Mercredi 30 mars 2016, une petite révolution s’opère en douceur en République de l’Union du Myanmar (ex-Birmanie). En effet, Htin Kyaw, le nouveau président birman issu de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD)1, vient de prêter serment, après être arrivé au parlement accompagné de son amie d’enfance et fondatrice du parti Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix en 1991. Naypyidaw, « Siège des rois », capitale construite de toutes pièces au centre du pays en 2005, est en ébullition. Et pour cause, Htin Kyaw est le premier président civil à être élu depuis le coup d’État militaire de Ne Win en 1962. Néanmoins, il faudra du temps pour faire réellement évoluer les choses dans une nation encore meurtrie par des décennies de dictature militaire. Revenons sur les pages sombres de l’histoire de ce pays pour mieux comprendre l’importance et le symbole que représente un tel événement.
Un État militaire
Le Myanmar, pays de plus de 50 millions d’habitants répartis en 135 ethnies officiellement reconnues, a subi pendant plus de cinquante ans le régime imposé par la junte militaire. Une période caractérisée notamment par de nombreux combats armés entre militaires et ethnies minoritaires, acculées dans les régions montagneuses du pays. Pendant des années, les ressources sont monopolisées par la junte et ses généraux omnipotents, la population s’appauvrit et les infrastructures se meurent ; mais la foi, religieuse et pacifiste, perdure.
Il faut savoir que l’armée birmane fonctionne comme une véritable institution prétorienne, c’est-à-dire qu’elle soutient complètement le régime dictatorial. Depuis la fin des années 1950, elle est installée durablement à la tête de l’État et en contrôle toutes les ramifications. Elle se revendique d’ailleurs comme l’acteur incontournable de tout processus décisionnel.
L’armée doit en outre sa stabilité à de régulières purges internes, toujours décidées par le haut, ainsi qu’à une forte présence sur le terrain, notamment dans les zones peuplées d’ethnies minoritaires qu’elle a tenté d’asservir, mais aussi au moyen de check-points dispersés dans le pays, ceci afin de contrôler les mouvements de population. Officiellement, sa première fonction est de conduire le pays sur le chemin du développement et de la démocratie tout en sauvegardant l’unité nationale. Autant vous dire tout de suite qu’aucun de ces objectifs n’a été atteint, bien au contraire. Pour faire passer le message, de nombreux panneaux de propagande sont placés à l’entrée des villes et rappellent à la population sa volonté commune.
Dans les faits, la croissance espérée n’a jamais eu lieu et le pays a raté le train du développement. En revanche, les hauts responsables de l’armée se sont assuré un partage monopolistique des ressources de l’État qu’ils dominent. Et les ressources du pays sont loin d’être anecdotiques : pétrole, gaz, bois, or, cuivre, minerais et pierres précieuses que l’on trouve en profusion. Le régime n’est pas inquiété jusqu’en 1988, quand des manifestations à son encontre ont lieu dans les principales villes du pays et se terminent dans un effroyable bain de sang.
Ces massacres coûteront la tête de Ne Win (au sens figuré seulement) qui sera destitué. La junte toujours au pouvoir promet d’organiser des élections libres et, dès lors, la redistribution des richesses sera plus diversifiée par les nouveaux dirigeants, mais tout en gardant une autosuffisance globale pour l’armée. Par cette mainmise sur l’État et ses institutions, ainsi que cette implication du militaire dans le politique, aucune force socio-politique organisée et cohérente n’a pu émerger de la société civile et de la population birmane jusqu’à ce jour.
Un premier espoir fugace
Ces événements sont l’occasion que choisit Aung San Suu Kyi, figure de l’opposition non-violente à la dictature militaire, pour rentrer d’exil et fonder le parti de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD). Elle jouit déjà à ce moment d’une certaine popularité dans le pays, car elle est la fille du général Aung Sang qui fut le héros de l’indépendance en 1948. En 1989, la junte abandonne son système à orientation socialiste pour adopter l’économie de marché, avec la volonté de rompre la position quasi autarcique du pays. Les élections ont finalement lieu en 1990 et la NLD bat tous les autres partis, dont celui des militaires, le National Unity Party. Avec plus de 59%2 des voix, le résultat est sans appel. En conséquence de quoi un deuxième coup d’État éclate et Aung San Suu Kyi est assignée à résidence.
Ces événements précipiteront l’isolement du pays qui sera mis au ban des nations et toutes les aides au développement seront suspendues. L’année suivante, Aung San Suu Kyi, surnommée « la Dame de Rangoun » ou « the Lady », reçoit le prix Nobel de la paix et devient simultanément un symbole de résistance face à l’oppression pour l’ensemble de la population birmane, mais aussi pour la communauté internationale.
