Culture Le 26 février 2014

Van Gogh au Borinage : entretien avec un passionné

0
0
Van Gogh au Borinage : entretien avec un passionné

Photographie: La « Maison Denis », © Monique Van den Berg

Chargé d’accueil au site belge du Grand-Hornu, Filip Depuydt se passionne pour le séjour qu’a accompli dans la région minière un certain Vincent Van Gogh entre 1878 et 1880, séjour aujourd’hui injustement tombé aux oubliettes du patrimoine culturel. Pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, la maison occupée par celui qui avait à l’époque les oreilles intactes se trouvait encore il y a peu dans un état de délabrement révoltant. Mais c’était sans compter sur l’engagement de Filip qui a su accomplir la « mission » de sauver cette maison et n’est pas prêt de s’arrêter en si bon chemin…

Astrid Herkens : Filip, bonjour ! Vous êtes passionné par le court mais déterminant laps de temps passé par Van Gogh dans cette ancienne région minière qu’est le Borinage belge. Tout d’abord, pouvez-vous nous dire comment vous êtes « tombé » sur cette passion ?

Filip Depuydt : En fait, un jour, mon banquier de Petit-Wasmes m’a signalé que la maison en face de son agence avait été habitée par Vincent Van Gogh. Tout d’abord, j’ai pensé que mon banquier, du genre blagueur, se moquait de moi, mais j’ai dû me résoudre à l’évidence quand j’ai vu la plaque sur la façade attestant le fait ! Cette histoire a commencé à me tourmenter… Je me demandais ce qu’un artiste comme Van Gogh était venu faire dans un trou perdu comme Petit-Wasmes. C’est alors que, étant à ce moment encore plutôt barbare sur le plan culturel, j’ai voulu en savoir plus. Au fil de mes lectures, je me suis de plus en plus rendu compte de l’impact qu’avait eu ce séjour belge sur la vie du futur artiste. Parallèlement, quelque chose m’offusquait : l’état de détérioration croissante de la maison qu’avait habitée Van Gogh. Je n’arrivais pas à comprendre comment les propriétaires et les autorités communales pouvaient laisser tomber en ruine un tel patrimoine. Un beau jour, j’ai d’ailleurs rencontré là des Japonais avec des yeux ronds comme des boules de pétanque tellement le spectacle livré à leur regard les effarait. Je leur ai alors confié que mon rêve était de trouver une solution pour que la maison soit sauvegardée.  L’un d’entre eux a répliqué : « Peut-être que ce sera chose faite lors de notre prochaine visite en Europe… ». C’est ce qui a provoqué le déclic chez moi.

A. H. : Vous indiquez très joliment sur votre blog (http://vangoghborinage.canalblog.com) que c’est au Borinage que « la chenille s’est transformée en papillon »… En effet, c’est alors que Van Gogh substitue une vocation artistique à son aspiration religieuse première. Selon vous, quels sont les éléments à avoir engagé ce tournant décisif ?

F. D. : Ce qui a provoqué ce changement radical, c’est le fait que Van Gogh ait été profondément déçu par l’Eglise protestante lors de son séjour. En effet, il était arrivé au Borinage avec une mission : celle d’être à l’écoute de la pauvre population minière et de l’aider par tous les moyens en son pouvoir d’évangéliste. Or, l’Eglise ne va pas renouveler son contrat après sa période d’essai, ce qui a été pour lui une immense déception qui s’est traduite par son envie de tourner le dos à cette institution qu’il jugeait hypocrite. La voie était libre pour une nouvelle vocation… À cela s’ajoute le fait que Van Gogh traversait alors une crise identitaire et familiale profonde. Je pense notamment à la relation conflictuelle avec son père, lui-même pasteur de profession. En quittant l’Église, Vincent lui a fait un joli pied de nez !

A. H. : Ça, c’est sûr ! Van Gogh lui-même était-il à votre avis conscient de l’impact du changement en train de se dérouler dans sa vie ?

F. D. : Tout à fait. Il voulait absolument rompre avec ce passé mystique, non pas parce qu’il n’aimait plus aider la population pauvre, mais parce qu’il était si profondément déçu par les instances protestantes. Parallèlement, il s’est aussi consciemment coupé de sa famille pour entamer une longue période de questionnement quant à sa vie et à son avenir. Van Gogh va alors accomplir un voyage dans le Nord-Pas-de-Calais dans des conditions épouvantables, et c’est là qu’il sent la force lui revenir et qu’il comprend que sa nouvelle vocation se trouve dans l’art.

A. H. : Qui aurait cru que la marche à pied présentait des aspects bénéfiques… Revenons au Borinage. Depuis là, Van Gogh a envoyé dix lettres à son frère Théo. Quel état d’esprit transparaît dans ces missives ? Aimait-il la région ou souhaitait-il au contraire la quitter au plus vite ?

