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PARTIE 1 : INTRODUCTION
PARTIE 2 : RÉTABLIR UNE CERTAINE VÉRITÉ
PARTIE 3 : NON-ALIGNÉ MAIS PAS FOU À LIER
PARTIE 4 : VERS UN ÉQUILIBRE DE LA TERREUR AU MOYEN-ORIENT?
Avec les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki les 6 et 9 août 1945, le monde entier a brutalement basculé dans une ère absolument nouvelle, celle du nucléaire. Dès lors, la peur d’une apocalypse nucléaire n’a cessé de s’inviter dans l’imaginaire collectif, tant le pouvoir dévastateur de la bombe atomique fascine et terrorise. Face à un tel potentiel annihilateur, capable de mettre en péril la pérennité de l’espèce humaine, la raison la plus élémentaire commanderait une condamnation absolue. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise si l’Organisation des Nations Unies (ONU) s’est fixé comme objectif prioritaire l’éradication complète de l’arme ultime.1
Malgré cette terrifiante épée de Damoclès, certains trouvent à l’arme nucléaire des vertus bénéfiques, de par la stabilité internationale qu’elle serait susceptible d’apporter. C’est le cas de Kenneth Waltz, sans doute le théoricien des Relations Internationales le plus influent de l’après Deuxième Guerre mondiale. Déjà en 1981, il arguait dans un article provocateur que “plus [d’armes nucléaires] serait peut-être mieux”.2 L’argument s’inscrit dans la lignée de la théorie de la dissuasion qui, comme son nom l’indique, attribue à la bombe atomique un fort effet dissuasif, en raison de la terreur qu’elle éveille. En substance, l’idée fondamentale est que tout État, nucléaire ou non, qui s’adresse à une puissance nucléaire devient prudent et modéré. Par peur de représailles massives, il est dissuadé de toute attitude irresponsable.
Partant de cette logique, Waltz effectue un pas supplémentaire en affirmant que la multiplication des puissances nucléaires dans le monde aurait un caractère stabilisateur et pacificateur, ce qui serait foncièrement positif. Une telle vision suscite immanquablement une interrogation : quelles seraient les conséquences concrètes d’une acquisition de l’arme nucléaire par la République islamique d’Iran ?
Une pax atomica moyen-orientale ?
Trente-et-un ans plus tard, Kenneth Waltz persiste et signe par la publication d’un article audacieux intitulé “Pourquoi l’Iran doit acquérir la bombe”.3 Il y argumente que loin de perturber davantage une région déjà tumultueuse, la bombe atomique iranienne n’amènerait que plus de stabilité. Le même point de vue est d’ailleurs soutenu par John Mearsheimer, professeur émérite de l’Université de Chicago et véritable ponte dans le domaine des Relations Internationales.4
Évidemment, nul besoin d’être grand clerc pour imaginer les raisons qui poussent Israël à vouloir maintenir son exclusivité atomique dans la région. Comme De Gaulles le soulignait déjà, lorsque les États-Unis s’efforçaient d’empêcher Paris d’acquérir la bombe nucléaire, “le monopole, tout naturellement, apparaît à son détenteur comme le meilleur des systèmes.”5 Toutefois, et c’est là que le bât blesse, nombre de chercheurs s’accordent sur le fait qu’une telle situation d’asymétrie nucléaire est fondamentalement déstabilisatrice,6 rejetant ainsi le blâme de l’instabilité régionale sur l’État hébreu.7
Selon cette logique, le camp non-armé (l’Iran), se sentant relativement faible et vulnérable, cherchera inéluctablement des moyens de renforcer sa sécurité, même au prix d’initiatives périlleuses. Parallèlement, le camp armé (Israël et les États-Unis) n’hésitera pas à user de “toutes les options sur la table”, y compris une guerre préventive, afin de conserver son monopole. La conjonction de ces mouvements stratégiques croisés conduit ainsi inévitablement à une situation volatile, voire explosive. A l’inverse, si l’Iran venait à obtenir la bombe, la logique de la dissuasion s’imposerait et les relations entre ces États seraient plus stables, pas moins.
