Kolbeinn Sigthorsson, attaquant du FC Nantes, né en 1990 et pur produit de cette révolution du football islandais.
RÉVOLUTION FOOTBALLISTIQUE, RÉVOLUTION POLITIQUE : LE MYTHE INSULAIRE SE POURSUIT
En économie comme en football, l’Islande a fait un choix contre-nature – celle des tenants du néo-libéralisme du moins –, une révolution du bas vers le haut qui inspire par son originalité. En ne succombant pas aux appels des politiques d’austérité (suite à la crise financière de 2008) mais en sortant d’un système globalisé devenu fou, l’Islande anima les rêves et espoirs de l’idéologue politique un brin romantique. En juin 2016, sur les terrains de foot, le onze islandais prolongea ce mythe d’une Islande avançant à l’encontre d’une certaine marche du monde.
Dans chacun de ces deux domaines, financiarisation, globalisation et déracinement finissent par tuer la spontanéité, la créativité et l’âme d’un système. Aussi anodine soit-elle, la révolution footballistique a – comme pour le domaine politique – sorti l’île de la crise (ou de l’anonymat c’est selon). Enseignements…
Dans un Euro qui fit la part belle aux équipes de plombiers (jeu haché, systèmes défensifs prenant le dessus sur les attaques), les romantiques du beau jeu se sont tournés vers les ballons d’oxygène gallois et – surtout – islandais. Jeu ouvert et insouciant, communion avec le public, joueurs accessibles et valeureux, le football islandais aura conquis les cœurs durant cet Euro français.
Le présent article va tenter de faire un rapprochement entre la révolution footballistique (qui tire ses racines des réformes prises dans les années 2000) et la révolution politique (en réaction à l’effondrement économique de l’île suite à la crise de 2008).
Alors oui – j’entends d’ici les ricaneurs –, les parallèles sont loin d’être linéaires et parfaits. Oui, la révolution footballistique précède la révolution politique (début des années 2000 pour la première et fin des années 2000 pour la seconde) et oui, les deux mondes (le sportif et le politique) répondent à des logiques bien différentes.
Cependant, toutes les deux éveillent les mêmes interrogations envieuses de la part des révolutionnaires doucement romantiques du continent. D’un côté, les footeux en quête d’un jeu moins réfléchi et plus spontané. De l’autre, les opposants aux programmes d’austérité se cherchant des contre-modèles vertueux. Les deux « révolutions » séduisent par leur fraîcheur, leurs innovations et leur caractère (identité insulaire oblige…) radicalement opposé à la marche du monde occidental. Alors, pourquoi ne pas y voir de parallèles ?
Et le peuple prit le pouvoir, butant hors de l’île les banksters
À l’automne 2008, les trois principales banques islandaises font faillite. Parmi elles, la banque Landsbanki qui fournit près de 40% des prêts aux entreprises de l’île. Autant dire qu’un véritable cataclysme vient de se produire. À la télévision, un premier ministre décontenancé en appelle à « Dieu pour sauver l’Islande »1.
Toutefois, à la faveur d’un mouvement populaire, le gouvernement en place est contraint à démissionner. Les citoyens se réunissent en effet chaque semaine devant le parlement islandais et la Banque centrale d’Islande, en exigeant le départ du directeur de cette dernière. S’ensuit un mouvement dit « révolutionnaire » qui nationalise les banques, refuse de payer la dette et juge les dirigeants responsables de la crise. À l’issue du processus, une assemblée populaire réécrit la constitution et 25 citoyens « sans affiliation politique » sont appelés à la tête du pays2. Le mythe révolutionnaire du peuple islandais se dressant face aux banques est alors en marche (récit à relativiser, la réalité étant toujours un poil plus complexe3). L’histoire politique avançant généralement par fables et idoles, l’épisode islandais forge un mythe solide qui donne matière à réflexion aux mouvements anti-austérité européens.
La révolution en crampons
Côté football, les réformes sont elles aussi à contre-courant de ce qui peut être fait sur le Vieux continent.
Comme en politique, le tournant pris par les dirigeants islandais a de quoi susciter rêverie et envie des Européens (du moins, certains). On parle tout de même d’un pays de 330’000 habitants – dont 22’000 licenciés – qui parvient à se qualifier pour un Euro (premier exploit) et à éliminer lors des huitièmes de finale le pays qui a inventé le football (victoire 2-1 face à l’Angleterre, 1’485’910 licenciés au compteur).
