International Le 12 janvier 2013

12.01.10: Haïti x Intervention Humanitaire Puissance USA [Partie 1]

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12.01.10: Haïti x Intervention Humanitaire Puissance USA [Partie 1]

Introduction

Le 12 janvier 2010, un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter s’abattait sur la République d’Haïti. 3,5 millions de personnes étaient touchées, dont plus de 220’000 tuées, 300’000 blessées, et 1,5 million laissé sans-abri1. Environ 80% de la capitale, Port-au-Prince, était dévasté, et plusieurs bâtiments officiels de l’État – dont le Palais présidentiel – étaient détruits2. Dès le lendemain de la catastrophe, la communauté internationale déclenchait son dispositif humanitaire. Parmi tous les acteurs à intervenir sur le terrain, les Américains furent sans aucun doute ceux qui déployèrent le plus de moyens. Le président Barack Obama lui-même déclara en effet qu’il s’agissait là d’un des plus grands efforts d’assistance de l’histoire récente des États-Unis3. Des propos confirmés par les actes : intervention dès le 14 janvier sans demande préalable du président haïtien de l’époque, René Préval4 ; rôle central attribué à l’armée ; reproduction de plans d’action élaborés dans des contextes de guerre ; prise de contrôle de l’aéroport national ; etc.5 Des pratiques objectivement inhabituelles en matière d’aide humanitaire d’urgence. Nous y reviendrons.

Aujourd’hui, exactement 3 ans après la catastrophe, et quelques jours après que l’État américain ait déconseillé à ses ressortissants de se rendre en Haïti6, il est intéressant de revenir sur cet événement. Un des plus importants de ces dernières années, parmi tous ceux qui composent l’histoire d’une relation tumultueuse entre voisins, entamée il y a plusieurs décennies déjà. Un événement qui, rappelons-le, avait marqué l’actualité internationale, relayé en continu par les médias du monde entier. Alors que certains avaient acclamé l’intervention américaine, d’autres l’avaient vivement critiquée, questionnant les réelles motivations des États-Unis dans cet excès de zèle. Ainsi, dans cet article, nous formulerons la problématique suivante : « Pourquoi l’intervention humanitaire des États-Unis en Haïti au lendemain du séisme de janvier 2010 fut excessive ? ». Pourquoi Washington – déjà plus gros contributeur en matière d’aide humanitaire dans le monde7 – a réagi au cours de cette opération nommée « Réponse Unifiée »8 comme jamais auparavant ?

 

Coutumes Communes

Avant toute chose, précisons ici qu’il n’est pas question d’occulter les bienfaits de l’intervention américaine. Aucun sentiment anti-américain ne nous habite, et il serait indécent de ne pas reconnaître l’aide concrète que les États-Unis ont apportée à Haïti au lendemain du 12 janvier 2010. Cependant, la manière dont les opérations ont été lancées mérite selon nous d’être questionnée. Nous allons de suite en démontrer le caractère inhabituel et extrême.

En premier lieu, il faut déjà savoir que l’implication des acteurs étatiques, ainsi que l’emploi de troupes armées, ne constituent pas la norme dans le domaine humanitaire. Si beaucoup reconnaissent leur utilité et efficacité respectives, d’autres – notamment les travailleurs humanitaires dits de base, les ONG – contestent leur légitimité et dénoncent les risques de récupération politique9. Quoi qu’il en soit, dans la réalité, les États et les armées se sont toujours plus impliqués dans le système humanitaire, acquérant peu à peu leur place de facto10. Ainsi, pour tenter de limiter au maximum les possibilités de récupération, le milieu humanitaire a prudemment réglementé les modalités des opérations étatiques et surtout militarisées, puisque le soldat représente l’objectif politique par excellence11. À ce niveau, la question de la proportionnalité des moyens mis en œuvres est posée d’emblée12. Nombreux manuels et guides internationaux, ainsi que nombreux auteurs, insistent sur la nécessité de bien encadrer voire limiter à des tâches précises l’utilisation de la force militaire13. Ahmed Nadeem et Andrew Macleod par exemple – respectivement lieutenant-général de l’état-major pakistanais et chef des opérations pour le Centre de Coordination d’Urgence des Nations Unies – ont fait le bilan de la gestion des opérations humanitaires au lendemain du séisme au Pakistan en 2005, auxquelles Washington avait d’ailleurs pris part. Ils affirment que, lors de tels évènements, la coopération doit inclure des prises de décision communes, entre l’État local, les États venus aider et les Organisations Internationales, ainsi qu’entre les acteurs civils et militaires. Ces derniers ne peuvent en aucun cas prendre le dessus sur les travailleurs humanitaires ; les deux doivent se compléter pour être efficaces14. De manière générale, la littérature existante précise bien que l’aide humanitaire d’urgence, lorsqu’elle inclut des effectifs et opérations militaires, ne peut reposer sur cet aspect seulement. Les normes veulent que la force armée constitue un auxiliaire, pas le noyau dur ; elle doit agir en coopérant, jamais en ordonnant. Vis-à-vis des travailleurs humanitaires sur le terrain, des autres contingents internationaux et de l’État local, elle ne peut se comporter comme le chef des opérations. Qu’en était-il alors durant l’intervention américaine en Haïti ?

