International Le 24 novembre 2014

Choragraphies 2 – Ciel nocturne et belle lumière glauque, ou balade d’un insomniaque

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Choragraphies 2 – Ciel nocturne et belle lumière glauque, ou balade d’un insomniaque

Le plateau du Retord depuis le Sorgia en février 2014. La direction est inverse par rapport à ce qui est raconté, et on est en plein jour. Mais comme « regarder loin c’est voir il y a longtemps », ça compense. Non ? Ah bon… © JB Bing 2014

Pré­sen­ta­tion de la démarche de l’auteur et appel à contri­bu­tion :
« Cho­ra­gra­phies [Intro­duc­tion] – Mani­feste pour une géo­gra­phie de trot­toir »

Episode 1 : « Choragraphies 1 – Gunung Kaba (Sumatra), un champ d’expérimentation pour les spéculations métaphysiques ? »


 

 

L’autre jour, une fois de plus, impossible de fermer l’œil après un réveil nocturne. Après une bonne heure à me tourner et me retourner inutilement, vers 4h30, j’ai pris mes cliques et mes claques dans une main, mon chapeau et mes godasses dans l’autre et je suis parti me faire une petite balade sur le plateau du Retord (massif qui culmine à plus de 1300 mètres, sur la rive droite du Rhône, au-dessus de Bellegarde-sur-Valserine).

Le ciel était clair : au début de ma balade, je pus me passer de lampe de poche ; celle-ci n’entra en service qu’une fois sous le couvert forestier. L’absence de pollution lumineuse en bas et de brume en haut était telle que j’eus du mal à reconnaître mes constellations fétiches, noyées dans un amas d’étoiles. Une par une, tout de même, je les ai repérées, connaissant plus ou moins l’orientation des lieux : la Grande Ourse, facile ; à partir d’elle, la Polaire et la Petite Ourse ; Cassiopée, petit W ; et Orion, ma préférée.

Orion renvoie d’abord à une flopée d’histoires et de légendes : depuis le chasseur éponyme jusqu’aux Rois mages (les 3 étoiles également désignées comme « baudrier d’Orion ») en passant par toutes les histoires venues d’ailleurs concernant cet ensemble astral. Ensuite – c’est sentimental – elle fait remonter un flot de souvenirs de mes séjours indonésien et malgache, où elle s’élève bien plus haut dans le ciel et où, si je ne dis pas de bêtise, elle reste visible toute l’année. Enfin, en plus des étoiles, on y distingue à l’œil nu d’autres phénomènes intéressants, comme la « nébuleuse  d’Orion » (dite aussi M 42), qui n’est en fait rien de moins… qu’une pouponnière d’étoiles en train de naître, située à 1350 années-lumière (AL) de la Terre. Cette nébuleuse n’est d’ailleurs qu’une petite partie du vaste « nuage d’Orion », dont d’autres éléments apparaissent si on braque sur eux de petits instruments facilement accessibles (jumelles, petit télescope…).

Conséquence amusante de la relativité einsteinienne : regarder loin, c’est voir il y a longtemps. (D’où, régulièrement, les annonces des astronomes et cosmologistes annonçant que l’on distingue de mieux en mieux la genèse de l’Univers.) La nébuleuse se situant à environ 1350 AL de la Terre – largement derrière les étoiles composant la constellation, donc, puisque par exemple Bételgeuse (son α1), Rigel (sa β) et Bellatrix (sa γ) ne se trouvent qu’à environ 5002, 770 et 244 AL – cela signifie que nous voyons la nébuleuse telle qu’elle était il y a environ 1350 ans (plus ou moins à l’époque où Mu’awiya et Ali rivalisaient pour le pouvoir califal), Bételgeuse quand les Espagnols débutaient la conquête de l’Amérique, Rigel à la fin de l’aventure cathare et Bellatrix alors que J.J. Rousseau galérait et rédigeait les Confessions. Quant au Soleil et la Lune, ils ne nous apparaissent jamais tels qu’ils sont, mais tels qu’ils étaient il y a environ 8 minutes 20 (pour le premier) et 1 seconde (pour la deuxième). Démerdez-vous avec ça pour calculer l’heure à laquelle le Soleil avait rendez-vous avec la Lune, comme le chante le capitaine Haddock…

