Deir al-Zor, mars 2013. [DR]
Le mercredi 26 juin 2013, l’Observatoire syrien des droits de l’homme a annoncé que la barre symbolique des 100’000 morts, depuis le début du soulèvement contre le régime de Bachar el-Assad en mars 2011, avait été franchie1. Des chiffres difficilement vérifiables, tant l’accès au territoire syrien est limité, mais qui nous donnent néanmoins la pleine mesure de cette tragédie humanitaire. Dans un tel contexte, après vingt-sept mois d’affrontements sanglants, il convient de s’interroger sur les causes profondes de l’enlisement de cette guerre civile.
L’impasse à laquelle nous assistons aujourd’hui en Syrie est la résultante d’une multiplicité de facteurs. L’intransigeance du régime d’Assad, l’opposition qui peine à parler d’une seule voix ou encore le fait que la révolte populaire ait été prise en otage par les intérêts géostratégiques contradictoires des puissances régionales et internationales2 figurent parmi les raisons communément avancées pour expliquer le caractère inextricable du conflit qui déchire ce pays. Les analystes évoquent ainsi souvent la relative passivité des États-Unis, seuls capables de débloquer la situation aux yeux de beaucoup. Une extrême prudence qui a de quoi surprendre quand on considère les penchants interventionnistes des Américains dans la région…
Traumatisée par la guerre interminable, très coûteuse et en définitive « ingagnable » d’Afghanistan, mais surtout par le fiasco irakien, l’opinion publique américaine semble plutôt hostile à un nouvel engagement militaire direct dans la poudrière moyen-orientale3. Par ailleurs, la perspective de voir des groupes extrémistes de l’opposition arriver au pouvoir dans l’après-Assad tempère les « ardeurs humanitaires » de nombreux Américains. D’autres, en revanche, estiment que l’intervention en Syrie relève d’une impérieuse nécessité. La brutalité indicible de la répression doit cesser, et c’est aux États-Unis, dont le leadership mondial se doit d’être continuellement réaffirmé, de peser de tout leur poids pour en terminer avec ce bain de sang et favoriser la mise en place d’un régime démocratique. Dans cet environnement empreint de doute et de conflictualité discursive, moult observateurs expliquent l’indécision de l’administration Obama dans la gestion de la crise syrienne tant par son incapacité à faire des choix difficiles en matière de politique étrangère que son manque de vision stratégique.
Toutefois, certains experts chevronnés, à l’instar de Daniel Drezner (Tufts University)4 et, quoique moins radicaux, Alan Berger (Boston Globe)5 et Stephen Walt (Harvard University)6, font une toute autre lecture de l’inaction relative et l’indétermination apparente de Washington. Pour eux, cette prudence répondrait davantage à des calculs froids de realpolitik. Les Américains épouseraient, en réalité, une stratégie machiavélienne – du nom du théoricien politique de la Renaissance Nicolas Machiavel –, rationnelle et délibérée, au service de leurs intérêts bruts. En fin de compte, ne serait-il pas bon, du point de vue des États-Unis, de faire perdurer le conflit, en apportant une aide discrète (non décisive) aux insurgés ? La clé de voûte de cette analyse est la position somme toute privilégiée des Américains aujourd’hui. Explications.
Tout d’abord, la prolongation du conflit leur permet d’affaiblir à bas coût deux de leurs principaux ennemis dans la région, l’Iran et le Hezbollah, alliés chiites d’un régime syrien alaouite dont les doctrines religieuses trouvent précisément leur origine dans le chiisme7. En effet, la République islamique d’Iran, dont la Syrie est le seul allié arabe, consacre de nombreuses ressources au soutien de la contre-révolution menée par le régime de Bachar el-Assad. Encore plus directement impliqué est le Hezbollah qui lutte aux côtés des forces gouvernementales syriennes. Les coûts sont bien évidemment économiques, voire humains en ce qui concerne le mouvement chiite libanais, mais pas seulement. L’image soigneusement cultivée par l’Iran et le Hezbollah de principaux résistants régionaux à l’impérialisme américain et israélien s’en voit également affectée. À tel point que même le Hamas, en la personne d’un de ses chefs de file Khaled Meshal, a décidé de se distancer du Hezbollah, malgré leur combat historique commun contre l’État hébreu. La popularité du Hezbollah décline donc dans un monde arabo-musulman qui le perçoit de plus en plus comme une simple marionnette de l’Iran, et non plus comme un symbole de la résistance face à l’agresseur israélien.
Par ailleurs, l’image des deux alliés chiites de Damas n’est point la seule à être ternie. En bloquant de façon systématique toute résolution du Conseil de sécurité condamnant le régime sanguinaire d’Assad, la Chine et la Russie sont du « mauvais côté de l’Histoire »8 aux yeux d’une grande partie de la communauté internationale. À l’inverse, une fois n’est pas coutume, les États-Unis peuvent difficilement être accusés de l’interventionnisme qui leur est si souvent reproché dans la région. Enfin, ce sont l’Arabie saoudite et le Qatar qui portent l’essentiel du fardeau de l’aide apportée aux insurgés syriens, permettant ainsi aux Américains d’économiser de précieuses ressources financières et militaires en temps de crise économique.
Vous avez dit immoral ? L’Histoire montre qu’en matière de politique étrangère, les scénarios les plus cyniques sont toujours possibles. Il suffit de se rappeler du rôle des États-Unis dans la guerre Iran-Irak des années quatre-vingt pour en avoir une triste illustration9. En outre, comme en témoigne la « guerre des drones » de l’administration Obama10, le locataire actuel de la Maison Blanche s’est toujours distingué par son implacable « pragmatisme » dans la conduite des affaires du pays à l’international, et ce en dépit de ses discours aux élans humanistes et idéalistes.