© Marc Lacey / NY Times

 

Réponse Disproportionnée

Commençons la description concrète par quelques chiffres. Rien qu’au niveau des effectifs, selon le Département d’État américain, quelques jours après la catastrophe déjà, le nombre de soldats était d’environ 14’00015, et à la fin du mois de janvier 2010, l’appareil militaire déployé en Haïti était composé de plus de 22’000 hommes, 113 avions et hélicoptères, et 23 navires16. A priori, on pourrait penser que l’intervention américaine en Haïti a utilisé des moyens extraordinaires car elle faisait face à une catastrophe extraordinaire. Cet argument a été invoqué maintes fois du côté américain, et plusieurs fois du côté haïtien17. Toutefois, les faits semblent indiquer le contraire, tout comme les réactions d’autres acteurs, très critiques.

Comparons par exemple l’intervention américaine en Haïti avec celle de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH). Force de paix composée de contingents internationaux – représentant donc plusieurs États – et présente sur place depuis 200418, ses troupes s’élevaient avant la catastrophe à environ 9’000 hommes19, tandis qu’au lendemain du tremblement de terre, ils étaient maximum 18’00020. On voit que les troupes américaines envoyées ont été beaucoup plus nombreuses, plus même que le total des troupes onusiennes, en incluant celles déjà présentes avant le séisme. Les États-Unis, État unique, ont ainsi déployé des effectifs plus conséquents que la MINUSTAH, qui est pourtant de par sa composition multinationale plus conforme aux normes. En outre, si l’on regarde sur la longueur, en juin 2010 – cinq mois après la catastrophe donc – les effectifs de la MINUSTAH s’élevaient à environ 13’000 soldats et policiers confondus21. Les soldats américains, quant à eux, n’étaient plus que 2’200 en avril 2010 déjà, c’est-à-dire trois mois après le séisme22. On en déduit que les Américains ont concentré le gros de leurs opérations sur une durée beaucoup plus courte. Ils ont très rapidement déployé un grand nombre de soldats, et la plupart d’entre eux ne sont restés que brièvement sur le terrain.

Cette impression de démesure est alors confirmée par les différentes descriptions des opérations lancées sur le terrain. Alexis Baconnet, par exemple, analyste spécialisé en géopolitique, parle directement d’une « démonstration de puissance »23, tandis que Jean-Marie Théodat, géographe et maître de conférences à l’université Paris I, qualifie l’intervention d’« unilatérale, massive, édifiante »24. Dès leur arrivée, les États-Unis ont de facto pris en charge la coordination des secours25, et ont entièrement délégué la tâche à leur armée, contrairement aux standards établis mentionnés plus haut. C’est inédit selon Nicolas Frisse, universitaire qui écrit dans la Revue Internationale et Stratégique26. Les meilleures troupes d’élite ont été déployées sur place. Comme brièvement évoqué, celles-ci ont reproduit en Haïti des plans d’action mis au point dans des contextes de guerre – Irak et Afghanistan précisément – et non d’aide d’urgence27. Elles ont mené des opérations majoritairement sécuritaires, afin de maintenir l’ordre, ce qui n’est pas non plus habituel, même en Afghanistan ou en Irak justement28. En outre, elles se sont posées sur la pelouse du Palais national haïtien, symbole de l’indépendance du pays29, et l’armée de l’air a très vite pris le contrôle de l’aéroport national Toussaint Louverture, fonction exclusivement réservée à l’État souverain. Cette dernière a ensuite tenu à maîtriser totalement l’espace aérien, n’hésitant pas à repousser des vols d’évacuation pour ressortissants français, ou à retarder l’atterrissage d’un avion-hôpital français lui aussi. Baconnet relève enfin la présence de parachutistes et d’un porte-avion nucléaire30.

