750 milliards d’euros viennent d’être empruntés par l’Union européenne afin d’aider les régions et les pays les plus touchés par la crise sanitaire et économique. Une première dans l’histoire de la solidarité européenne. À l’heure de la relance économique sur fond de pandémie et de Brexit, Stéphane Lathion nous propose un texte apportant de nouvelles perspectives à une Europe en mal d’union.
Depuis l’Antiquité, le terme « Europe » définit notre continent. Dans la mythologie grecque, Europe est une princesse enlevée par Zeus, métamorphosé en taureau, qui la conduit jusqu’en Crète. Aujourd’hui, elle figure sur les pièces grecques de deux euros. Entre temps, après des siècles de conflits, l’Europe est devenue un espace géographique, politique, social dans lequel les habitants prennent conscience qu’un avenir partagé est possible – nécessaire même – malgré les difficultés à rassembler des identités diverses et multiples pour un projet commun.
En ce printemps 2020, le continent doit faire face à trois défis de taille. Premièrement, la confirmation du Brexit avec ses conséquences économiques et politiques importantes jetant un doute sur l’avenir de l’Union. Deuxièmement et depuis plusieurs années déjà, la gestion difficile des flux migratoires aux frontières extérieures avec un sentiment d’abandon de pays tels que la Grèce, l’Italie et l’Espagne. Les critiques sont nombreuses et les tentations nationalistes avec leur danger sécessionniste ne peuvent être exclues. Troisièmement, une menace extérieure sous la forme du coronavirus qui met à l’épreuve depuis le mois de février 2020 tant les services de santé de tous les pays que le sens de responsabilité et de solidarité de tous les citoyens. Trois défis qui forcent une réflexion de fond sur la pertinence du modèle proposé par les institutions européennes et sur les pistes de réformes envisageables afin de permettre à l’Union de répondre aux enjeux du 21ème siècle.
Réflexions et réformes doivent, selon les acteurs des initiatives présentées ici, s’engager à deux niveaux : d’une part à Bruxelles, avec des changements d’ordre politique1 et économique2, et d’une autre part, à un niveau local, près de chez soi en encourageant et facilitant les initiatives citoyennes, responsables tant en matière d’environnement, d’éducation, de transports « verts », d’aménagement du territoire, etc. Une Europe locale fondée non pas sur la puissance, mais sur la liberté, l’autonomie et la responsabilité civique des citoyens.
L’Europe fédérale, un débat vieux d’un siècle
Penser l’Europe n’a rien de nouveau. Dans les années 1920 déjà, des politiciens français tels qu’Édouard Herriot en 1925 ou Aristide Briand en 1929 parlaient de « Fédération européenne3 » voire même d’ « États-Unis d’Europe ». Ce dernier projet disparaîtra dans les décombres de la crise économique de 1929. Un peu plus tard, l’écrivain autrichien Stefan Zweig également appelait de ses vœux un réveil « citoyen » pour contrer la montée des fascismes sur le continent :
« La désunion et le nationalisme conduisent à la décadence ; ils tirent leur force d’une pulsion de destruction. L’union européenne est la seule formule qui puisse assurer l’avenir des Européens et leur permettre de relancer le processus de civilisation ».4
Utopie qui sera tuée dans l’œuf par le rouleau compresseur nationaliste et le second conflit mondial.
Le débat est relancé dès les années 1950 sous l’impulsion de Monnet, Schuman et De Rougemont ; les premiers jalons de la construction européenne sont posés : il faut garantir la paix, la prospérité et la démocratie sur le continent. Déjà, le débat sur la forme que devrait prendre cette construction fait rage : plutôt fédéraliste ou plutôt « souverainiste ». Pour De Rougemont, si l’on veut unir durablement les Européens, on doit dépasser les fondements politiques (garantir la paix) et économiques (prospérité) pour insister sur la culture commune européenne. Une culture fondamentalement plurielle qui ne pourra jouer son rôle d’unificateur que dans le cadre d’une Union fédérale5.
