
© Office fédéral de la statistique (OFS, 2005)
La prison genevoise de Champ-Dollon, surpeuplée, déborde de violence. Submergée, l’administration pénitentiaire genevoise ne parvient plus à garantir des conditions de détention dignes pour les détenus, comme en témoigne une récente décision du Tribunal fédéral (TF) qualifiant de dégradant le traitement infligé à deux d’entre eux1. En réaction à ce jugement, les commentaires se sont mis à pleuvoir sur la Toile : « Champ-Dollon n’est pas un camp de vacances ! » ; « A l’étranger, c’est bien pire ! » ; « Les criminels, des victimes ? On croit rêver ! ». Pour une fois, prenons au sérieux ces remarques : pourquoi donc devrait-on respecter la dignité des prisonniers ?
Les prisonniers, par définition, sont des criminels2. Or, commettre un crime, en particulier contre un de ses pairs, n’est-ce pas accepter de perdre son humanité, en tout ou partie ? Ne serait-ce pas le comble d’accorder au prisonnier-criminel un traitement digne, sachant que c’est précisément ce que ce dernier a refusé d’octroyer à sa victime ? Contrairement à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui considère que les prisonniers sont des êtres humains dotés de droits, on va partir de l’idée que les détenus sont – à l’instar des animaux non-humains selon le Code Napoléon – des biens meubles ambulants. Afin de faciliter notre raisonnement, admettons également que tous les prisonniers soient coupables du crime qu’on leur a reproché d’avoir commis, que le crime en question ait eu une victime, que les conditions de détention devraient être identiques pour tous et, enfin, que les discriminations raciales, parmi d’autres biais, n’existent pas dans notre société.
La conception anti-humaniste a bien des avantages par rapport à l’approche légaliste. Qui dit absence de droits pour les prisonniers dit absence de devoirs pour l’administration pénitentiaire et la société qui la sous-tend. Heureuse implication: nul ni personne ne saurait être tenu pour responsable de la violence qui se déchaîne en prison, du moins quand celle-ci ne touche que les prisonniers. Mais alors, pourquoi devrait-on se soucier des détenus, sachant que ces derniers – n’ayant pas plus de droits qu’un meuble IKEA – ne sauraient être les victimes de quoi que ce soit ?
Une partie des détenus actuels seront les criminels de demain. En pratique, un quart des prisonniers incarcérés à Champ-Dollon ont déjà effectué un ou plusieurs séjours dans cette même prison au cours des trois dernières années3. La question est la suivante : comment les conditions de détention influencent-elles le taux de récidive ? En rendant la vie des prisonniers infernale, en leur interdisant de voir ou de communiquer avec leur famille, de participer à des activités constructives, va-t-on le faire diminuer ? Une fois leur liberté retrouvée, est-ce que les prisonniers, terrorisés à l’idée de replonger dans l’enfer carcéral, vont se métamorphoser en parfaits citoyens, responsables, autonomes et amoureux de leur prochain ? Les traiter aujourd’hui comme des chiens – façon Abou Ghraib – est-ce vraiment la meilleure façon de garantir leur bonhomie demain ? Une fois encore, admettons-le !
Dispose-t-on maintenant des ingrédients nécessaires à l’élaboration d’une politique publique efficace, à même de réduire de façon significative l’insécurité à Genève ? Il est permis d’en douter. La situation dramatique régnant à Champ-Dollon met en péril l’intégrité physique et psychologique des membres du personnel carcéral, dont l’employeur, l’État de Genève, ne parvient plus à assurer la protection. À travers eux, c’est leur famille, leurs proches et leur entourage qui deviennent les victimes de l’impéritie ambiante, soit au bas mot des milliers de personnes dans le canton de Genève. Or, une dégradation supplémentaire et volontaire des conditions de détention risque fort bien d’entraîner avec elle une détérioration des conditions de travail du personnel carcéral, pourtant déjà déplorables.
Donc, tout bien considéré, il vaut mieux traiter les détenus dignement, comme des êtres humains, car il en va de la sécurité du personnel administratif et par extension, de la nôtre. Qu’on le veuille ou non, la prison de Champ-Dollon – éclatant marqueur de l’insécurité sévissant à Genève – fait partie de nos vies et ne peut par conséquent être considérée comme un corps étranger, détaché de la société.
Aménageons l’enfer en prison et il s’invitera, tôt ou tard, dans notre maison.
« De la dignité des prisonniers: un plaidoyer anti-humaniste » de Lukas à Porta est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International
1 Tribunal fédéral, (2014). « Conditions de détention au sein de la prison genevoise de Champ-Dollon ». Arrêts du 26 février 2014 (1B_335/2013, 1B_336/2013, 1_B369/2013, 1B_404/2013). Communiqué de presse du TF: http://www.bger.ch/fr/press-
2 Cette proposition, incorrecte, permet de simplifier le raisonnement présent dans l’article et ne doit être tenue pour vraie que le temps nécessaire à la lecture de ce dernier, à l’instar d’autres assomptions. A noter que l’établissement pénitentiaire de Champ-Dollon n’a pas été pensé pour accueillir des prisonniers exécutant leur peine: ladite proposition est donc particulièrement contestable dans le cas traité ici. Privée de prison dédiée à l’exécution des peines, le Canton et la ville de Genève ont dû se résigner à mélanger des prévenus et des délinquants dans le même établissement, pour le bien-être des premiers sans doute…
3 Département de la sécurité à la prison de Champ-Dollon, (2013). « Prison de Champ-Dollon. Rapport d’activités 2012 ». Page 10.
Merci d'avoir partagée votre réflexion sur le cas Norvégien. La question du taux de récidive est effectivement critique, et devrait…