, qui a fait sienne la devise de Winston Churchill « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur », développe le métier singulier d’historien public.

Et les démonstrations de l’utilité criante de ces disciplines de plus en plus délaissées sont là, multiples et répétées. Faut-il encore lever le nez de ses analyses financières pour s’en rendre compte ! L’ouvrage de l’historien anthropologue Marko Zivkovic « Serbian Dreambook »2, paru en 2011, évoque ainsi l’instrumentalisation de l’histoire ayant permis de justifier le discours nationaliste en lien avec le Kosovo de Slobodan Milosevic. Un propos historique académique libre de pressions externes n’ayant pas encore réussi à prévaloir dans cette région d’Europe, le Bureau du gouvernement de Serbie pour le Kosovo annonçait, il y a une année, que Belgrade allait commémorer la mémoire d’Essad Pacha, une figure controversée de la mémoire albanaise, instrumentalisant délibérément l’histoire régionale et provoquant le courroux des Albanais du Kosovo… Autre exemple récent, celui du ministre polonais des Affaires étrangères qui affirmait que le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau avait été libéré par des Ukrainiens et non par l’Armée rouge, suscitant une réaction presque immédiate du ministère russe des Affaires étrangères qui priait la Pologne de cesser de se moquer de l’histoire et d’outrager la mémoire de ceux qui avaient libéré l’Europe lors de la Seconde Guerre mondiale3. Sans doute a-t-on oublié le massacre de Katyń de ce côté de la Volga !

Les sciences humaines, l’histoire, la philosophie, la sociologie revêtent ainsi une importance particulière qui, si elle demeure la plupart du temps discrète, éclate au grand jour en cas de dérives puisque « enseigner l’histoire, c’est la meilleure façon de faire comprendre ce qu’est une société, un État, un gouvernement… c’est l’apprentissage de la vie en société avec sa dimension politique »4.

En Suisse, il est remarquable de constater, en parallèle à ces critiques qui fustigent Clio, que l’histoire fait de plus en plus recette. Des revues grand public apparaissent, remportant des succès fulgurants, comme « Passé simple » fondée en décembre 2014, et bientôt « NZZ Geschichte » créée par la « Neue Zürcher Zeitung ». Les livres d’histoire se multiplient, portés par un regain d’intérêt en lien avec des commémorations : le Bicentenaire de l’entrée dans la Confédération de plusieurs cantons, le centenaire de la Grande Guerre, la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les 500 ans de Marignan, etc.

N’est-ce pas là des réactions individuelles à une société de plus en plus délétère et consumériste n’accordant de valeurs qu’au rendement et à l’entertainment ?

Cet article a été initialement publié sur le blog de l’auteur, Les paradigmes du temps, hébergé par l’Hebdo.


2. Marko Zivkovic, Serbian Dreambook: National Imaginary in the Time of Milošević, University of Alberta, 2011.

3. RIA Novosti, Moscou, 21 janvier 2015.

4. Voir Elisabeth Haas, Antoine Prost, « L’histoire c’est l’apprentissage de la vie en société », La Liberté, 9 mai 2006, p. 14. Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire 65 (2000), pp. 3-12. Voir également Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996.

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