Pour comprendre ce changement de paradigme du foot islandais, il faut revenir quelques années en arrière.
Passés à un cheveu d’une qualification historique pour le Mondial français de 1998, les dirigeants islandais sont las de jouer les faire-valoir pour phases de qualification de grandes compétitions. La première étape de la révolution du football islandais est alors enclenchée.
Premier problème – de taille –, permettre aux footballeurs de pratiquer leur sport plus de cinq mois par an. Le foot islandais souffre en effet des conditions météorologiques peu propices à sa pratique. Dans un pays où lorsque le thermomètre affiche 10 à 13 degrés, il faut considérer que c’est l’été, et où l’arrivée de la neige force le championnat à ne pas dépasser cinq mois justement, une solution se devait d’être trouvée. Cette solution sera la construction de terrains artificiels couverts.
Sur l’île, la pratique sportive est très valorisée. L’enjeu devient rapidement politique comme le rappelle Illugi Gunnarson, ministre de l’Éducation, de la Science et de la Culture, dans les colonnes du journal l’Équipe4. « Pour les parents islandais, explique-t-il, quel que soit leur niveau de revenu, la pratique sportive de leurs enfants est une priorité. Les élus locaux savent que quand ils investissent dans quelque chose qui touche à la jeunesse et au sport, leurs électeurs les soutiennent. »
Poussées par la population, les autorités islandaises vont créer sept complexes sportifs indoor (soit un pour 46’500 habitants). Chiffre considérable lorsqu’on compare à la Suède qui n’en compte que six (pour près de 10 millions d’habitants).
La seconde étape de la révolution footballistique – peut-être la plus importante – se déroule au niveau du personnel d’entraîneurs et d’encadrement des jeunes pousses islandaises.
Au moment où le pays voit fleurir ces hangars qui allaient permettre à la génération dorée du foot islandais de briller quelques années plus tard en France, la fédération met en marche une politique de perfectionnement des entraîneurs. Cette politique a de quoi surprendre dans un pays qui axe son jeu davantage sur l’engagement et la rudesse de ses joueurs que sur la technique individuelle.
Édicté par la fédération, l’objectif est le suivant: chaque enfant islandais, où qu’il se trouve sur l’île, quel que soit son niveau, doit être encadré par un entraîneur diplômé. Cité par le même journal sportif français5, Heimir Hallgrimsson (co-séléctionneur national) explique le phénomène. « Dans la plupart des pays, dit celui qui est aussi dentiste à mi-temps, quand vous emmenez votre enfant de cinq ans au foot, il est pris en charge par un bénévole. En Islande, où que vous habitiez, il y a désormais 95 % de chances pour que ce soit un entraîneur diplômé et salarié ».
La fédération, qui finance elle-même les diplômes, exige de gros efforts de la part des entraîneurs. Ainsi, pour apprendre à de jeunes Islandais (10 ans ou plus) les rudiments du 4-4-2, il faudra au minimum avoir passé le diplôme UEFA-B. La moitié de ce diplôme est encore exigée pour ceux qui travaillent avec les enfants de moins de 10 ans. En Suisse, ce diplôme est exigé pour entraîner des adultes amateurs (niveau 2ème ligue régionale). Cette réforme permettra l’émergence des premiers artistes du ballon rond dans un pays plus habitué au kick-and-rush anglo-saxon.
La crise financière comme moteur de la révolution footballistique ?
Décrété depuis les bureaux de Reykjavík, le programme semble alléchant. En effet, il suffisait d’y penser : un entraîneur semi-pro voire pro derrière chaque jeune joueur. Mais encore, fallait-il financer cela.
C’est là que nos deux révolutions se rejoignent…
La crise économique de 2008 va effectivement accélérer et renforcer le processus de transformation du football islandais. Privés de fonds suite à la banqueroute des banques, les clubs islandais se voient forcés de laisser partir les coûteux joueurs étrangers qui animent les cinq mois du petit championnat semi-professionnel. Les clubs de première division se tournent alors vers les talents locaux pour continuer de fonctionner. Aidés par la fédération, ils investissent massivement dans la formation.
Symbole de ce changement, le club de Breidablik devient champion en 2010 en comptant dans ses rangs des joueurs dont la moyenne d’âge atteint à peine 23 ans. La majorité des joueurs (15) est issue du centre de formation. Johnann Berg Gudmunsson (aujourd’hui à Charlon en Angleterre), Gylfi Sigurdsson et Alfred Finnbogason (désormais à Augsbourg), tous les trois du voyage à l’Euro en France, sont d’anciens du club de Breidablik.
