[F.Wasmer]
Les pavés volaient sur les boulevards parisiens, il y a tout juste cinquante ans. Durant cette année anniversaire à peine écoulée, les idéaux et l’héritage de Mai 68 ont fait la Une de la plupart des médias, ravivant les débats entourant les utopies de toute une génération. Dans un contexte où le modèle social de l’époque était alors âprement remis en question, il est un projet communautaire plutôt improbable qui a émergé au même moment sous d’autres tropiques : Auroville. Retour en mots sur la découverte de ce lieu peu banal.
Septembre. Déjà deux semaines que je traîne mes baskets dans le spleen et l’idéal du sous-continent indien. Incontinent même, c’est l’effet crazy India paraît-il. Pensant avoir fait le tour des curiosités locales, je rejoins la côte est de l’état du Tamil Nadu pour profiter de quelques jours au calme. Un calme tout relatif au final, tant rester les jambes croisées me rebute. Presque autant que ces culs-de-jatte qui essaient de vous tirer une pièce, si ce n’est une larme. La dureté de certaines conditions vous rend au mieux indifférent, au pire froidement cynique. J’opte pour la seconde option, ça me fait cogiter. Je décide donc de rompre l’ennui des vagues pour retrouver un peu d’excitation, d’inattendu. Il est un lieu dont j’avais vaguement entendu parler dans un passé estudiantin pas si éloigné, qui attise ma curiosité et mon imaginaire géographique: la cité – pas vraiment perdue mais un peu oubliée – d’Auroville. Se trouvant à seulement quelques heures de route de là, je saute sur l’occasion et sur le premier taxi pour m’y rendre, enthousiaste.
Lorsqu’un panneau finit par annoncer l’entrée d’Auroville, je reste pour le moins dubitatif. Pas la moindre ville en vue, ni rien d’ailleurs qui ne corresponde à une certaine continuité ou densité du bâti auxquelles on s’attend lorsque l’on évoque une ville. Ici les bougainvilliers succèdent à d’autres arbres exotiques dont le nom n’est pas précisément répertorié dans mon dictionnaire de la génération hashtags et small talk1. Je m’en remettrai donc en rentrant à mes potes biologistes qui se la pètent avec leur vocabulaire exhaustif et exhaustant2. Ces rangées d’arbres déchirent d’un vert intense l’ocre de la terre et le ciel azur.
Il y a certes quelques bâtisses isolées mais qui restent très discrètes, contrairement aux nombreux barbus blancs et insouciants qui paradent sur des bécanes qui pétaradent. Il s’agit là du seul indice confirmant que je me rapproche enfin du cœur de la cité, me laissant maintenant l’étrange pressentiment que ce projet fou est devenu un nid de hippies et d’idéalistes soixante-huitards. Oui, une poignée de motards torses nus ont suffi à faire émerger en moi mille préjugés inéluctables. Le libre-penseur que je suis [rires] ne supporte pas de voir ses congénères perpétuer les vieux clichés de l’homme3 occidental venu se la couler douce sous les tropiques, désireux de s’affranchir au passage de toutes les normes et contraintes qui l’enchaînaient jadis à ce qu’il appelle le système ; et qui se considère malgré tout supérieur aux autochtones, voire même méprisant, car il a un idéal, lui.
C’est dans cet état si pur de curiosité et d’ouverture d’esprit que je m’apprête à pénétrer la belle inconnue. Cependant, et ce avant qu’elle ne s’offre à moi, quelques préliminaires obligatoires à tout visiteur s’imposent. Il est préférable de sortir couvert sous la structure en persienne, qui rafraîchira les plus enhardis du soleil au zénith, tout en les menant à l’obscurité d’une salle de projection où l’introduction initiatique peut commencer.
Les premières images d’un film un peu défraîchi défilent, le novice s’imprègne de l’idéologie du lieu. Un peu d’histoire mêlée à une subtile doctrine s’impose à quiconque veut découvrir Auroville intra-muros4. La présentation historique du projet est néanmoins riche en enseignements. Nous sommes à quelques encablures de l’ancien comptoir français de Pondichéry. C’est là que débarque Mirra Alfassa en 1920, après y avoir rencontré son mentor quelques années plus tôt, le philosophe indien Sri Aurobindo. De cette rencontre naîtra la construction d’un ashram, réunissant leurs idéologies en une communauté de fidèles. Mais cette quête permanente d’idéal mènera celle qui est désormais surnommée « la Mère » à aller plus loin dans la vision de Sri Aurobindo, décédé en 1950, qui cherchait à créer une nouvelle forme de vie collective plus harmonieuse.
C’est donc sous l’égide de l’UNESCO et du gouvernement indien qu’Auroville est officiellement inaugurée le 28 février 19685. Elle s’inscrit dans un projet durable qui se veut « le lieu d’une vie communautaire universelle, où hommes et femmes apprendraient à vivre en paix, dans une parfaite harmonie, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités »6. L’ambition de « réaliser l’unité humaine », ni plus, ni moins. Tout a été pensé pour construire une société nouvelle avec sa propre philosophie qui se veut un réel modèle de vie, aussi idéaliste soit-il.
