Genre Le 18 septembre 2019

Droits sexuels en Suisse, un régime à plusieurs vitesses

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Droits sexuels en Suisse, un régime à plusieurs vitesses

Graffiti sur une porte © Lior Paparou

Établir la situation juridique des droits sexuels en Suisse pour tou·te·s ses habitant·e·s en mettant en miroir le traitement juridique des personnes de nationalité suisse et celui des personnes étrangères, voici ce que Lior Paparou nous propose dans cet article de synthèse. Si l’appartenance au sexe féminin ou l’orientation sexuelle sont synonymes de discriminations ou de mauvais traitements, l’auteure explique que le fait d’être étranger·ère complique sensiblement la situation.


 

La sexualité des personnes, dont la liberté relève du domaine privé par excellence, n’a jamais autant intéressé le domaine public que ces dernières années. En effet, en décembre 2018, la Cour suprême indienne dépénalisait les relations homosexuelles entre adultes consentants alors que ces dernières demeuraient une infraction pénale jusqu’en décembre 20131. En janvier 2014, une loi relative à l’interdiction du mariage homosexuel comportant des dispositions extrêmement répressives a été promulguée au Nigeria2. Depuis quelques années, les « mareas verdes »3 déferlent dans les rues argentines pour revendiquer le droit des femmes à un avortement légal et fiable4. En Russie, le président Vladimir Poutine vient tout juste de faire voter une loi sur la dépénalisation des violences domestiques5. Et enfin, au niveau suisse, le Conseil des États vient récemment d’accepter un projet de loi mettant en place un congé paternité de deux dérisoires petites semaines6. Les lois et règlements démontrent que les droits sexuels touchent un grand nombre des aspects de notre société et que chaque région en propose une interprétation spécifique.

 

Les droits sexuels, c’est quoi ?

Définir un droit est indispensable à sa reconnaissance. Or, les droits sexuels n’ont pas de définition ni de place bien précise dans l’ordre juridique suisse ou international. N’étant pas spécifiés ni fixés dans un acte international, ils restent des droits quelque peu imprécis qui s’insèrent de façon très aléatoire au sein du système juridique de chaque État. Bien qu’ils ne soient pas reconnus dans un instrument ayant force juridique – c’est-à-dire un instrument qui est contraignant à l’égard de l’État qui le signe –, ils sont tout de même définis dans certaines Déclarations et Principes, et également abordés par différents organismes. En d’autres termes, les droits sexuels ne représentent aujourd’hui qu’une obligation morale, un peu brumeuse.

Aujourd’hui, selon Santé Sexuelle Suisse7, organisation faîtière regroupant les centres de consultation et de formation pour la santé sexuelle en Suisse, « les droits sexuels constituent un ensemble de droits relatifs à la sexualité qui émanent des droits à la liberté, à l’égalité, au respect de la vie privée, à l’autonomie, à l’intégrité et à la dignité de tout individu ». Ces derniers sont notamment énumérés dans la première Déclaration traitant des droits sexuels : la Déclaration de l’International Planned Parenthood Federation (IPPF). Ils apparaissent dans neuf des dix articles qui la composent (voir le détail ICI).

 

Alors, c’est quoi le problème ?

Il est important de savoir que ces droits existent déjà puisque les droits sexuels représentent finalement les droits de la personne humaine liés à la sexualité8. Autrement dit, ces droits apparaissent déjà dans des instruments juridiques internationaux reconnus par les États et ayant force contraignante, mais ne sont pas envisagés dans une perspective de sexualité en tant que telle. Pour illustrer cela, prenons le droit à la liberté de penser : ce droit est reconnu dans des instruments tels que la Déclaration universelle des droits de l’[être humain]9, la Constitution fédérale suisse10 ou encore dans la Convention de sauvegarde des droits de l’[l’être humain] et des libertés fondamentales11. Il s’agit donc d’un droit dont les justiciables peuvent se prévaloir dans n’importe quel domaine. Par exemple, si nous prenons une perspective de pensée scientifique, chaque citoyen·ne a le droit de penser que la terre est plate. Personne ne peut être condamné à mort en raison du fait qu’il pense que la terre est plate. Dans la perspective des droits sexuels, on envisage le droit à la liberté de penser librement sa sexualité sans intrusion quelconque d’une pensée majoritaire.