Aujourd’hui en 2020, la situation semble difficile pour cette Union qui suscite la méfiance et la déception. D’un côté, la consolidation des partis nationalistes un peu partout en Europe ajouté au vote britannique pour le Brexit et les difficultés de sa mise en pratique relancent le débat sur le décalage entre l’Union européenne telle qu’elle est et telle qu’elle pourrait être. De l’autre, la crise sanitaire (avant d’être économique) du coronavirus vient confirmer le décalage de perceptions au sein des pays de l’Union et le sentiment d’abandon de l’Europe du Sud par rapport à une Europe du Nord quelque peu méprisante à leur égard.
On peut craindre que le débat actuel ne soit plus tellement de savoir si l’on veut une Europe fédéraliste ou souverainiste mais plus radicalement si l’Union européenne, en l’état, a encore un sens. La méfiance semble prendre le dessus sur la solidarité. C’était déjà le cas lors de la crise des migrants (et cela continue) où les pays du Nord ont « abandonné » la Grèce, l’Italie et l’Espagne à leur problème de frontière La récente pandémie confirme cette tendance à désigner l’Autre comme responsable de nos problèmes, à ériger des murs et des barrières plutôt qu’à encourager un élan de solidarité envers des membres d’une même famille. Le danger d’une rupture est réel.
Des citoyens responsables de leur avenir
C’est la raison pour laquelle il est encore plus important aujourd’hui d’insister sur des initiatives concrètes qui ont le mérite de proposer une réflexion sur notre avenir commun tout en faisant écho aux paroles d’Aristide Briand :
«Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral; ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter leurs intérêts, de prendre des résolutions communes, d’établir entre eux un lien de solidarité, qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves, si elles venaient à naître. C’est ce lien que je voudrais m’efforcer d’établir. »6
Une bureaucratie bruxelloise perçue comme peu démocratique et focalisée sur une vision économique qui oublie ses citoyens et semble très éloignée des préoccupations des peuples : prospérité (emploi), sécurité, éducation, reconnaissance de sa spécificité, santé, perspectives pour soi et ses enfants… L’idée n’est pas ici de faire l’inventaire des progrès réalisés en 50 ans ou de souligner les lacunes toujours très présentes dans le fonctionnement des institutions – les atermoiements européens face à l’urgence sanitaire vécue en Italie pour illustration – mais plutôt de présenter deux initiatives intéressantes, concrètes, pour penser l’Europe de demain.8,9
Reprenons trois notions pour commencer cette réflexion : citoyenneté, solidarité et république « dénationalisée » sur lesquelles J. Deroin insiste10 et qui sont concrétisées dans les deux projets présentés ci-dessous.
République « dénationalisée » : l’Europe n’a jamais eu vocation à former une nation. Elle ne peut donc l’être que si elle transcende la diversité des identités nationales11. La République est une association politique fondée sur l’égalité des droits et des devoirs des citoyens. Elle peut se passer d’une identité nationale et tirer sa cohésion de l’adhésion des citoyens à l’égalité des droits, à la jouissance des biens communs et au soutien mutuel qu’elle garantit (ou devrait garantir). Ainsi dénationalisée, la République est compatible avec l’Europe. Pourtant, aujourd’hui, certaines inégalités persistent et nuisent à une perception positive de l’Union.
Pour Deroin, « […] les citoyens sont inégalement représentés au Parlement ; ils sont soumis à différents systèmes fiscaux et ont accès à des niveaux de protection sociale variables selon leur lieu de résidence et/ou de travail »12. C’est la raison pour laquelle, l’égalité en droit de tous les citoyens européens constitue l’une des exigences prioritaires de cette République européenne à construire. Parallèlement à cette demande, la solidarité de droit entre les nations européennes devrait se traduire plus souvent dans les actes afin de rendre crédible un projet commun, une direction commune qui motivent et mobilisent les populations du continent, solidairement. On parle ici d’une assurance chômage, une sécurité sociale européenne…
Pour les signataires du Manifeste pour la démocratisation de l’Europe13, leur appel à transformer les institutions et les politiques européennes se base sur des propositions concrètes qui peuvent être adoptées et appliquées en l’état par les pays qui le souhaitent, sans qu’aucun pays ne puisse bloquer ceux qui souhaitent avancer.