L’objectif était de rassembler à terme pas moins de 50’000 habitants issus de toutes les nationalités, dans un ensemble urbain futuriste qui s’intégrerait parfaitement dans son environnement. De la terre aride travaillée par les premiers arrivants naîtrait une ville nouvelle avec ses forêts, ses points d’eau et ses immeubles, formant un écosystème complètement autonome. Sur le papier, ce projet urbain semble cohérent et même en avance sur son temps, car la volonté de faire d’Auroville une ville durable est probablement la vraie révolution du projet. Les autorités locales soutiennent complètement l’idée, preuve qu’il ne s’agit donc pas seulement de l’initiative isolée d’une bande d’illuminés mais surtout d’un vrai laboratoire de recherche à ciel ouvert, unique au monde pour l’époque.
Seulement, le désir – complètement louable – de bannir toute hiérarchie sociale ou métaphysique se heurte non seulement à la réalité du terrain et des pratiques de toute société humaine, qui tendent à générer des avantages pour certains et des inconvénients pour d’autres, donc des inégalités ; mais aussi à la position autoproclamée de sa fondatrice en tant que référence spirituelle supérieure. D’ailleurs la Charte est très claire à ce sujet: « pour séjourner à Auroville, il faut être le serviteur volontaire de la Conscience Divine ». Ainsi, n’importe quel esprit critique descellera vite les quelques biais induits dans l’idéologie de base par ses concepteurs. Le quart d’heure vidéo s’achève donc sur un sentiment aussi mitigé qu’après la lecture de Shantaram7 .
La théorie avalée, je suis fin prêt à m’attaquer au plat de résistance, la visite des lieux. Du lieu, tout compte fait. Je réalise vite que le visiteur n’a guère le choix dans ses errances exploratrices. Suivant un parcours encadré de barrières, le chemin s’enfonce dans un sous-bois à la destination commune à tous. Cette volonté de contenir les touristes, pourtant peu nombreux, ne témoigne pas d’une réelle ouverture d’esprit des Aurovilliens. C’est même en totale contradiction avec leurs principes fondateurs. Peut-être cherchent-ils à se préserver d’une invasion de leur petit paradis ? Ça n’est pourtant pas la ruée… La ville ne compte aujourd’hui que 2500 âmes, majoritairement des Indiens. Peu importe, il aurait de toute façon fallu être motorisé pour pouvoir réellement découvrir librement les environs.
Seuls les plus méritants trouvent leur place dans cette communauté d’où il est plus facile de sortir que d’y entrer. Des prérequis psychologiques sont même demandés, comme par exemple d’avoir « la conviction de l’unité humaine essentielle, et la volonté de collaborer à l’avènement de cette unité » ou encore « la volonté de collaborer à tout ce qui favorise les réalisations futures ». Le touriste profite cependant du bénéfice du doute, surtout que sa visite est relativement fugace. Il n’en est rien pour quiconque souhaitant s’installer ici pour de bon. Chaque nouvel arrivant devra par ailleurs renoncer à la propriété puisqu’Auroville n’appartient à personne en particulier. Auroville appartient à toute l’humanité dans son ensemble. Ça me rappelle vaguement un courant politique encore très en vogue à l’époque.
Mon pèlerinage arrive déjà bientôt à son épilogue et va carrément tourner court. Flamboyant dans son écrin de verdure géométrique, le Matrimandir, « Temple de la Mère » en sanskrit, se laisse enfin découvrir. Ce globe, composé de plus de 1400 disques recouverts de feuilles d’or, brille de mille feux sous le soleil brûlant. J’ai enfin atteint la sagesse, le but ultime ! Prouesse architecturale dont l’intérieur construit de marbre blanc est soumis à un accès réglementé, le lieu est dédié à la méditation et au silence. Il est à la fois le centre géographique et spirituel de la ville, mais aussi l’unique attraction d’intérêt pour les visiteurs, qui ne pourront l’observer qu’à une distance respectable. Grande frustration. Mon 300-millimètres dégainé me permet heureusement d’outrepasser la distance et les clôtures en bois… du moins avec mon œil gauche, c’est déjà ça. J’essaie au hasard de gratter un peu d’or du regard, de graver le moment en mémoire et pas seulement sur pellicule ; mais je repartirai d’Auroville avec plus de questions que de certitudes. Seul le silence est d’or, alors je me tais.
1. Petite conversation en anglais, renvoie à un discours informel et ici à un vocabulaire limité.
2. Fatiguant. Inspiré de l’anglais “exhausted”, fatigué.
3. Peut aussi s’appliquer aux femmes, bien qu’aucune n’ait inspiré la tirade qui suit (ni même défilé seins nus).
4. Formule assez inadaptée à cette ville fragmentée, on en gardera ici un usage symbolique.
5. Toutes ces données (histoire, vision, fonctionnement, etc.) sont répertoriées sur le site officiel d’Auroville (auroville.org).
6. Cet extrait et les suivants sont tirés de la Charte d’Auroville, disponible en ligne.
7. Roman autobiographique, écrit par Gregory David Roberts, dont l’action se déroule principalement en Inde.
Je suis allée visiter Auroville en 1998 . Ce que j'en ai retenu, c'est que j'y ai vu pas mal…