Ainsi, le principal obstacle international qui reste à dépasser dans le domaine des droits sexuels est la mise en œuvre d’un instrument juridique international contraignant. Bien entendu, l’élaboration d’un tel instrument aurait pour prémisse un positionnement de la communauté internationale sur l’existence et la reconnaissance des droits sexuels. Or, dans le monde aujourd’hui, les « droits reproductifs [ne sont] reconnus que dans 18% des pays »12. Le chemin vers la réalisation d’un tel instrument est encore long. Toutefois, une concordance internationale permettrait déjà aux États d’atteindre des objectifs clairs tels que, pour commencer, la protection par des normes pénales des personnes victimes de violation de leurs droits en raison de leur orientation ou appartenance sexuelles.

Avant de s’occuper des difficultés internationales qui restent à surmonter, nous pouvons d’abord faire état de la situation juridique des droits sexuels en Suisse. À l’échelle nationale, il est intéressant de présenter l’(in)existence des droits sexuels dans l’ordre juridique ainsi que de mettre en miroir le traitement juridique des personnes de nationalité suisse avec celui des personnes étrangères dans ce domaine13.

Hoy es justicia © Lior Paparou

 

Persécutions liées à l’orientation sexuelle

En ce qui concerne la situation juridique des personnes n’étant pas hétérosexuelles en Suisse, dans le domaine des relations familiales, nous constatons que leur union ne peut être légalisée que par le partenariat enregistré et que ce dernier n’octroie pas autant de droits que le mariage, notamment celui de l’adoption. Pour les personnes étrangères, l’orientation sexuelle ne donne pas lieu à une différence de traitement en droit, puisque le·la partenaire enregistré·e est assimilé·e dans tous les régimes au·à la conjoint·e. Même si la Suisse n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe, nous pouvons dire que la situation est la même pour les personnes de nationalité suisse et les personnes étrangères.

En Suisse, malgré l’interdiction de la torture, des peines ou traitements inhumains ou dégradants prévue à l’article 3 de la CEDH14, aucun article pénal ne sanctionne spécifiquement les actes homophobes. Dans le domaine des personnes étrangères, l’orientation sexuelle n’est pas reconnue comme un motif d’asile. Cependant, les persécutions liées à l’orientation sexuelle sont protégées par le biais du motif du « groupe social déterminé »i. Au vu des nombreuses persécutions subies par les personnes en raison de leur orientation sexuelle, il est choquant de constater que la loi est dépourvue d’une protection spécifique des personnes non hétérosexuelles. De plus, le·la demandeur·euse d’asile peine souvent à démontrer son orientation sexuelle puisque justement, il·elle s’en cache…

 

Persécutions liées à l’appartenance sexuelle

En ce qui concerne l’appartenance sexuelle, la problématique des violences domestiques concerne majoritairement les femmes. Selon la communauté internationale15, même si une lacune concernant la prévention des violences domestiques persiste – aucun article législatif ne prévoit la mise en place de dispositifs permettant de prévenir une éventuelle récidive –, la législation protège bien les victimes suisses. En revanche, les victimes étrangères ne bénéficient pas de la même protection : en dénonçant les violences subies, il se peut que leur autorisation de séjour soit retirée en raison du fait qu’elles ne sont plus au bénéfice d’une autorisation de séjour liée à leur union maritale. De plus, dans le domaine de l’asile, il incombe à la victime d’apporter la preuve qu’elle subit des violences domestiques. Elle doit notamment démontrer que les violences domestiques revêtent une « certaine intensité »16. Cela pose problème puisqu’avec cela la jurisprudence crée un seuil de gravité en-deçà duquel il est acceptable de subir une forme de violence. De plus, cela porte à confusion dans la mesure où parler d’un degré d’intensité focalise le regard sur les violences physiques en omettant celles d’ordre psychologique. Au regard des critiques adressées à la Suisse par les instances internationales17, la Confédération helvétique ne protège pas suffisamment les victimes étrangères de violences conjugales.