F. D. : Vincent Van Gogh a été très touché par le Borinage, et il ne tait pas son amour pour la région et pour la population. Son rejet par l’Eglise ne va d’ailleurs rien y changer. Une anecdote plus tardive illustre bien son lien à la région minière : alors que Van Gogh est à Arles, il écrit une lettre au jeune peintre belge Eugène Boch, dans laquelle il lui conseille d’aller s’installer au Borinage car il y trouverait de l’inspiration pour toute sa carrière !

A. H. : On a aussi conservé le témoignage des locaux à propos de la personne de Van Gogh. Quelle image avait-il auprès de la population minière ? Était-il bien intégré ?

F. D. : Je crois qu’il faut distinguer deux parties de la population : la communauté protestante d’une part, les non-protestants de l’autre. Le premier groupe a davantage eu l’occasion de fréquenter Vincent Van Gogh et, malgré une certaine forme de scepticisme, ils ont dû ressentir son grand cœur. Toutefois, son comportement général était tellement bizarre que la majorité de la population le percevait plutôt comme un drôle de coco. D’ailleurs, dans le village de Wasmes, on l’appelait « el so d’lbo », autrement dit le « sot du bois »… Grâce à une vieille personne faisant partie de la communauté protestante, malheureusement décédée depuis, j’ai su obtenir un document remarquable. Il s’agit d’une interview d’une ancienne habitante de Petit-Wasmes, réalisée par une radio protestante basée à… Neuchâtel ! Dans cette interview, Madame Victorine Châlet relate ce que ses grands-parents lui avaient toujours raconté au sujet de Van Gogh qu’ils avaient connu. Elle y explique que la présence de l’évangéliste hollandais leur faisait un bien fou, et qu’ils le voyaient comme un « ange envoyé par le Seigneur » parmi eux.

A. H. : C’est au Borinage que Van Gogh produit ses premières œuvres… Pouvez-vous nous en dire plus ?

F. D. : Van Gogh a réalisé à cette époque bon nombre de croquis de son environnement. Il a aussi réalisé les portraits des membres de la famille Denis chez qui il a logé, entre autres. D’autre part, de par l’ascétisme religieux qu’il cultivait, il se retrouvait souvent dans un tel dénuement qu’il n’hésitait pas à réaliser quelque portrait en échange d’un morceau de pain. Quelque chose me dit qu’il doit encore rester un certain nombre de ces œuvres précoces dans l’une ou l’autre vieille boîte à chaussures au fin fond d’un grenier à Petit-Wasmes ! Du Borinage nous est également parvenue une aquarelle, aujourd’hui conservée au Musée Van Gogh d’Amsterdam.

A. H. : Il y a une certaine « visibilité » par rapport à ce séjour de Van Gogh au Borinage. Il existe ainsi une statue commémorative, un musée y sera bientôt voué et même un film de Minelli à propos de sa vie tragique (Lust for Life avec Kirk Douglas, 1956) fut (en partie) tourné sur place. Pourtant, on observe parallèlement un immense manque de considération à l’égard de ce patrimoine. Je pense notamment à la maison dans laquelle a résidé Van Gogh, la « Maison Denis », aujourd’hui proche de l’écroulement. Comment expliquez-vous ce triste et paradoxal phénomène ?