 

Réactions Internationales

Cette manière excessive d’opérer a suscité un grand nombre de réactions publiques négatives. Au niveau international, l’État français notamment a été fortement agacé par l’ingérence américaine, qu’il a qualifiée d’arrogante31. Au niveau plus régional ensuite, le président du Nicaragua entre autres a affirmé que les États-Unis avaient profité du drame pour installer leurs troupes32. Au sein de l’opinion publique nationale américaine, plusieurs travailleurs humanitaires se sont également exprimés. Timothy Schwartz par exemple, un anthropologue qui a travaillé pour l’Agence Internationale d’Aide des États-Unis (USAID) – agence humanitaire gouvernementale pourtant – a écrit ironiquement dans un compte-rendu de son expérience sur le terrain : « C’est probablement la peur qui pousse les soldats à établir leur camp avec tout ce matériel militaire […]. Ce doit être la peur qui les motive à se promener dans la chaleur avec près de 8 livres de matériel sur eux, mitraillettes à l’épaule ». « Nous avons besoin de pansements, pas de révolvers » a par ailleurs déclaré un docteur venu spontanément du Colorado à Port-au-Prince pour aider, choqué lui aussi par le déploiement militaire américain33. Enfin au niveau local haïtien, certains ont suspecté Washington de vouloir à nouveau occuper le pays, comme ce fut déjà le cas en 191534.

© Joe Raedle / Getty Images

Ainsi, tous ces éléments nous permettent de confirmer ce que nous avons avancé dans l’introduction : les États-Unis ont réagi de manière inhabituelle, bien au-delà des normes admises et coutumes du domaine humanitaire. Leur intervention en Haïti au lendemain du séisme de janvier 2010 a été extrême, objectivement, et elle a été perçue comme telle, intersubjectivement. Cet élément est important pour la suite de cet article. L’hypothèse de la réponse proportionnée est donc rejetée d’emblée, ce qui nous fait écarter par la même occasion la thèse de toute motivation altruiste, qui aurait dû se traduire par une intervention mesurée, adaptée aux seuls besoins des Haïtiens. Ici, l’ampleur des dégâts ne suffit pas à justifier l’ampleur de la réponse humanitaire, ce qui laisse présager que les États-Unis poursuivaient d’autres buts que la seule assistance à leur voisin. Mais quelles étaient alors leurs motivations réelles ?

Nous tenterons de répondre à cette question dans la deuxième et dernière partie de cet article. À paraître dans la semaine.

 

Partie 2: LA PUISSANCE NE RESPECTE QUE LA PUISSANCE

 


[1] OCDE, Soutenir la reconstruction et le développement d’Haïti : un nouveau paradigme de prestation de services sociaux, Mai 2010; IHRC, Haiti One Year Later : the Progress to Date and the Path Forward, Jan 2011

[2] INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Haiti: Stabilization and Reconstruction after the Quake, Latin America and Caribbean Report n° 32, 31.03.2010

[3] « [] at this very moment one of the largest relief efforts in our recent history is moving towards Haiti.» (Traduction de l’auteur). THE WHITE HOUSE, Remarks by the President on Recovery Efforts in Haiti, 14.01.2010. http://www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-president-recovery-efforts-haiti, consulté le 15.06.11

[4] HERZ, Ansel, US worried about international criticism of post-quake troop deployment, Haiti-Liberté, Juin 2011. http://www.haiti-liberte.com/archives/volume4-48/U.S.%20Worried%20about%20International.asp, consulté le 03.07.2011

[5] FRISSE, Nicolas, « Haïti : la Nouvelle Vocation Humanitaire des Forces Armées ? » in Revue internationale et stratégique, nº 79, vol. 3, 2010, pp. 57-60

[6] Voir p.ex. ALTERPRESSE, Tourisme : Haïti destination sûre, assure Lamothe, accessible à http://www.alterpresse.org/spip.php?article13902, consulté le 11.01.13

[7] SMILLIE, Ian, MINEAR, Larry, The Charity of Nations: Humanitarian Action in a Calculating World, Bloomfield, Kumarian Press, 2004, p. 12

[8] Voir à ce sujet : US ARMY, Operation Unified Response, 25.03.2010. http://www.army.mil/article/36388/operation-unified-response/, consulté le 15.02.2012

[9] Pour les débats sur l’implication des États et/ou des armées, voir notamment: BARNETT, Michael, WEISS, Thomas G., « Humanitarism: a Brief History of the Present », in Humanitarianism in Question: Politics, Power, Ethics, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2008, pp. 3-8 ; BRAUMAN, Rony, L’Action Humanitaire, Paris, Flammarion, 1995 ; DEBRÉ, Bernard, L’Illusion Humanitaire, Plon, 1997

[10] RUFIN, Jean-Christophe, Humanitaires et Politiques depuis la chute du Mur, Paris, Pluriel, 1993, p. 338