Preuve de la réussite de cette révolution islandaise, les vingt-trois Islandais présents en France évoluent dans des championnats hors de l’île. Cette première génération formée en indoor conserve néanmoins les traits de caractère chers aux anciens.
La mentalité islandaise à l’épreuve du foot-business
« On n’a pas les mêmes qualités individuelles que le Portugal ou la France. Les joueurs savent qu’on ne gagnera jamais rien si on ne travaille pas plus dur que les autres. Certains disent que notre mentalité vient du fait de travailler dur dans le froid sur notre petite île du Nord. C’est dans nos gênes. C’est le caractère viking »6 explique fièrement Kolbeinn Sigthorsson, avant-centre du FC Nantes.
Les confrontations face aux superstars de la planète foot promettaient de charmantes divergences de style.
Le 14 juin 2016, au stade Geoffroy-Guichard de Saint-Étienne, les hommes de Lars Lagnebäck entrent dans la compétition. Face à eux, le Portugal et sa superstar Cristiano Ronaldo (valeur de transfert estimée à 110 millions) qui incarne mieux que personne le football-business dans ce qu’il a de plus stéréotypé. Coupe de cheveux soigneusement calibrée, attitude hautaine et individualiste, corps et discours lissés pour les encarts publicitaires des grandes villes européennes : Ronaldo est une machine à gagner…de l’argent.
Pour mesurer le monde qui sépare Ronaldo de ses adversaires du jour, en comparaison, Gylfi Sigurdsson, capitaine et joueur le plus coté de son équipe, voit sa « valeur » marchande estimée à « quelques » treize malheureux millions.
Mais au-delà du compte en banque, c’est sur l’attitude que la différence est la plus criante.
Face aux gri-gri, mimiques et manies d’un Ronaldo qui crise lorsque ses coéquipiers ont le malheur de ne pas le servir dans les meilleures conditions, l’Islandais Aron Gunnarsson – barbe de viking, physique robuste et engagement sans faille – détone et réjouit. Quand le premier peste lorsqu’il rate une action et interpelle l’arbitre pour un oui ou un non, le second se bat sur chaque ballon, s’engage dans les duels et se relève sans broncher.
La seconde divergence de style – collective celle-là – a lieu lors de l’acmé des joueurs islandais dans cet Euro.
Lundi 27 juin 2016, Allianz Rivera de Nice, huitième de finale Angleterre – Islande. Le scénario a des odeurs de mythe…
Après l’ouverture du score par les Anglais, les Islandais recollent rapidement au score avant de dépasser leurs adversaires du soir dans la foulée. Face à des Anglais qui s’en remettent à leurs nombreuses individualités, les Islandais offrent une leçon de jeu collectif7. Score final : 2-1 pour l’Islande. Au delà de l’affection naturelle qui accompagne l’exploit d’un petit face à un géant, le succès islandais est paré d’une maîtrise tactique qui ravit l’observateur. Bilan : jouissif.
Dans un football qui (trop) souvent met en avant l’individu au détriment du groupe (la course au Ballon d’or), la simulation et le trucage au détriment de l’effort (absence d’arbitrage vidéo oblige), l’attitude des Islandais enthousiasme le romantique d’un jeu épuré de ces maux amenés par la financiarisation à outrance du sport-roi…
Ce même enthousiasme qui faisait danser les superlatifs dans les bouches des opposants aux programmes d’austérité lorsqu’ils louaient l’exemple islandais de sortie de crise.
Le sport : continuation de la politique par d’autres moyens ?
La question de savoir s’il existe un lien entre un mouvement politique et un exploit sportif est difficilement vérifiable. L’observateur se doit de forcer les lignes, d’étirer les traits d’union entre deux mondes qui se côtoient mais ne dialoguent pas (ou plus) forcément.
Si, en d’autres temps, certains régimes purent voir dans les succès sportifs de leurs représentants un étalon au regard duquel mesurer le succès de leur politique, ce n’est pas en cela que l’exemple islandais nous est utile. Le sport gardera toujours un côté inexplicable et incertain qui fait son charme alors qu’une politique doit se construire sur des certitudes et des résultats tangibles.
Toutefois, au niveau des valeurs véhiculées, les sports collectifs sont de formidables caisses de résonance afin d’exprimer l’humeur d’un moment.
