L'encrier Le 20 mars 2014

Ciels apparents et ombres invisibles

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Ciels apparents et ombres invisibles

Seul dans un bistro, à l’abri d’une bise glaciale, il se rappelait cette brève minute de l’après-midi où son regard s’était perdu. Une compréhension sensible de son chemin, les raisons affectives de son errance toutes présentes, évidentes. La détermination du visible par le caché, tout ce que l’ineffable du vécu avait pu non pas seulement influencer, mais radicalement former de son empreinte, proprement inévitable, médiatisée dans une forme de présence au monde qui n’avait rien d’aléatoire dans sa manifestation. Il s’était dit qu’il devrait écrire là-dessus, et il avait été content de sentir l’inspiration, silencieuse depuis plusieurs semaines, ébaucher quelques phrases dans la douce chaleur du café. Il avait craint que plus tard ne soit trop tard, se demandant s’il ne devait pas profiter du passage de ces quelques mots. Il les inscrivait avec attention dans sa mémoire. « Il faudra que je me souvienne ».

Il faudra que je me souvienne. Que je prenne soin de me souvenir. Que si tout s’est déroulé ainsi, c’est parce que mon cœur et mon corps sont plus forts que tout, émotions premières ou récépissés sensibles de mes croyances, humeurs et sentiments de passage ou traces nerveuses de mon pensé spontané, l’ensemble de ce que je ne domine pas, ou si peu, ou si mal – ou si violemment. (Car oui, c’est le plus souvent avec violence, pensait-il, qu’on tente de se dominer, de se changer). Et que, même blessée, cette organisation d’être involontaire n’en est pas moins puissante pour diriger ma vie. J’ai longtemps cru que je choisissais. J’ai cru que je menais la barque d’autant plus fort que mes choix me plaisaient, me faisaient la gueule belle, l’aura grande, la taille aventureuse: j’avais l’estime en fête quand ils m’inscrivaient le courage au front. Quand le portrait a cessé d’être si plaisant, c’est devenu moins facile. On peut toujours s’imaginer qu’on est l’auteur magnifique d’une vie qui rigole, on devient victime coupable d’une vie qui pleure. L’un dans l’autre, c’est la même farce.

Il me semble qu’on manque à beaucoup d’humilité en s’imaginant être à l’origine de l’état de nos vies, quels que furent les efforts investis pour être là où nous sommes. Tous les efforts du monde ne suffiront pas à expliquer un bonheur, une réussite, une résurrection, un succès… dont les définitions sont aussi partiales que construites, faut-il le souligner, pensa-t-il, regrettant que l’évidence se refuse à l’entendement commun, regrettant aussi de devoir se la rappeler à lui-même, si aisément séduit par la paresseuse idée d’une forme d’existence modélisée à un seul exemplaire. Tous les efforts ne suffiraient de loin pas, à expliquer quoi que ce soit. (Comme aucune soi-disant fainéantise ne saurait rendre compte de ce qui produit un « échec »). On pourrait même encore questionner ce qui fait qu’untel trouve en lui la possibilité de réaliser un effort – supplément de force allant à l’encontre d’un penchant – et un autre pas. La paresse? Vraiment? C’est la seule explication qui vient? Quel effort ne faisons-nous pas, là, pour tenter de mieux comprendre!?! Versant doux et versant sombre de nos errances: tout n’est pas entre nos mains, malgré ce que d’aucuns voudraient nous faire croire – et y parviennent si souvent.

Ne voir que l’effort (ou la volonté, ou n’importe quelle autre instance qui déterminerait tout depuis la décision), c’est s’aveugler sur des contingences aux forces autrement déterminantes. Mais il faut accepter de voir – accepter ou pouvoir, ou faire l’effort, pouvoir faire l’effort, de voir. Les conséquences sont peu séduisantes. Adieu toute-puissance, adieu maîtrise, adieu mythologies volontaristes et d’autres bords connivents. Ce n’est peut-être pas pour rien que la troisième révolution dans l’histoire occidentale de l’humanité, après celles introduites par Copernic et Darwin, se noue autour de mécanismes inconscients qui se joueraient bien de nos volontés, songea-t-il, surpris que de telles notions puissent disparaître du conscient collectif.