Toutes les tentatives de dépeindre l’Iran comme un acteur irrationnel ne visent en réalité qu’à démontrer que la logique de dissuasion ne pourrait aucunement s’appliquer à eux. Toutefois, tout porte à croire que les dirigeants iraniens recherchent la sécurité nationale et la survie du régime, sans afficher aucune tendance suicidaire,8 et donc que la dissuasion s’exercerait. Il serait ainsi tout à fait absurde pour la République islamique d’Iran d’user de l’arme atomique à des fins offensives car toute première frappe nucléaire serait synonyme de riposte massive et donc d’autodestruction. C’est notamment ce que relevait Jacques Chirac en 2007, dans un off non-respecté lors d’une interview pour le New York Times : “Où la lacheraient-ils cette bombe? Sur Israël? Elle n’aurait pas fait 200 mètres que Téhéran serait rasé.”9 Au delà de l’improbabilité d’un échange nucléaire, on peut penser qu’un équilibre atomique limiterait drastiquement la fréquence et l’intensité des guerres conventionnelles dans la région, le risque d’escalade étant rédhibitoire.10 Pour reprendre les mots de John Mearsheimer, “les armes nucléaires étant des armes de destruction massive pouvant amener à l’annihilation de pays entiers, elles rendent la perspective d’une guerre particulièrement invraisemblable”.11 La stabilité régionale ne s’en trouverait ainsi qu’accrue.
A priori, ce raisonnement paraît séduisant, et ce d’autant plus qu’il semble se vérifier historiquement. L’exemple paradigmatique est sans aucun doute celui de l’Inde et le Pakistan, ces deux frères ennemis dont les relations se sont significativement apaisées suite à leur nucléarisation. Plus généralement, depuis l’entrée dans l’ère nucléaire, il y a de cela près de septante ans, jamais une puissance nucléaire ne s’est attaquée aux intérêts vitaux d’une autre puissance en possession de l’arme atomique.12 La Guerre froide, qui a vu les deux superpuissances mondiales se tenir en respect pendant plus de trois décennies, vient parfaitement illustrer cet état de fait. Ce que nombre d’analystes avancent depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, c’est que le très faible degré de conflictualité du système international depuis l’après-guerre, sans précédent dans l’Histoire, est essentiellement dû aux effets dissuasifs de l’arme ultime.13
En outre, d’aucuns pourraient rétorquer que galvanisés par le bouclier protecteur de la bombe atomique, les dirigeants perses redoubleraient d’effronterie et d’agressivité dans leurs agissements sur la scène régionale, voire mondiale. La crainte d’un transfert direct de la technologie nucléaire à certains groupes considérés comme terroristes, tels que le Hezbollah, est parfois même évoquée. Ces inquiétudes doivent toutefois être relativisées. L’Histoire montre, en effet, que lorsqu’un État acquiert la bombe nucléaire, et rentre ainsi dans la cour des grands, il prend la pleine mesure de la hauteur des enjeux, ce qui le discipline et responsabilise immanquablement. Dans les termes de Waltz : “nous avons aujourd’hui neuf ou dix puissances nucléaires, et dans tous les cas l’effet de l’acquisition de la bombe atomique a été de calmer les choses”.14 Ainsi, comme l’Inde et le Pakistan, la Chine de Mao devint bien moins belliqueuse après l’acquisition de l’arme ultime en 1964. Quant à l’idée d’un transfert vers des groupes terroristes, il serait absolument absurde de penser qu’un pays ayant investi des milliards sur des décennies pour développer un arsenal nucléaire en cède une partie à des groupes imprévisibles et hors de contrôle.