 

Persécutions liées au genre

Au sujet des persécutions liées au genre, le système légal suisse ne reconnaît pas l’appartenance au sexe féminin comme motif d’asile, mais rattache les problématiques liées au genre à la catégorie du « groupe social déterminé ». L’ordre juridique suisse proscrit les mutilations génitales féminines mais ne pose aucun cadre légal concernant les opérations d’assignation sexuelle, soit les opérations exécutées sur les enfants intersexes, dont les parents et les médecins choisissent le sexe à la naissance.

En droit des personnes étrangères, les victimes de mutilations génitales féminines obtiennent le plus souvent l’admission provisoire.

Les mariages forcés, eux, sont interdits en Suisse mais il existe peu de cadres institutionnels d’aide aux victimes.

Pour ce qui est du crime d’honneur, il n’est pas spécifiquement interdit par le Code pénal suisse, mais l’est au travers des articles qui concernent les atteintes à la vie. Les demandeurs·euses d’asile peinent à prouver le danger d’un crime d’honneur puisque c’est au stade de la menace de ce dernier qu’il est recommandé d’en apporter la preuve. De plus, dans les pays dans lesquels ces crimes ont lieu, les crimes sont légalement prohibés par la loi et l’asile en Suisse est donc très peu souvent accordé pour ce motif.

Ensuite, il existe un cadre juridique protégeant des discriminations liées à l’appartenance au sexe. Nous constatons en Suisse que les discriminations se jouent surtout dans le monde professionnel. Par exemple, si l’État garantissait de manière plus effective l’« empowerment » des femmes, autrement dit, une meilleure intégration des femmes au sein de la société, elles auraient un meilleur accès et contrôle des ressources (comme le capital, la terre ou l’héritage) et une meilleure connaissance de leurs droits. À ce sujet, les Comités internationaux, tels que le comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, invitent la Suisse à renforcer l’égalité dans le domaine du travail18.

En ce qui concerne les personnes victimes de lois discriminatoires dans leur pays demandant l’asile en Suisse, le Secrétariat d’État aux migrations commente qu’être victime d’une loi discriminatoire n’est pas un motif d’asile suffisant et qu’il faut que le·la demandeur·euse démontre son attitude ouvertement oppositionnelle à la mesure discriminatoire pour que l’asile puisse lui être accordé. Même si ce n’est pas un motif d’asile, il peut cependant venir étoffer la demande.

Originellement, la Convention relative au statut des réfugié·e·s ne prenait pas l’appartenance à un genre comme motif d’asile, par la suite, dans ses Principes directeurs de 200819, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugié·e·s a estimé que le genre devait être compris dans la notion de réfugié·e. La Suisse n’ayant pas intégré le genre comme motif de persécution mais l’ayant plutôt rattaché à « un groupe social déterminé »20, la Confédération ne répond pas parfaitement à l’invitation faite par le HCR en ce qui concerne les persécutions liées au genre.

 

Protection des droits reproductifs

Concernant la protection des droits reproductifs, soit tous les droits liés à la reproduction, nous observons qu’elle est adressée principalement aux femmes. Toutefois, l’impossibilité d’accès aux méthodes de planification familiale comme l’interdiction de l’avortement n’est pas un motif suffisant pour demander l’asile en raison du manque d’intensité de la persécution. En effet, la Haute Cour estime qu’une femme qui se voit interdire une interruption volontaire de grossesse dans son pays ne remplit pas la condition de « persécution » pour obtenir l’asile, puisqu’elle n’est pas particulièrement persécutée par rapport au reste des femmes21.

 

Conclusion

Si l’appartenance au sexe féminin ou l’orientation sexuelle sont synonymes de discriminations ou de mauvais traitements, il est certain que le fait d’être étranger·ère en Suisse complique encore plus la situation. En effet, les personnes étrangères en Suisse doivent redoubler d’efforts pour faire reconnaître leurs droits. Elles sont clairement discriminées au regard du droit suisse et se trouvent dans des conditions parfois trop précaires pour se défendre. La Suisse qui se prétend être un État de droit devrait sérieusement respecter les recommandations qui lui sont faites afin d’améliorer sa politique migratoire.