Derrière la sympathie suscitée par les joueurs islandais et leur public, il est possible de voir – à l’image de l’émerveillement exercé par la sortie islandaise de la crise économique – la fascination d’une génération pour la simplicité, l’authenticité et la force d’un collectif en mouvement.
Quand bien même cette idée se doit de rester au niveau du mythe8, il est parfois bon de rêver un peu et de se dire qu’il y a, quelque part au milieu de l’océan, un petit bout de terre épargné par les contraintes de nos sociétés complexes.
Les aspirations profondes (parfois inavouées) d’une génération qui s’incarnent en une équipe voire un sportif ne sont d’ailleurs pas propres à notre époque.
En d’autres temps, il y eut Georges Best, footballeur de génie menant une vie de rock-star. Il incarnait sur le pré ce que les Beatles symbolisaient en musique. Il représentait le cri d’une jeunesse rebelle défiant les codes d’une société jugée trop rigide. Sa stature dépassa rapidement celle du joueur de foot génial car il fut élevé au rang de mythe par une génération qui avait besoin d’icônes incarnant un renouveau9.
Dans les années 1970, il y eut aussi les Oranje de Johan Cruyff (voire les Verts des Rivelli, Larqué, Santini et Rocheteau). Cheveux longs, maillots oranges et football total brisaient les règles du football d’alors comme celles de la société. Une génération qui aspirait à plus de liberté éleva là aussi ces équipes de foot au rang de mythes. À l’occasion, écoutez vos pères vous parler de l’épopée des Oranje de 1974 ou des Verts de 1976…
Même s’il est encore trop tôt pour le dire, ce que représentent les footballeurs islandais répond à la même logique. Une logique qui va au-delà du résultat sportif.
Si les Islandais ont vu leur cote de sympathie grimper aussi rapidement, c’est qu’ils incarnent l’aspiration d’une génération (du moins, une partie d’entre elle…) à plus d’authenticité. Une authenticité gommée – autant en politique qu’en football – par une certaine mondialisation culturelle et financière.
Bibliographie:
BRAULT, Clément, Euro 2016, l’heure du bilan, « Le Monde », journal du 12.07.2016.
DORSO, Damien, Groupe F, le Portugal tenu en échec par l’Islande, « Site Eurosport.fr », 14.06.2016.
DULUC, Vincent, George Best, le cinquième Beatles, Stock, Paris, 2014.
FLEUROT, Grégoire, L’incroyable saga islandaise , « L’Équipe », journal du 14.06.2016.
SEGURANE, Catherine, Islande : la révolution dont les médias oublient de vous parler, « Agora Vox », 23.06.2012.
ROSTAC, Mathieu, L’Islande, nouveaux vikings du foot européen, « SO FOOT » (version en ligne), 10.10.2014.
VIANA AZEVEDO, Joana, L’Islande. Quand tout un peuple refuse le diktat des financiers, « Courrier International », 07.04.2011.
DEMEULENARE, Olivier, La démocratie islandaise plus forte que les banquiers, ou comment le politique reprend le pouvoir sur l’économique, « Atlantico.fr », 23.07.2012.
Références:
1. DEMEULENARE, Olivier, La démocratie islandaise plus forte que les banquiers, ou comment le politique reprend le pouvoir sur l’économique, « Atlantico.fr », 23.07.2012.
2. Idem
3. Pour relativiser un tant soit peu le mythe d’un peuple islandais butant hors du pays les vampires de WallStreet :
4. FLEUROT, Grégoire, L’incroyable saga islandaise , « L’Équipe », journal du 14.06.2016.
5. FLEUROT, Grégoire, L’incroyable saga islandaise , « L’Équipe », journal du 14.06.2016.
6. Idem
7. À ce propos, voir la combinaison à une touche de balle sur le second but islandais. http://fr.uefa.com/uefaeuro/video/highlights/videoid=2389112.html
8. Afin de quand même relativiser, dans les deux cas le « miracle » islandais peut trouver des explications. D’une part, la sortie de crise islandaise est applicable sur une économie de taille réduite mais pas sur de plus grands ensembles. D’autre part, les footballeurs islandais – au contraire de leurs homologues portugais ou anglais évoluant dans les grands clubs – ont pu profiter de saisons moins longues et sont donc arrivés frais et dispo à l’Euro. L’effet de surprise a alors joué à 200%.
9. Sur le sujet, l’excellente biographie : DULUC, Vincent, George Best, le cinquième Beatles, Stock, Paris, 2014.
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