F. D. : C’est quelque chose que j’ai du mal à comprendre aussi… Sur une superficie de 10km2 s’échelonnent de nombreux sites ayant été importants pour Van Gogh (comme la « Maison Denis », le « Salon du Bébé » ou encore le charbonnage de Marcasse), il y a là un énorme potentiel sur le plan touristique. Pourtant, depuis bon nombre d’années, la commune de Colfontaine (comprenant entre autres Wasmes) détient le triste record du pays du plus grand pourcentage de chômeurs au niveau de la population locale. Ces personnes se plaignent souvent que rien ne se passe dans la commune. Je me suis aussi posé pas mal de questions par rapport à l’apport du monde politique. Prenons le cas de la « Maison Denis » à Petit-Wasmes. En 1925, on y a apposé une plaque commémorative attestant la présence de Van Gogh sous son toit en 1879. Cela montre que les autorités de l’époque étaient conscientes de la valeur symbolique du lieu. Pourtant, aujourd’hui, on constate que le propriétaire (privé) laisse tomber la maison en ruine… Pourquoi ? Il paraît d’ailleurs qu’il possède encore six autres maisons dans un état semblable. Il doit s’agir d’un collectionneur ! Quant aux autorités communales, elles m’ont signalé avoir déjà essayé de l’acheter à plusieurs reprises, mais le propriétaire ne veut rien savoir. En attendant, la plaque commémorative risque de se retrouver par terre vu l’état des murs ! En 2010, j’ai décidé de partir en croisade en organisant une modeste exposition dans mon village actuel, Frameries. Le but était de réveiller un peu les autorités et d’informer les citoyens de la tragédie en train de se produire à Wasmes. Lors du vernissage, j’ai dévoilé un agrandissement d’une photo de la façade que j’avais mis dans un beau cadre et placé sur un chevalet. Cela a fait son petit effet, car peu de temps après, on entendait de plus en plus parler de la « Maison Van Gogh » à Wasmes. En fin de compte, la décision a été prise de procéder à l’expropriation et de restaurer la maison pour en faire un lieu culturel et des chambres d’hôtes, tout juste pour 2015, l’année qui consacrera Mons et sa région comme Capitale Européenne de la Culture. Voilà déjà un miracle réalisé ! Comme le but a été atteint plus rapidement que je ne l’avais imaginé, je me suis fixé un nouvel objectif : j’espère pouvoir contribuer à trouver une solution pour le site de l’ancien charbonnage de Marcasse, dans lequel Vincent est descendu à 700 mètres de profondeur pour se rendre compte des circonstances dans lesquelles travaillaient les mineurs. Il s’agit également d’une propriété privée, mais les données sont différentes. Les propriétaires du site ne demanderaient pas mieux de retaper les bâtiments pour y développer un lieu de mémoire et y abriter des événements culturels. Seulement, il leur manque les moyens financiers et les autorités locales ne se bousculent pas pour venir à la rescousse. Dommage, mais je suis convaincu qu’on peut trouver un moyen pour faire renaître ce magnifique lieu de ses cendres.

A. H. : Je l’espère ! Quels sont les moyens que vous employez pour lutter en faveur d’une plus grande prise en considération de ce patrimoine ?

F. D. : Je pense surtout qu’il faut y croire – et essayer d’y faire croire les autres. Le blog que j’essaie de tenir à jour depuis 2011 me sert de moyen de communication pour la diffusion des informations. D’autre part, j’occupe un poste privilégié d’un point de vue professionnel. Je m’occupe de l’accueil des visiteurs sur le site du Grand-Hornu. C’est également un ancien site minier très remarquable consacré patrimoine mondial de l’UNESCO en juillet 2012. Il n’est pas rare d’y accueillir des visiteurs de tous les horizons qui nous demandent si on a aussi de la documentation sur Vincent Van Gogh. Mais il y a d’autres touristes dans le même cas qui ne passent pas par le Grand-Hornu. Un jour, j’ai croisé deux Australiens devant le site de Marcasse – des connaisseurs de la vie de Van Gogh qui allaient droit au but ! Pour éviter que ces explorateurs ne sautent directement dans leur véhicule pour se rendre ailleurs, j’ai eu l’idée de développer quelques circuits permettant aux randonneurs et aux cyclistes de découvrir de façon agréable et instructive ces différents lieux patrimoniaux. Afin de prouver qu’il y a bel et bien un intérêt pour Vincent Van Gogh, j’ai organisé en 2012 et 2013 quatre promenades guidées à Wasmes, destinées à des groupes d’enseignants venant des quatre coins de la Flandre. Toutes les éditions ont eu un énorme succès. Au mois de novembre, j’ai également tenté l’expérience à vélo. Là aussi, ce fut une belle réussite. Pour ce qui est du développement logistique de ces circuits, je travaille en étroite collaboration avec la Fédération pour le Tourisme de la Province de Hainaut, Pro-Vélo, le Centre Culturel de Colfontaine, et encore quelques autres organisations. Les sentiers de Grande Randonnée vont reprendre le circuit pédestre de Wasmes et même se charger du balisage ! En outre, ces différents circuits seront intégrés au projet « Van Gogh Europe », initié par le Musée Van Gogh d’Amsterdam. Le but de celui-ci est justement de valoriser les différents lieux Van Gogh en Angleterre, aux Pays-Bas, en Belgique et en France, et de les connecter entre eux. En conclusion, je pense pouvoir dire que nous sommes sur le bon chemin. Je constate que le cercle d’adeptes ne cesse de s’élargir et que les réactions sont en général très positives !

A. H. : Un grand merci pour votre temps Filip, et il ne me reste plus qu’à vous souhaiter de réaliser encore bon nombre de miracles en mémoire des années belges de Van Gogh ! Et chers Genevois, jetez sans plus attendre un coup d’œil au très fourni blog de Filip, http://vangoghborinage.canalblog.com, laissez-y un commentaire et répandez la bonne parole !

 

Laisser un commentaire

Soyez le premier à laisser un commentaire

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.