Première proposition : la création d’une Assemblée européenne composée à 80% par des députés des Parlements nationaux des pays qui rejoindront le Traité14 (en proportion des populations des pays et des groupes politiques), et pour 20% des membres de l’actuel Parlement européen (en proportion des groupes politiques). En accordant aux premiers une place centrale, on transformera de facto les élections législatives nationales en élections européennes : les députés nationaux ne pourront plus se contenter de critiquer Bruxelles, et n’auront d’autre choix que d’expliquer aux électeurs les projets et budgets qu’ils comptent défendre au sein de l’Assemblée européenne. En réunissant les parlementaires nationaux européens au sein d’une même assemblée, on créera des habitudes de co-gouvernance qui n’existent aujourd’hui qu’entre chefs d’Etat et ministres des finances.
Deuxième proposition : la création d’un Budget de démocratisation discuté et voté par une Assemblée européenne souveraine qui permettrait de doter l’Union européenne d’une puissance publique capable à la fois de faire face aux urgences européennes et de produire un ensemble de biens publics (communs) dans le cadre d’une économie durable et solidaire. Ainsi, l’Union donnerait sens à la promesse inscrite dans le traité de Rome d’une « égalisation dans le progrès des conditions de vie et de travail »15.
Appartenance européenne et citoyenneté régionale
Le laboratoire de recherche sur la démocratie en Europe œuvre sur deux axes. Premièrement par un travail de terrain, de proximité, à travers des formations auprès d’étudiants, d’institutions, afin de promouvoir une meilleure compréhension des réalités européennes autour de trois thématiques : le fonctionnement des institutions de l’Union et les améliorations possibles ; la pensée politique et philosophique européenne ; les questions d’appartenances et d’identités au sein de l’Union. Deuxièmement, la promotion d’une citoyenneté régionale et l’analyse du rôle des institutions démocratiques régionales dans le processus d’intégration européenne16. Cette importance donnée au local, aux régions, rejoint l’idée de Denis de Rougemont, vieille de plus d’un demi-siècle, d’une « Europe des régions ». Les autorités locales et régionales ne font pas que gérer la distribution des fonds publics, elles jouent également un rôle essentiel de liaison entre les citoyens et la politique européenne au sens large. C’est à ce niveau local, régional que le processus démocratique est le plus vécu par le citoyen ; c’est à ce niveau qu’il est important d’agir pour convaincre l’individu de l’importance de son rôle et de la pertinence du projet européen.
Il est urgent que des hommes et femmes politiques osent repenser le modèle européen et le rendent attrayant, dynamique pour la jeunesse, en suivant la direction prise par le projet précurseur Erasmus. L’Europe n’est plus un projet qui fait rêver les Européens. Vu d’ailleurs, l’UE reste un accomplissement majeur du 20ème siècle ; il est de la responsabilité des politiques qu’il soit un moteur pour le 21ème. En ce sens, les récentes prises de positions du président français Emmanuel Macron peuvent être encourageantes. Comme Aristide Briand il y a presque un siècle, on trouve un mélange d’utopie et de réalisme pour rallumer la flamme européenne17. Si l’identité européenne est le résultat d’un projet et d’un processus, si la question sur le « qui nous sommes » est aussi une question sur le « qui nous voulons être », cela veut dire que nous sommes engagés dans et pour une Europe en construction.
Comme l’ont mis en évidence les initiatives démocratiques présentées ci-dessus, il y a au moins deux axes d’actions possibles. Un premier volet global, bruxellois ; négocier des modifications dans le fonctionnement des institutions afin de leur donner un profil plus démocratique, plus compréhensible par les citoyens. La réforme du Parlement proposée par le Manifeste est applicable sans trop de difficultés. De même, un budget de démocratisation tel qu’il est présenté permettrait une avancée indéniable vers une plus grande solidarité interétatique et réduirait certainement le sentiment de méfiance réciproque qui parasite souvent les débats.