Pour terminer, afin qu’une reconnaissance positive des droits sexuels soit faite, un certain nombre de mesures devraient être mises en place. Par exemple l’« alphabétisation juridique »22 des droits sexuels. Afin que les victimes soient plus à même de comprendre et de revendiquer leurs droits, il s’agirait de traduire les textes officiels et informatifs dans d’autres langues pour les rendre plus accessibles. Ensuite, les États devraient mettre l’accent sur une stratégie d’« empowerment » des femmes. L’idée est de développer la capacité des femmes à s’approprier leur pouvoir décisionnel dans une société où elles ne peuvent pas vraiment l’exercer. Par exemple, l’ancrage juridique de la discrimination dite « positive » afin que les femmes aient formellement une place au sein des institutions nationales. Enfin, il est certain qu’un effort qui serait initié par la société civile favoriserait une réelle impulsion dans le milieu juridique. Il convient de mentionner des initiatives telles que la marche nocturne du 8 mars qui a eu lieu à Genève ou à la grève du 14 juin qui s’est déroulée dans toute la Suisse. De nombreuses impulsions populaires naissent dans le terreau fertile de la société civile et mûrissent par la suite dans des textes législatifs d’importance.

 


Références

1. Disponible sur : < https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/09/06/inde-la-cour-supreme-depenalise-l-homosexualite-une-decision-historique_5351017_3216.html>

2. Disponible sur :< https://www.lemonde.fr/afrique/article/2014/01/13/le-nigeria-promulgue-une-loi-interdisant-l-homosexualite_4347396_3212.html>

3. Littéralement les « marées vertes », ces personnes sont appelées ainsi car elles portent un foulard vert lorsqu’elles sortent défiler.

4. Disponible sur :< https://www.efe.com/efe/america/sociedad/la-marea-verde-argentina-vuelve-a-carga-por-legalizacion-del-aborto/20000013-3987141>

5. Disponible sur : < https://www.lemonde.fr/europe/article/2017/01/26/contre-les-valeurs-occidentales-la-russie-depenalise-les-violences-domestiques_5069197_3214.html>

6. À lire sur : < https://www.letemps.ch/suisse/conseil-etats-dit-oui-un-conge-paternite-deux-semaines>

7. Site de Santé Sexuelle Suisse : <https://www.sante-sexuelle.ch/fr/nos-activites/droits-sexuels/>.

8. Selon l’esprit de la Déclaration International Planned Parenthood Federation.

9. https://www.ohchr.org/EN/UDHR/Documents/UDHR_Translations/frn.pdf

10. RS 101

11. RS 0.101

12. GAUTIER Arlette, Où en sont les droits reproductifs comme droits humains dans le monde ?, in Chronique féministe n°114, juillet/décembre 2014, p.13.

13. Le terme « personnes étrangères » peut vouloir dire beaucoup de choses mais, dans le langage juridique, il regroupe différents régimes juridiques qui s’appliquent selon la raison de la présence de la personne sur le sol helvétique notamment le régime ordinaire, le régime asile, le régime ALCP ou celui des personnes sans statut légal.

14. Convention de sauvegarde des droits de l’[être humain] et des libertés fondamentales, RS 0.101

i. Selon le principe du non-refoulement énoncé (notamment dans des instruments de protection des droits de la personne humaine tels que la CEDH, la Convention ONU contre la torture ou le Pacte ONU II,) nul ne peut être contraint à aller dans un pays où sa vie, son intégrité corporelle ou sa liberté seraient menacées, en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social déterminé ou de ses opinions politiques. Il s’agit d’une sorte de catégorie « fourre-tout » de protection.

15. Lire notamment : Deuxième Examen Périodique Universel de la Suisse, p.4 ; Comité des droits économiques sociaux et culturels, Observations finales, p. 3.

16. Notion jurisprudentielle. Lire parmi de nombreux arrêts : ATF 2C_554/2009

17. Voir note 14

18. Site de la Confédération suisse : <https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/communiques.msg-id-64574.html>.

19. Disponibles sur :

<http://www.unhcr.org/fr/4ad2f7f61d.html>

20. SEM, Manuel Asile et retour, Article D7 : les persécutions liées au genre, p.6.

21. Aucun cas jurisprudentielle ne s’est toutefois présenté jusqu’à présent.

22. Au travers de campagnes telles que #Balance ton porc, #MeToo, #Ni Una Ni Menos, etc.

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