Cependant, la situation politique, économique et sociale ne fait qu’empirer sous l’ère Than Shwe (1992-2011), qui dirige son pays d’une main de fer, contribuant notamment à rompre le dialogue national et enterrant par la même occasion tout espoir de démocratie. Le pays subit alors des sanctions de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), mais continue à survivre grâce à l’exportation de ses ressources naturelles et au soutien tacite de la Chine. Selon un professeur d’anglais à Mandalay, interrogé à ce sujet lors d’un voyage sur place en 2006 et souhaitant pour des raisons évidentes garder l’anonymat, le Myanmar exporterait de l’uranium vers la Chine dans la plus grande discrétion.
En 2007, la discrétion n’est en revanche plus au rendez-vous lorsqu’un soulèvement massif des moines se produit à travers le pays, en raison de l’augmentation du prix des produits de première nécessité et du nombre croissant de pénuries dont la population est victime. Malgré tout, la « révolution safran » n’aboutit pas. En effet, malgré le statut religieux des moines et la dévotion généralisée des Birmans – même au sein de l’armée –, l’initiative est fortement réprimée.
Au fil du temps, le système scolaire birman s’est effondré, alors que le pays était jadis l’un des plus modernes d’Asie en la matière. Il faut savoir qu’en 1830, l’accès à l’éducation de base était supérieur à ce qu’il était au Royaume-Uni à la même époque3. Le pays était riche d’une tradition intellectuelle qui a désormais disparu. Pire encore, aujourd’hui cette nation est l’une des plus pauvres au monde, alors qu’au début des années 1950 la Banque mondiale estimait qu’elle deviendrait vite l’une des plus riches d’Asie du Sud-Est. Il faut ajouter aussi, et cet aspect est non négligeable, que la corruption représente un des principaux fléaux du pays. Transparency International a classé le Myanmar parmi les plus corrompus du monde avec la Corée du Nord et la Somalie4 en 2011.
Vers une transition démocratique
Rien ne bouge jusqu’en 2011 où tout s’accélère. Le 31 janvier, le parlement se réunit pour la première fois depuis les élections de 1990 et, quatre jours plus tard, il élit le premier ministre Thein Sein à la présidence. Ce dernier est élu en tant que président civil, mais il s’agit en fait d’un ancien officier de l’armée. Le 30 mars, la junte est officiellement dissoute et transmet le pouvoir à un gouvernement civil, qui reste néanmoins toujours contrôlé par les militaires.
Ces changements inattendus ont lieu pour plusieurs raisons, la principale étant la retraite officielle des leaders de la junte qui se retirent du pouvoir, à l’image du général Than Shwe. En réalité, l’armée avait déjà programmé cette reconversion civile du gouvernement lors de la mise en place d’une nouvelle constitution en 2008, ceci probablement dans une stratégie d’ouverture du pays. Dans ce but, elle a ainsi placé d’anciens militaires en civil aux plus hautes fonctions de la structure étatique.
Dès lors, les nouveaux dirigeants ont clairement changé de stratégie en prônant l’ouverture économique et politique du pays et en multipliant les réformes à partir de l’été 2011. Ces réformes furent plutôt surprenantes, comme la légalisation des syndicats, l’octroi du droit de grève ou encore le droit de manifestation publique.
Par ailleurs, des négociations de paix auraient même été lancées avec les rébellions ethniques, notamment avec les Shan et les Karen, mais le geste était surtout symbolique. D’autant plus que ces dernières années l’attention se porte plutôt sur le sort des Rohingya, groupe ethnique de religion musulmane en proie à de violentes persécutions, notamment menées après quelques venimeux discours de moines bouddhistes très influents. Il en faut toutefois plus pour que le gouvernement daigne s’en préoccuper, les priorités étant ailleurs.
Au niveau international, les signes d’ouverture sont de plus en plus clairs. En décembre 2011, la visite à Rangoun d’Hillary Clinton – alors secrétaire d’État américaine – constitue un pas important dans la reconstruction de la diplomatie birmane. Cet assouplissement des relations avec Washington est en effet crucial dans l’optique de la collaboration entre le Myanmar et les grandes organisations financières internationales comme le FMI, la Banque mondiale et surtout la Banque asiatique de développement (ADB) qui n’avait pas investi dans le pays depuis 1986. L’objectif du nouveau gouvernement « civil » est donc clair : relancer l’économie du pays en levant les différents embargos et en attirant à nouveau les investissements directs étrangers. Ces derniers ont d’ailleurs doublé entre 2011 et 2013, ce qui témoigne de la réaction immédiate et attendue des investisseurs étrangers.