Il était à la fois étonné et pas du tout de la séduction qu’opéraient autour de lui toutes les méthodes visant à contrôler son existence, potentialiser son destin et autres formules avenantes. Et il éprouvait une vraie douleur en devinant les valeurs hyper-individualistes secrètement logées dans ces logiques libérales, séduisant de surcroît les mêmes qui parfois prônent – évidemment sans se rendre compte du paradoxe – un retour au sens de la communauté, à la suppression des injustices, ne se retenant pas de mépriser ici un système que par ailleurs ils vénèrent sans discernement. Les informations du sociologue Lorenzi-Cioldi1 étaient parvenues en des recoins trop reculés de son esprit pour s’empêcher de savoir les violences imbriquées dans la croyance en l’ascenseur social, les représentations frauduleuses considérant l’accès aux statuts privilégiés, la légitimation retorse de l’ordre des dominants-dominés au bénéfice de ceux que ça arrange, le tout étant devenu transparent depuis sa lecture, mais restant si opaque à tant d’autres…

L’air venait à lui manquer en songeant que les personnes qui défendaient ces idéologies manifestement méritocratiques étaient les mêmes à vanter les vertus de l’altruisme, de l’intelligence du cœur et de la générosité désintéressée, entre autres manifestations morales et bienséantes de nos comportements. Que les mêmes ambassadeurs de l’Amour puissent adhérer sans condition aux régimes et discours de ces machines à exclusion qui broient des individus par millions, et proclamer haut et fort leur défense inconditionnelle pour les hautes valeurs de la dignité humaine ne le laissait pas calme, non. Mais il se calmait: au fond, tout ça n’était pas bien méchant, que des idées. À moins que… Il ne savait plus. Se disait que le mieux à faire était de transmettre tout ce qui pouvait fissurer un tant soit peu les certitudes de qui se mire dans la blancheur colombine d’une posture n’ayant pour morale que son vernis. Distiller le doute, laisser glisser des billets doux et durs, faire se répandre les déplaisantes rumeurs. Quoi d’autre?

Il faudra que je prenne soin de me souvenir, se répéta-t-il, d’honorer toutes ces présences qui en leur temps furent démises de leur substance. Toutes celles que j’ai refusées de reconnaître, que j’ai méprisées, rejetées, refusant de m’y voir, d’y voir l’expression même de mon vivant, dénigrant ses manifestations qui ne plaisaient à rien de mes idées, de mes besoins – à moins que notre besoin fondamental soit précisément d’être reçus tels que nous sommes, tels que nous devenons sans cesse. Il se souvenait de toutes les étapes dont il avait attendu qu’elles se terminent pour pouvoir se dire qu’il avait commencé de vivre vraiment. Et il sentait encore le tiraillement parfois, pour faire de la place à sa vie comme elle était – parfois si misérable, si ratée, si pauvre et nulle aux yeux de cette conscience qui, universellement et fonctionnellement, trie et refuse, scinde et définit, élit et élimine, exige et annule.

L’enjeu est de taille: avec ou sans efforts, nous sommes en train de vivre ce que nous vivons, et ce que nous sommes en train de vivre n’est peut-être pas si simple d’accès que ça en a l’air. Rien n’y apparaît définitif et absolu, rien n’y semble acquis – vraisemblablement jamais. Il n’est probablement point de port où se reposer ad eternam, point de sommet d’où contempler l’ultime victoire, nulle oasis protégée où trouver l’infini repos – nulle que je connaisse et nulle dont j’ai entendu parler qui soit exempte de paradoxes intenables dans une pensée qui intègre toutes les données du monde. Il se demandait: de faire comme si la difficulté et la souffrance pouvaient ne pas exister et s’y atteler par quelques hygiènes existentielles dont les analyses et les invitations font aussi bien l’impasse sur les complexités subjectives de l’âme humaine que sur les ignominies de la réalité, n’est-ce pas engendrer déjà la violence d’un déni? Le regard perdu, il songeait sans pouvoir répondre à sa propre question.

 


1 Fabio Lorenzi-Cioldi, Les représentations des groupes dominants et dominés, PUG 2002

Commentaires

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chente fou

superbe!!!

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