Cela dit, avec Orion et sa nébuleuse, le Soleil et la Lune, on reste dans notre bout de galaxie. Chez nous, pour ainsi dire. Notre galaxie mesure en effet environ 100’000 AL (il y a 100’000 ans : début de la dernière glaciation…). Un peu plus loin, la galaxie d’Andromède (M 31), visible à l’œil nu elle aussi, se trouve à 2,55 millions d’années-lumière : la lumière que l’on aperçoit aujourd’hui quitta ladite galaxie à l’époque où Homo habilis (grand fabriquant d’outils) s’apprêtait à céder la place à Homo erectus (découvreur du feu). Enfin, hors du visible, on (c’est-à-dire les grands télescopes et les télescopes en orbite type Hubble) capte des photons émis, selon les cas, à l’époque des dinosaures, avant l’apparition du système solaire, voire même avant la naissance de Valéry Giscard d’Estaing.

Donc la Voie lactait et je marchais. Une partie du canton de Genève brillait, mais la masse formée par le Crêt d’eau et le Sorgia3 m’en masquait l’essentiel et me protégeait de cette pollution lumineuse. J’ai fini par quitter la forêt quand, à l’est-sud-est, derrière le confus fond alpin, le bleu nuit commença à pâlir très très doucement. Peu à peu, le Vuache, le Salève et les différents massifs des Alpes prirent consistance et individualité. Le ciel et un rapace nocturne passèrent l’un par toutes les couleurs du spectre, l’autre au-dessus de ma tête faisant des allers et retours.

Et à ces sujets, je remarque trois choses. La première: je n’ai pas été fichu d’identifier l’oiseau : chouette ou hibou ? Ou autre chose ? En tout cas, je me demande bien comment procèdent les naturalistes pour étudier les bestioles de nuit… Ils doivent allier un matériel haut de gamme, une grande habitude et des bons yeux – en tout cas, ça laisse rêveur… La deuxième: quand on évoque un ciel d’aurore et de crépuscule, on parle sans arrêt des variétés de bleu, rouge, orange, rose, etc. Jamais ou presque du vert – à part Le rayon vert, de Jules Verne… Bizarre. Pourquoi ? Et la troisième: si on évoque un « crépuscule glauque », on comprend ce terme comme synonyme de sinistre, désagréable, provoquant un certain malaise. Pourtant, glauque désigne au départ un vert – assez joli, ma foi – légèrement bleu-grisé, l’une des variantes du pers. Quand Homère chante Athéna aux yeux glauques, je doute que ce soit une insulte – mais si Renaud avait casé le terme dans Ma gonzesse, cela m’aurait étonné qu’il l’eût fait en ce sens-là… En tout cas, la beauté du glauque mériterait que l’on réhabilitât cette couleur2.

Kinsale, en Irlande : belle mer glauque. Il y a quelques siècles, Long John Silver y vécut une violente seconde naissance - mais ceci est une autre histoire...

Kinsale, en Irlande : belle mer glauque. Il y a quelques siècles, Long John Silver y vécut une violente seconde naissance – mais ceci est une autre histoire… © JB Bing 2014

Pendant ce temps-là, le brouillard était monté dans les vallées et au-dessus de la plaine de Genève, puis s’était dissous. Je ne voyais plus d’étoiles, la Lune était couchée depuis belle lurette, il ne me restait plus qu’à rentrer prendre mon p’tit-déj’.

 


1. L’union astronomique internationale désigne les étoiles de deux manières : leur nom vernaculaire d’une part (souvent arabe ou latin ; Toutes les étoiles n’en possèdent pas : dans l’ensemble seules les plus brillantes en reçoivent un… sauf exception, telle que « Batistuta » dans la constellation du Lièvre, ainsi officiellement nommée depuis 1996, hommage rendu et cadeau offert à leur joueur-fétiche par les supporters de la Fiorentina) et d’autre part le nom (souvent grec) de leur constellation que précède une lettre grecque (alpha, beta, gamma…) qui leur est attribuée par ordre de brillance décroissant.

2. D’autres estimations disent 642 AL…

3. Le Crêt d’Eau et le Sorgia forment l’extrémité du Grand Crêt du Jura (qui sépare le pays de Gex et la plaine de Genève d’un côté de la vallée de la Valserine de l’autre) ; c’est à leur pied que la Valserine se jette dans le Rhône.

4. S’il y a des lectrices et des lecteurs que mes propos d’arrière-garde indisposent, qu’elles et ils aillent donc lire ailleurs si j’y suis.

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