Dans les faits, la croissance est perceptible à tous les coins de rue de Rangoun ; les constructions se multiplient, tout comme les centres commerciaux et les voitures, qui étaient auparavant réservées aux fidèles du régime. Le pays devient attractif avec ses 55 millions d’habitants représentant un marché important. La Chine l’a pour sa part bien compris, car ses entreprises ont déjà investi dans le pays près de 13 milliards de dollars depuis 2010, en grosse partie dans les secteurs énergétique et minier5. D’ailleurs, il est intéressant de souligner que la croissance économique du Myanmar a été de 6,5% en 2013, un chiffre impressionnant comparé à la stagnation du pays sous la dictature. Pour illustrer cette croissance rapide, la Banque mondiale affirme que 3% des Birmans possédaient un téléphone portable en 2011 et que l’objectif du gouvernement birman était d’atteindre 50% de la population en 20156. Pas sûr que l’objectif soit atteint, mais on croit presque rêver quand on pense à la précarité généralisée qui caractérisait encore le pays hier.
L’impact de ces réformes a été logiquement très important sur le tourisme, lequel explose littéralement. On estime que ce secteur est désormais la deuxième source de revenus pour l’État birman, après l’exportation de gaz7. Cette croissance s’explique par la richesse du pays en sites archéologiques d’importance, comme celui de Bagan où une multitude de temples et de pagodes se dressent encore dans cette plaine située entre le fleuve Irrawaddy et le Mont Popa. Les vestiges de cette ancienne capitale témoignent de la grandeur de sa civilisation et contribuent à attirer des curieux du monde entier. L’héritage du bouddhisme theravāda se sent, se voit et s’apprécie de multiples manières, dans un pays où le régime autarcique aura toutefois peut-être contribué à préserver de la mondialisation un héritage culturel atypique, issu de multiples brassages ethniques au fil des siècles.
Des paroles aux actes
Malgré un changement de cap manifeste de la part du gouvernement ces dernières années, il reste beaucoup d’incertitudes concernant l’étendue des réformes engagées en 2011. En effet, si le pays semble acquis à l’économie de marché, c’est encore uniquement une minorité qui en profite réellement. Il semble aussi que l’emprise de l’armée sur les institutions soit profonde et qu’il faudra du temps pour l’éloigner de l’ensemble des administrations publiques, de la justice, des milieux socio-éducatifs et de larges secteurs de l’économie. De plus, il est encore trop tôt pour dire si les réformes ne sont que de la poudre aux yeux pour pousser l’Occident à lever les sanctions à l’encontre du pays, sans qu’il n’y ait de réelle amélioration ni de la démocratie, ni des droits humains qui restent largement bafoués.
Autant dire que l’élection de Htin Kyaw à la tête du pays n’est pas anodine, puisque le gouvernement de transition a respecté le résultat des urnes permettant de nourrir l’espoir d’une démocratie retrouvée. Ce proche d’Aung San Suu Kyi assure même que sa politique s’inscrira dans les principes de cette dernière, qui ne peut accéder au pouvoir suprême en raison de subtiles modifications effectuées dans la constitution par les anciens dirigeants de la junte. Elle hérite en contrepartie, à l’âge de 70 ans, de plusieurs ministères comprenant notamment les affaires étrangères ou l’éducation. Une victoire tout de même, pour celle qui n’a jamais cessé de se battre pour son peuple et qui avait déclaré au monde : « Utilisez votre liberté pour promouvoir la nôtre! ».
Le pays semble donc prendre une voie pleine de promesses, même si dans les faits l’armée s’attribue encore un quart des sièges du parlement. Il faudra donc visiblement du temps et des efforts pour que cette transition démocratique soit complète, bien que les événements récents restent sans précédent. La solution pour le Myanmar réside peut-être dans sa devise : « le bonheur se trouve dans une vie harmonieusement disciplinée ». Ou est-ce qu’au contraire, ce n’est pas cette discipline qui a contribué à son malheur ?
[1] De l’anglais, National League for Democracy.
[2] Source : Democratic Voice of Burma.
[3] VIENNE De, Marie-Sybille, 2012. « Birmanie : L’ouverture politique ne fait pas le printemps », in Projet, 2012/3 n°328, pp 80-86.
[4] Transparency International, Corruption Perceptions Index 2011.
[5] Credit Suisse, Bulletin 1/2014.
[6] Ibid.
[7] Info Birmanie, Rapport sur le tourisme en Birmanie, novembre 2012.
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