Le regard indescriptible d’un homme assis sur un poteau, devant la mosquée Al-Fath sur la place Ramsès, le vendredi 17 août, pendant les manifestations pro-Morsi. [DR]
Il fait chaud, l’air est humide, l’attente est longue. Pourtant, les visages sont souriants. Ils sont contents d’être arrivés. À l’aéroport international du Caire, arrivé de Paris, j’attends un proche qui doit venir me prendre pour rejoindre le quartier cairote de Shobra, là où je dois séjourner pour un mois et demi. Il donne sur le Nil, et cette vue me manque beaucoup. Un verre de thé à la main, plongé dans un bouquin, m’oubliant dans cette vue panoramique du Nil millénaire, avec Oum Kalthoum en fond sonore.
Mais un retour à la réalité s’impose brusquement, je n’ai pas le temps de rêvasser. En me connectant au réseau wifi de l’aéroport, je reçois un message de mon cousin qui doit venir me chercher à l’aéroport. Finalement, il n’aura pas pu me rejoindre car « l’armée est dans toutes les rues et le couvre-feu est respecté sur les routes principales, tout est bloqué. Je ne pourrai pas venir te prendre mais prends le « taxi limousine », voilà l’adresse » me dit-il.
Pas le choix, je dois me débrouiller. À peine passé les douanes, je perçois déjà le monde qui attend de reconnaître un visage familier. Inquiets et questionnés comme à leur habitude, les corps se frottent les uns contre les autres, dans l’espoir de sauter dans les bras de son proche. « Limousine, taxi limousine » crie un homme au front en sueur et vêtu d’une chemise bleue plus large que lui, à l’affût d’un client désorienté. Il m’interpelle et sans trop réfléchir, j’accepte de le laisser faire. « C’est bon, je prends votre chariot. » Quand je lui demande comment tout ce monde est présent avec le couvre-feu, il me répond qu’ils sont sûrement là depuis des heures, sans doute avant le coucher du soleil à 18h53. Il poursuit « pour quelle direction partez-vous monsieur ? ». Je lui réponds, avant d’être facturé 195 livres égyptiennes (19 euros) contre 50 livres égyptiennes en « temps normal ». Enfin, allons-y. Il est 21h22 quand on quitte le parking extérieur de l’aéroport, entre les pierres, la poussière, et les barrières des checkpoints.
Le chauffeur vers lequel on me dirige a l’air fatigué. Je reconnais rapidement ce visage typiquement égyptien marqué par l’épuisement. C’est d’ailleurs, malheureusement, la seule chose que je reconnaîtrai du visage du pays, pendant au moins 48 heures. On démarre, et on se retrouve immédiatement sur l’autoroute. Très vite, je note un changement dans le pays : les rues sont désertes. Pas de musique assourdissante, pas de cris ici et là, et pas de chauffeurs qui s’insultent mutuellement avant de passer le levier de vitesse à la sixième. Instinctivement, je déclare au chauffeur « le couvre-feu a réellement l’air d’être respecté ». Il n’en fallait pas plus pour faire sortir de l’homme toutes les remarques que je n’aurais même pas obtenues même en le voulant. « Que Dieu les brûle, Allah yehrak’hom, tout ça est de leur faute (il vise les frères musulmans). Des terroristes, ces traîtres ». Quand je lui demande « comment ça ? », il me répond « ne vois tu pas les rues ?! As-tu déjà vu Le Caire vide, qui plus est à 21h30 ?! Nous sommes là à risquer nos vies en priant pour qu’une balle perdue ne nous touche pas pour récolter des miettes ». Interpellé, je lui dis : « des miettes ? ». « Bah oui ! me dit-il, l’aéroport prend au client 200 livres à lui tout seul, et le chauffeur vit des pourboires. Tu crois que quelqu’un va te payer un pourboire alors qu’il vient de payer 200 livres ?! ».
En effet, les rues sont vides, je crois avoir compté 30 personnes tout au plus sur ma route qui a duré près de trois quarts d’heure. Entre temps, beaucoup de tanks de l’armée, peu de gens, et le silence. Un silence complet, inquiétant, et avant tout méconnaissable. Cette ville millénaire que l’on connaît bruyante, parfois assourdissante, n’a rien de ce que je lui connais.
À ce moment, nous sommes encore le 15 août au soir. Je me rappelle que le chauffeur de taxi m’a conseillé de ne pas descendre de chez moi au lendemain. Quand je lui ai demandé pourquoi alors que je connaissais parfaitement la réponse, il m’a rétorqué : « les frères vont envahir toutes les rues de la ville, ils veulent la mettre à feu et à sang ».
En discutant avec lui, et avec d’autres par la suite, je constate qu’il y a un « anti-frérisme » grandissant en Égypte, et sans doute excessif dans la bouche de certains. Quand j’avance le fait qu’ils ne sont pas forcément tous des terroristes comme l’annoncent les médias égyptiens, que j’avais entendu parler du fait qu’ils n’étaient pas armés, ils me pestent presque. Personne n’est d’accord avec moi.
Bref, descendu du taxi, je monte chez mon cousin, à Shobra. Après les salutations chaleureuses et les embrassades, je m’endors, épuisé.
Nous sommes le vendredi 16 août, il est 9h34 quand je me réveille. Je me prépare à descendre et à désobéir au conseil du chauffeur de la veille, Salah, mais aussi à ma tante qui m’engueule quand elle me voit descendre, muni de ma caméra. Direction la place Ramses, où les pro-Morsi ont décidé de manifester contre la destitution de l’ex-président, mais aussi contre le dernier massacre où près de 600 âmes sont tombées.