Le second volet essentiel à un nouveau projet européen réside dans des initiatives locales, régionales. C’est certainement à ce niveau qu’il est plus facile de revenir à l’essentiel, à l’humain et à son cadre de vie proche. Localement, la responsabilité citoyenne se mobilise de façon évidente, naturelle : l’éducation de mes enfants, la sécurité des routes, la régularité des transports publics, les loisirs, les aires de détentes et les terrains de sport. Nombre de domaines où l’on va pouvoir s’impliquer, agir pour améliorer son quotidien tout en apprenant l’engagement citoyen, responsable, solidaire. Forcément. Ensuite, pour relayer ces actions, les communes vont s’associer et définir les modalités de coopération afin de gérer de façon efficace les problèmes collectifs.
Au-delà de la commune, de la région : une Europe qui part de l’individu
L’Europe ne se construira pas par le haut, décidée par Bruxelles, Paris, Berlin ou Berne ; mais au contraire par le bas, par l’envie, le choix volontaire d’individus s’associant pour faire mieux. Cette Europe des régions (Europe d’en bas) ne dépend pas de l’Union européenne (Europe d’en haut) ; elle peut se faire sans bruit, dans la discrétion voire même à l’insu des États. Elle a l’avantage de ne dépendre que de nous ; simples citoyens. Néanmoins, ce serait encourageant de voir un homme politique reprendre le flambeau laissé par l’intellectuel suisse Denis de Rougemont qui déclarait en mai 1968 :
« Rappelez-vous que votre avenir dépendra de deux combats qui ne font que commencer : la lutte pour la protection de l’environnement et la construction de l’Europe des régions ».18
1. L’Assemblée qui reposerait sur 80% de députés des parlements nationaux et 20% des membres de l’actuel Parlement européen.
2. Le budget commun qui permettrait de doter l’Europe d’une puissance publique capable à la fois de faire face sans attendre aux urgences européennes comme l’accueil des migrants ou encore la gestion de la crise sanitaire telle que celle du COVID-19, et de produire un ensemble de biens publics dans le cadre d’une économie durable et solidaire.
3. Écouter l’extrait du discours de A. Briand à la SDN, à Genève en 1929 : https://www.youtube.com/watch?time_continue=90&v=R_tgjAgd-eM&feature=emb_title
4. S. Zweig, Appel aux Européens, éd.Omnia, Paris, 2014. L’ouvrage traduit deux conférences données par Zweig au début des années 1930 : La désintoxication morale de l’Europe et L’unification de l’Europe.
5. De Rougemont, L’un et le divers, p.50, Genève, 1970. Recueil de plusieurs conférences données à l’Université de Genève. Réflexions qui sont enrichies dans Lettres aux Européens (1970).
6. Lire le très intéressant article de Frédéric Koller : https://www.letemps.ch/monde/leurope-naissait-geneve-1929
7. Image chère à Jacques Delors et reprise par Jean Quatremer dans son ouvrage, Les salauds de l’Europe, Calmann-Lévy, Paris, 2017.
8. https://diem25.org/wpcontent/uploads/2016/02/diem25_french_long.pdf
9. https://europeandemocracylab.org/en/
10. Notions explicitée par Julien Deroin dans son article : https://esprit.presse.fr/article/julien-deroin/pour-une-republique-europeenne-42025
11. Ibidem : https://esprit.presse.fr/article/julien-deroin/pour-une-republique-europeenne-42025
12. ibidem
13. En plus de Thomas Piketty, on trouve Stéphanie Hennette, Guillaume Sacritste et Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Paris, Le seuil, 2017.
14. Traité de démocratisation disponible en ligne (www.tdem.eu)
15. Article 117 du traité de Rome ; voir lien : https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Traite_de_Rome.pdf
16. Regional Parliaments Lab (Regioparl) : https://www.regioparl.com/?lang=en
17. F. Koller , Quand l’Europe naissait à Genève en 1929 : https://www.letemps.ch/monde/leurope-naissait-geneve-1929
18. François Saint-Ouen, Denis de Rougemont et l’Europe des régions, fondation Denis de Rougemont pour l’Europe, Genève, 1998.
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