Loin des canons habituels mais pas absurde
Malgré ces éléments rassurants, peut-on conclure à l’absence de risques? Une guerre serait-elle totalement exclue? Répondre à ces questions par l’affirmative relèverait de la plus basse malhonnêteté intellectuelle. L’Homme n’est, en effet, jamais totalement à l’abri d’une erreur d’appréciation, d’autant plus que nous vivons dans un monde d’une extraordinaire complexité face à laquelle aucun service de renseignement n’est infaillible. Il suffirait d’une méprise pour précipiter l’humanité dans un hiver nucléaire. De plus, un scénario cauchemardesque, bien qu’extrêmement improbable, pourrait voir un conflit de basse intensité éclater et dégénérer en une spirale incontrôlable qui s’achèverait dans une conflagration nucléaire. Dans cette configuration, le manque d’effectivité des canaux diplomatiques israélo-iraniens ne vient pas améliorer la donne. Enfin, les dangers liés à l’inexpérience de dirigeants ayant fraîchement acquis l’arme ultime ne doivent pas non plus être négligés.
En somme, les risques paraissent infimes, mais existent bel et bien. Et considérant le monstrueux pouvoir de destruction de la bombe atomique, aucune légèreté n’est tolérable. Toutefois, bien qu’il soit impossible de prédire avec certitude les effets d’une nucléarisation de l’Iran pour la région moyen-orientale, l’argument central de Kenneth Waltz reste pertinent. Même si ce dernier est probablement trop euphorique quant aux vertus stabilisatrices de l’arme atomique, il paraît clair que le péril d’un Iran nucléaire est trop souvent grossièrement exagéré.
Ceci dit, une analyse honnête des conséquences d’une bombe atomique perse pour la région et le monde ne saurait se passer d’une dernière question, à savoir celle de la prolifération. D’autant plus que c’est précisément cet aspect qui semble réellement inquiéter la plupart des spécialistes sérieux. Aussi, nous nous focaliserons sur cette problématique lors du prochain épisode. Ne manquez pas au rendez-vous!
PARTIE 5 : LA THÉORIE DES DOMINOS MISE À MAL
1 Site web de l’Organisations des Nations Unies (ONU).
http://www.un.org/fr/disarmament/
2 WALTZ, Kenneth, “The Spread of Nuclear Weapons : More May be Better : Introduction”, The Adelphi Papers, Vol. 21, n° 171, 1981.
3 WALTZ, Kenneth, “Why Iran Should Get the Bomb : Nuclear Balancing Would Mean Stability”, Foreign Affairs, Juillet/Août 2012.
4 Interview de John Mearsheimer et Dov Zakheim par Jody Woodruff pour PBS Newshour, 9 juillet 2012.
http://www.pbs.org/newshour/bb/world/july-dec12/iran2_07-09.html
5 Conférence de Presse du Général De Gaulles, Paris, 14 janvier 1963.
6 RAUCHAUS, Robert, “Evaluating the Nuclear Peace Hypothesis : A Quantitative Approach” , Journal of Conflict Resolution, Vol. 53, N° 2 (Avril 2009), pp. 258-277.
7 WALTZ, Kenneth, op. cit. 2012
8 MANNING, Robert, « A Response to Waltz : Why Iran Shouldn’t Get the Bomb », The Diplomat, 20 juillet 2012
9 Interview de Jacques Chirac pour le New York Times, 1 février 2007.
http://www.nytimes.com/2007/02/01/world/europe/01france-text1.html
10 WALTZ, Kenneth, op. cit., 2012.
11 Interview de John Mearsheimer, op. cit.
12 Interview de Kenneth Waltz par P. J. Torba pour PBS Newshour, 6 juillet 2012
http://www.pbs.org/newshour/rundown/2012/07/among-those-who-study-international.html
13 LUTTWAK, Edward, “Of Bombs and Men”, Commentary, Août 1983, p.82.
14 WALTZ, Kenneth, op. cit, 2012.
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