Au départ des chants, des slogans, et de l’excitation. Rien de très inquiétant au final, et presque un paysage banal. Très vite, au fil de mes discussions avec les manifestants, l’atmosphère change. Le gaz lacrymogène se sent à plein nez, et les manifestants commencent à courir, sans destination définie. J’aperçois alors des hommes qui tiennent un blessé et l’amènent à la mosquée Al-Fath. J’y cours aussi. Les marches de la mosquée sont égouttées de sang, et les gens se bousculent pour rentrer.
J’arrive malgré les plus coriaces à rentrer, et quoi qu’on en dise, l’image reste indescriptible. Le désarroi, le désespoir, la haine parfois, de ceux qui croient en leur cause. Mais surtout, des cris de douleur, du sang, et des corps allongés sur le sol. Je n’arrive pas à y croire, mais c’est bel et bien une mosquée, pas un hôpital, ni une morgue. Le plus frappant, c’est de poser le pied sur les tapis de la mosquée avec les chaussures. Symboliquement, c’est une image qui m’interpelle.
Est-ce bien là Le Caire ? Je n’ai pas le temps d’y réfléchir, les cris s’assimilant à ceux des harpies me rattrapent. Les infirmiers et médecins bénévoles commencent à compter les morts, les blessés eux sont trop nombreux pour réussir à les compter. Deux ou trois heures à l’intérieur auront suffi à comprendre que beaucoup d’entre eux insistent sur le fait qu’ils n’étaient pas armés, et que pour la majorité d’entre eux ils se sont pris des balles perdues, parfois en caoutchouc, d’autres fois des balles réelles, voire plus souvent.
L’odeur est insoutenable, l’air irrespirable, et l’environnement est morbide. On compte déjà, aux alentours de 17h30, près de 32 morts. Allongés comme des dominos sur le sol, ils ont les yeux fermés, entourés des pleurs des un(e)s et des autres. Les corps sont ensuite portés je ne sais où, alors je décide de les suivre jusqu’à la sortie. Là, du feu aussi bien sur le pont que sur le sol, avec des milliers de manifestants autour de moi. Le jardin de la mosquée est investi par les manifestants venus s’y protéger.
Pendant quelques minutes, je prends le temps de respirer un peu, et d’observer autour de moi. Un homme court, puis deux, puis des dizaines, en direction de la gare du Caire. J’aperçois alors deux hommes sur un scooter, habillés en noir, sillonner à travers la foule. Invraisemblable et pourtant vrai, l’un d’eux a une kalachnikov quasi-neuve. À peine le temps de saisir ma caméra pour le prendre en photo, on me saute dessus comme des chiens enragés. « No picture, no photo, don’t photo » me vocifère t-on. Je cours alors dans le sens inverse, accourant vers le métro.
La station est climatisée, le calme est plus présent, et le soir arrive. Tout semble alors plus rassurant pour la fin. Je sors à Shobra, remonte chez mon cousin et prends à peine le temps de charger mon portable. Je redescends au bout de vingt minutes, direction Tahrir, où l’environnement sera sans doute plus paisible. Aucun taxi n’accepte de m’emmener plus loin qu’au pont du 15 mai en raison du couvre-feu qui approche. J’accepte et après dix minutes de route, je suis arrivé. Descendant du taxi, je rencontre un conseil de défense du quartier qui m’explique que les manifestants des frères musulmans leur ont « tiré dessus au fusil à pompe, complètement à l’aveuglette ». Fiers de leurs rôles, le photojournaliste que j’accompagne dans ce périple et m’apporte les plus importants conseils de sécurité tient à les prendre en photo. Avant de partir, ils nous demandent « d’écrire la vérité, car les frères musulmans s’attaquent aux commerces des quartiers désertés par le couvre-feu ».
Il est surprenant comme chacune des deux parties demande à ce que l’on écrive la vérité entière, comme s’ils n’avaient pas confiance en les journalistes qui couvrent les événements. C’est en tout cas une réplique qui revient souvent.
La nuit tombe et la marche à pied se fait longue. L’armée coupe l’accès au quartier de Tahrir avec des barbelés, et quelques vingtaines de tanks. Il est 20h37, pas la possibilité de prendre un taxi ou même faire de l’autostop. Obligé de monter sur le pont qui mène à Zamalek pour rejoindre l’hôtel de Mehdi.
Sans le savoir, je serai bloqué à l’hôtel et je passerai la nuit ici sur son invitation, lui qui me remercie de l’aide que je lui ai apportée en traduction et en guidage, mais moi qui lui suis infiniment reconnaissant de l’expérience que j’ai partagée avec lui, depuis l’aéroport où nous avons en fait pris le même taxi, jusqu’à Ramses Square où nous avons vécu toutes ces heures ensemble, et jusque dans la chambre où il m’invite à passer la nuit en raison du couvre-feu.
Nous sommes le samedi 17 août, il est 12h45, et nous venons d’apprendre que les fixeurs (rôle que j’ai pu jouer avec Mehdi) qui accompagnent les journalistes se font embêter par la police, et sur Facebook, on leur conseille de ne pas rentrer seuls (les journalistes ont des autorisations exceptionnelles).
Le Caire que je connais depuis mon enfance n’est pas celui que je peine à voir aujourd’hui. Il semble en tout cas que je ne sois pas encore au bout de mes peines.
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