[11] SMILLIE, Ian [et al.], op. cit., p. 17

[12] SANCHEZ, David, op. cit., p. 11

[13] Pour plus de détails, voir p.ex. : UNHCR, Handbook for the Military on Humanitarian Operations, 1995; UNOCHA, Guidelines on the Use of Foreign Military and Civil Defense Assets in Disaster Relief, 2007; UNOCHA, Guidelines on the Use of Military and Civil Defense Assets to Support UN Humanitarian Activities in Complex Emergencies, 2003; SCHOENHAUS, Robert (USIP), « Training for Peace and Humanitarian Relief Operations » in Peaceworks, n°43, Avril 2002, pp. 5-6; SMILLIE, Ian [et al.], ibid., p. 157; SANCHEZ, David, op. cit., pp. 29-32

[14] NADEEM, Ahmed, MACLEOD, Andrew, « The 2005 Pakistan Earthquake » in The Pulse of Humanitarian Assistance, NY, Fordham University Press, 2007, p. 175

[15] DEPARTMENT OF STATE, United States Government Haiti Earthquake Disaster Response Update, 17.01.2010. http://www.state.gov/r/pa/prs/ps/2010/01/135289.htm, consulté le 15.02.2012

[16] DEPARTMENT OF STATE, Haiti: One Year Later, 10.01.2011. http://www.state.gov/s/hsc/rls/154255.htm, consulté le 15.02.2012

[17] Voir entre autres : DEPARTEMENT OF DEFENSE, DOD News Briefing with Ambassador Lucke and Lt. Gen. Keen from Haiti. http://www.defense.gov/Transcripts/Transcript.aspx?TranscriptID=4567, 17.01.2010, consulté le 01.05.2011 ; Comfort, Louise K. [et al.], Risque, résilience et reconstruction : le tremblement de terre haïtien du 12 janvier 2010, 2010 ; THE WHITE HOUSE, Remarks by President Obama and President Preval of the Republic of Haiti, 10.03.2010. http://www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-president-obama-and-president-preval-republic-haiti, consulté le 01.05.2011 ; HERZ, Ansel, op. cit

[18] MINUSTAH, Faits et Chiffres. http://minustah.org/?page_id=7571, consulté le 15.02.2012

[19] CONSEIL DE SÉCURITÉ DES NATIONS-UNIES, Résolution 1892, 13.10.2009

[20] MINUSTAH, Fact Sheet, 10.01.2011. http://minustah.org/pdfs/fact_sheet/FactSheetMINUSTAH_2010_jan_FR.pdf, consulté le 15.02.2012

[21] CONSEIL DE SÉCURITÉ DES NATIONS-UNIES, Résolution 1927, 04.06.2010

[22] DEPARTMENT OF STATE, Assistant Secretary Shapiro Visits Haiti to Highlight U.S. Support for Peacekeeping, 21.04.2010. http://www.state.gov/r/pa/prs/ps/2010/04/140641.htm, consulté le 15.02.2012

[23] BACONNET, Alexis, « L’Amérique en Haïti ou les Ambivalences de la Sécurité Globale » in Le Débat Stratégique, n° 176, 108, CIRPES, Mars 2010, p. 3

[24] THÉODAT, Jean-Marie, « Haïti 2010 : les leçons d’une catastrophe », in EchoGéo, Sur le vif, 2010. http://echogeo.revues.org/11682, consulté le 13.10.2010

[25] VUJIC, Jure, Les États-Unis et l’Humanitarisme Stratégique dans les Caraïbes : Chronique d’une Piraterie Annoncée. http://www.geostrategie.com/ameriques/les-États-unis-et-lhumanitarisme-strategique-dans-les-caraibes-%E2%80%93-chronique-dune-piraterie-annoncee, consulté le 03.03.2011

[26] FRISSE, Nicolas, op. cit., p. 58

[27] WEBSTER, K.L., Lessons from a Military Humanitarian in Port-au-Prince, Haiti, Mars 2010. http://www.smallwars-journal.com, consulté le 05.02.2011

[28] FRISSE, Nicolas, ibid., pp. 59-60 ; DEPARTMENT OF DEFENSE, Security Role in Haiti to Gain Prominence, Keen Says, 17.01.2010. http://www.defense.gov/news/newsarticle.aspx?id=57574, consulté le 15.02.2012

[29] THÉODAT, Jean-Marie, op. cit., p. 2

[30] BACONNET, Alexis, op. cit., pp. 2-3

[31] THÉODAT, Jean-Marie, ibid., p. 2

[32] VUJIC, Jure, op. cit.

[33] HERZ, Ansel, op. cit.

[34] THÉODAT, Jean-Marie, op. cit., p. 2

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