Toutefois, au-delà du fait qu’il me soit impossible de souscrire sans réserve à la pertinence des arguments qui sous-tendent cette analyse11, et sans même entrer dans des considérations éthiques, je ne suis pas certain que l’administration Obama ait délibérément développé une telle stratégie. Berger et Walt semblent d’ailleurs être du même avis. À défaut de pouvoir connaître les intentions exactes des responsables politiques américains, je serais plutôt tenté de croire qu’ils s’accommodent « simplement » bien de la situation. Pour eux, il s’agit de ne pas avoir à choisir entre « la peste et le choléra ». En d’autres termes, le maintien du régime alaouite de Bachar el-Assad à la tête du pays, renforçant par là même l’influence régionale de Téhéran et accessoirement de Moscou, les horrifie tout autant que l’arrivée au pouvoir de fanatiques religieux potentiellement affiliés à Al-Qaïda et foncièrement hostiles à l’Amérique.
Dans un tel contexte, « jouer la montre », maintenir le statu quo, laisser le conflit se perpétuer, semble une approche séduisante pour les intérêts des États-Unis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des intellectuels influents, tels que Daniel Pipes, n’hésitent pas à plaider vertement pour que les Américains favorisent la prolongation de la guerre civile syrienne ! En ses propres termes : « les puissances occidentales devraient guider les ennemis vers un affrontement interminable en aidant le côté qui perd, quel qu’il soit, de manière à prolonger leur conflit« .12
Passons la teneur abjecte de ces propos… car même d’un point de vue stratégique, ils ne sauraient faire sens. Sans doute commode à courte vue, cette stratégie pourrait en effet s’avérer désastreuse sur le temps long ! Outre les risques d’embrasement de la région toute entière13, négliger les dangers relatifs aux États en déliquescence (failed states) serait une grossière erreur. Gare au retour de flamme ! Les États-Unis ne sont-ils pas encore en train de payer aujourd’hui leur désintérêt pour l’Afghanistan après le retrait soviétique14 ?
Pour en savoir plus à propos de la situation sur le terrain et les risques de propagation du conflit, je vous recommande vivement le dernier rapport publié par l’International Crisis Group datant du 27 juin 2013 et intitulé « Syria’s Metastasising Conflicts ». À télécharger ICI.
[1]http://www.rts.ch/info/monde/5024299-plus-de-100-000-morts-depuis-le-debut-de-la-revolte-en-syrie.html
Le 27 juin 2013, Navi Pillay, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, parle d’au moins 93’000 morts. http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=13488&LangID=E
[2] Karim Emile Bitar, « Guerres par procuration en Syrie, Une révolution otage des enjeux régionaux », La Monde Diplomatique, Nº 711 – 60ème année, Juin 2013.
[3] En ce qui me concerne, j’embrasse ici une conception large du Moyen-Orient, qui, comme celle du Greater Middle East de l’administration Bush, d’ailleurs toujours utilisée par l’actuelle administration (cf. National Security Strategy de la Maison Blanche), inclut notamment l’Afghanistan et le Pakistan, parties intégrantes de l’équation stratégique des Américains, en particulier dans le cadre de leur lutte contre le terrorisme d’Al-Qaïda.
[4]http://drezner.foreignpolicy.com/posts/2013/06/14/why_obama_is_arming_syrias_rebels_its_the_realism_stupid
http://drezner.foreignpolicy.com/posts/2012/08/14/the_syria_policy_that_dare_not_speak_its_name
[5]http://www.bostonglobe.com/opinion/2013/06/21/the-let-burn-strategy-syria/1oFemcOqyICsNs1jdJpiGL/story.html
[6]http://walt.foreignpolicy.com/posts/2013/06/24/what_is_obama_really_doing_in_syria
Pour connaître le point de vue de Stephen Walt s’agissant d’une potentielle intervention américaine en Syrie, regardez la vidéo suivante: http://www.youtube.com/watch?v=HOdOETxVZ2g
[8] Terminologie utilisée par la secrétaire d’État des États-Unis, Hillary Clinton elle-même. http://www.lemonde.fr/international/article/2011/10/06/hillary-clinton-demande-a-l-unesco-de-revoir-son-vote-sur-la-palestine_1583001_3210.html
[10] Un article, sous ma plume, sera prochainement publié sur jetdencre.ch à ce sujet.
[11] Bien que cette analyse soit à de multiples égards séduisante, quelques questions restent à mon sens ouvertes. Le Hezbollah est-il réellement en train de s’affaiblir ? Son implication dans cette guerre civile ne faciliterait-elle pas son effort de recrutement ? Est-ce que l’inaction relative des Américains face à ce massacre à ciel ouvert ne détériorerait pas plutôt leur réputation, leur crédibilité, au niveau mondial ? N’y a-t-il pas un risque majeur d’embrasement du Moyen-Orient, zone éminemment stratégique pour les intérêts américains ? Et si, par manque de soutien aux insurgés, le régime d’Assad finissait par l’emporter, décuplant ainsi l’influence de l’ennemi iranien dans la région ? Qu’en est-il des djihadistes qui prennent une place de plus en plus importante dans un front d’opposition abandonné à sa dérive radicale ?
[12]http://fr.danielpipes.org/12735/soutenir-assad
Daniel Pipes: “Western powers should guide enemies to stalemate by helping whichever side is losing, so as to prolong the conflict.”
http://www.nationalreview.com/articles/345338/case-supporting-assad-daniel-pipes
Cher Christophe, Vous ne m’avez malheureusement pas lu jusqu’au bout; c’est précisément en partie ce que nous expliquons. La série…